Jean-Pierre Vernant Figuration et image In: Mètis. Anthropologie des mondes gre

Jean-Pierre Vernant Figuration et image In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 5, n°1-2, 1990. pp. 225-238. Résumé Figuration et image (pp. 225-238) Parmi les noms qui désignent en grec la statue, eidôlon et eikôn sont les deux seuls qui, par leur rapport à la vision et à la semblance, touchent à la notion de la représentation figurée. Entre ces deux termes y a-t-il dès l'origine opposition, l'eidôlon s'identifiant à ce dont elle simule l'appa- rence purement extérieure alors que Yeikôn implique une relation de convenance à un modèle posé comme différent de ce qui l'évoque -ou faut-il au contraire admettre que l'emploi du terme eikôn à partir du Vème siècle marque un tournant dans l'histoire de la représentation figurée, avec le passage du double à l'image, de la présentification de l'invisible à l'imitation de l'apparence? Si tel est bien le cas, comme cette étude tente de l'établir, la «semblance» de Yeidôlon archaïque ne relève pas d'un artifice imitatif: elle consiste à faire reconnaître aux yeux, dans l'éclat des valeurs que manifeste son apparaître, l'identité de quelqu'un. Citer ce document / Cite this document : Vernant Jean-Pierre. Figuration et image. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 5, n°1-2, 1990. pp. 225- 238. doi : 10.3406/metis.1990.957 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1990_num_5_1_957 Figuration Et Image II y a plus d'un demi siècle Emile Benveniste observait que les Grecs ne possédaient à l'origine aucun nom de la statue, et que, s'ils ont fixé pour l'Occident les canons et les modèles de l'art plastique, il leur a cependant fallu emprunter à d'autres, faute de la posséder au départ, «la notion même de la représentation figurée»1. La remarque est-elle encore valable aujourd'hui? Pour en décider il fau drait au moins être sûr de l'entendre correctement. Benveniste n'avait pas qualité pour intervenir dans le débat sur les origines de la grande statuaire grecque, telle qu'elle apparaît vers le milieu du Vllème siècle. Antécé dents en Grèce même ou influence étrangère, proche-orientale spécial ement? Entre ces deux options personne, s'il n'est archéologue, n'a com pétence pour trancher. Et Benveniste n'entendait pas se substituer, sur ce terrain, aux spécialistes. Affirmer, d'autre part, comme il le fait, que les Grecs ne possédaient pas à l'origine la notion de la représentation figurée n'implique d'aucune façon qu'ils aient dû, pour édifier une statuaire anthropomorphe, passer par une étape préliminaire aniconique. Qu'il s'agisse d'une pierre brute, d'un pilier ou d'une effigie pleinement humaine, un symbole divin peut avoir pour fonctions, plutôt que de figurer la puissance surnaturelle, de la localiser, de la présentifier et même, dans certains cas, de l'effectuer, de la réaliser dans le concret d'une forme. Ani conique, thériomorphe, anthropomorphe, la symbolique religieuse est tout autre chose qu'un catalogue d'images visant à représenter de façon plus ou moins ressemblante la figure des divinités. Autrement dit une sta- 1 . «Le sens du mot ΚΟΛΟΣΣΟΣ et les noms grecs de la statue», Revue de Philologie, 6, 1932, p. 133. 226 JEAN-PIERRE VERNANT tue cultuelle, quelle que soit sa forme, même pleinement humaine, n'apparaît pas nécessairement comme une image, perçue et pensée comme telle. La catégorie de la représentation figurée n'est pas une don née immédiate de l'esprit humain, un fait de nature, constant et universel. C'est un cadre mental qui, dans sa construction, suppose que se soient déjà dégagées et nettement dessinées, dans leurs rapports mutuels et leur com mune opposition à l'égard du réel, de l'être, les notions d'apparence, d'imitation, de similitude, d'image, de faux-semblant. Cet avènement d'une pleine conscience figurative s'opère en particulier dans l'effort entrepris par les anciens Grecs pour reproduire dans une matière inerte, grâce à des artifices techniques, l'aspect visible de ce qui, vivant, manifeste d'emblée au regard sa valeur de beauté -de divine beauté- en tant que thauma idesthai, merveille à voir. C'est en linguiste, examinant une tranche de vocabulaire pour en discer ner les implications mentales, que Benveniste aborde le problème de la représentation figurée chez les Grecs. Or sur ce plan, un constat en effet s'impose. Le vocabulaire grec des effigies divines apparaît tardif, multiple, hétéroclite, désarticulé. Divers par leur origine, leur portée, leurs orienta tions, les termes se juxtaposent et parfois se chevauchent sans constituer un ensemble cohérent faisant référence à une quelconque idée de repré sentation figurée. Certains d'entre eux ont un emploi strictement spécial isé, soit qu'ils concernent des divinités particulières, -ainsi des dokana, les deux pieux verticaux réunis par des poutres transversales figurant les Dioscures, de l'hermès qui désigne à la fois le dieu et le pilier ithyphalli- que, surmonté d'une tête, qui lui est consacré, du palladion, réservé à Athéna-, soit qu'ils se rapportent à des types bien délimités de représenta tion divine, -depuis le baitulos, simple pierre sacrée, les kiones et stuloi, piliers coniques ou rectangulaires, jusqu'au kolossos, figurine anthropo morphe aux jambes soudées, en bois, argile ou pierre, pouvant faire usage de double rituel. D'autres termes, de signification plus large, ne concer nent la représentation du dieu que secondairement: agalma s'applique à tout objet précieux, toute parure, avant de prendre le sens d'image divine; hedos et hidruma désignent le siège, le séjour, puis de façon dérivée, la sta tue où réside le dieu; tupos a pour sens premier la marque, l'empreinte, la réplique, d'où accessoirement la forme que le sculpteur impose à une matière. Andrias, -le petit homme-, retient dans l'effigie non son carac tère représentatif mais l'objet même qu'il donne à voir en échelle réduite. L'emploi de ce terme est ainsi conforme à l'usage, largement attesté dans les inscriptions et les textes littéraires, de désigner l'image cultuelle, plutôt que par un des noms de la statue, directement par celui du dieu figuré. Un FIGURATION ET IMAGE 227 seul exemple, qui est aussi le plus ancien dont nous disposons. L'unique allusion que comporte V Iliade à une statue divine concerne celle d'Athéna dans son temple troyen. Hécube s'y rend, accompagnée des femmes d'âge, pour y déposer l'offrande d'un beau voile brodé. Introduites dans le sanc tuaire, «toutes tendent les bras vers Athéna»2. Théanô, la prêtresse, «prend le voile et le met sur les genoux d'Athéna». Sur les genoux de la sta tue, bien entendu, de cette statue qui figure la déesse trônant en majesté sur son siège. Mais le texte, à aucun moment ne mentionne la statue comme telle; il parle seulement d'Athéna. Bretas et xoanon posent des problèmes plus complexes. Bretas est un mot préhellenique, non indo-européen, sans étymologie; xoanon un nom grec, dérivé de ξύω ou ξέω, racler, gratter, polir. A la suite de Plutarque et Pausanias les modernes ont eu tendance à associer les deux termes pour y voir la désignation de la forme la plus primitive d'effigie divine: grossièr ement taillés dans le bois, de petite taille, objets d'une ferveur religieuse particulière, bretê et xoana constitueraient, dans leur archaïsme, la pre mière ébauche de représentation anthromorphe de la divinité. Ils marquer aient ainsi, dans l'hypothèse d'une évolution génétique, le maillon reliant l'ancien aniconisme à la nouvelle figuration humaine du divin. L'étude exhaustive de A. A. Donohue3 sur les emplois et les valeurs de xoanon de la fin du Vème siècle avant notre ère jusqu'à l'époque byzantine a remis les pendules à l'heure. De son enquête on ne retiendra que les quelques points qui intéressent directement notre propre recherche. L'archaïsme d'abord. Ni bretas, ni xoanon, ni aucun mot apparenté ne sont attestés en Linéaire B. On ne les rencontre ni chez Homère, ni chez Hésiode, ni chez les plus vieux poètes de la Grèce. Si bretas figure, à côté d'autres termes, chez Eschyle, le premier emploi incontestable de xoanon se trouve dans un fragment du Thamyras de Sophocle, qu'on peut dater des environs de 468. En ce sens agalma et andrias sont présents dans les textes avant bretas et xoanon et ces deux «témoins», aux yeux des modernes, de la figuration la plus ancienne «semblent absents de la vie et de la littérature de la Grèce archaïque», pour reprendre la formulation de A. A. Donohue. La signification ensuite. Elle n'est pas univoque; les sens sont multiples; ils ont varié en fonction des lieux, des époques, du contexte. Dans leurs emplois les plus anciens ni bretas ni xoanon n'apparaissent exclusivement liés au vocabulaire de la statue. Chez Euripide bretas s'applique au cheval 2. Iliade, VI, 301-303. 3. A. Donohue, Xoana and the Origin ofGreek Sculpture, Atlanta, Georgia, 1988. 228 Jean-Pierre vernant de Troie et à une sorte de trophée4. Chez Sophocle, dans ce fragment du Thamyras oùxoanon figure pour la première fois, le mot désigne un instr ument de musique «mélodieux»5. Une conclusion paraît bien s'imposer. Là où l'étymologie est transparente, comme pour xoanon, les emplois confi rment ce que déjà elle indiquait: pas plus que les autres noms de la statue, xoanon ne fait directement référence à la notion de représentation figurée. Le mot se rapporte à un type d'opération technique -gratter, polir- dont les produits peuvent n'être pas une effigie. A cette série disparate il faut ajouter les deux noms qui ont spécialement retenu l'attention de tous ceux -hellénistes, historiens, philosophes- dont l'ambition uploads/s3/ jean-pierre-vernant-figuration-et-image.pdf

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