N a t u r e s Sciences Sociétés Ces ondes qui nous menacent. Perceptions profan
N a t u r e s Sciences Sociétés Ces ondes qui nous menacent. Perceptions profanes des risques associés à quatre dispositifs émettant des ondes électromagnétiques Patrick Peretti-Watel1, Chantal Vergélys2, Béatrice Hammer3 1 Sociologue, INSERM-IRD – Université de la Méditerranée, UMR 912 Sciences économiques et sociales, systèmes de santé, sociétés, 13006 Marseille, France 2 Sociologue, Observatoire régional de la santé Provence-Alpes-Côte d’Azur, 13006 Marseille, France 3 Sociologue, EDF-GRETS, 92141 Clamart cedex, France Les hiatus entre les discours scientifiques sur des phénomènes qui concernent directement les populations et les perceptions que celles-ci en ont prennent de plus en plus d’importance dans des sociétés où les applications des connaissances scientifiques interviennent de façon croissante dans la vie quotidienne. Cet article contribue à une analyse des rapports entre sciences et société, thème central pour NSS, en montrant que la compréhension de ces décalages passe par une prise en considération de la cohérence propre des conceptions de chacun. La Rédaction Résumé – Cet article étudie les perceptions des risques associés à quatre dispositifs émettant des ondes électromagnétiques, les lignes à très haute tension (THT), les téléviseurs, les téléphones portables et les fours à micro-ondes, à partir du Baromètre Environnement EDF-R&D 2004. De nombreuses personnes s’inquiètent de l’impact des ondes électromagnétiques sur notre santé : elles interféreraient avec notre électricité naturelle, dérégleraient notre système nerveux, provoqueraient des cancers… Ces opinions s’appuient sur des conceptions profanes du corps, de la santé et de la maladie, et mobilisent diverses sources, plus ou moins légitimes, du discours expert à l’intuition personnelle. L’analyse statistique a mis en évidence un phénomène de cumul des risques perçus : les enquêtés qui pensent qu’un dispositif émetteur d’ondes est dangereux ont tendance à penser de même pour d’autres dispositifs. Enfin, les risques perçus pour ces différents dispositifs partagent des déterminants similaires. Ces résultats suggèrent l’existence d’un cadre perceptif commun, qui présiderait à la façon dont nous percevons tout risque induit par des ondes. Ces perceptions ne sont pas réductibles à de « fausses croyances » : elles mobilisent des conceptions cohérentes du corps, de la santé et de la maladie, elles se nourrissent du nivellement contemporain des savoirs, et elles révèlent un rapport conflictuel des individus aux transformations que connaissent les sociétés contemporaines. Abstract – Electromagnetic threats. Lay risk perceptions related to four technological devices diffusing electromagnetic fields. Thanks to data from the French Environmental Barometer EDF-R&D 2004 (national representative sample of French aged over 15), this paper investigated lay risk perceptions related to exposure to electromagnetic fields (from an electric power-line, a TV, a cellular phone or micro-wave oven). Answers to an opened-ended question suggested that many people worry about such exposure: it may interfere with natural electricity circulating in the human body, disturb the nervous system and cause cancer. These answers revealed a conception of human body, health and disease, and participants referred to various kinds of arguments, from expert knowledge to personal intuition. Statistical analyses showed that risk perceptions related to these four devices were strongly correlated with each other and shared common predictors. These results suggest that these risk perceptions are Natures Sciences Sociétés, 21, 282-292 (2013) © NSS-Dialogues, EDP Sciences 2014 DOI: 10.1051/nss/2013110 Disponible en ligne sur : www.nss-journal.org Mots-clés : santé ; perception des risques ; ondes électromagnétiques ; sociologie ; France Keywords: health; risk perception; electromagnetic fields; sociology; France Auteur correspondant : C. Vergélys, chantal.vergelys@laposte.net Article publié par EDP Sciences P. Peretti-Watel et al. : Natures Sciences Sociétés, 21, 282-292 (2013) 283 Introduction Dans Risk Society, Towards a New Modernity1, le socio- logue allemand Ulrich Beck caractérise les risques contemporains : il s’agirait selon lui de risques produits par l’homme, qui ne sont plus liés à notre incapacité à contrôler notre environnement naturel, mais au contraire à un « excès » technologique (Beck, 1992). Pour Beck, ces risques technologiques transforment la planète en « siège éjectable », tandis que Giddens, qui le rejoint sur cette analyse, emploie la métaphore du « camion fou » (jugger- naut) dans lequel nous serions tous embarqués (Giddens, 1994). Ces risques de grande ampleur et produits par l’hommeseraientd’autantplusdifficilesàmaîtriserqu’ils restentsouventinvisibles,silencieuxetinodores :nousne « voyons » pas les radiations radioactives, pas plus que les prions dans notre viande, les gaz à effet de serre dans l’atmosphère, ou les pesticides dans nos aliments. Cette invisibilité favorise la diffusion de ces risques, dont la mise sur l’agenda social dépend souvent de l’engagement et de la pugnacité de « lanceurs d’alerte » issus de la société civile (Chateauraynaud et Torny, 1999). Ellefavoriseaussilescontroversesscientifiques,ainsique la volatilité des perceptions profanes : ces risques peu- vent être niés, oubliés, ou au contraire dramatisés ; nous nous les « représentons » plus que nous ne les percevons, puisqu’ils échappent à nos sens, sachant que les repré- sentations que nous en forgeons sont souvent éminem- ment sociales, dans la mesure où elles font intervenir nos préférences, nos valeurs, nos craintes, nos opinions à l’égard de la science, ou encore nos conceptions de la nature ou du corps humain, etc. (Jodelet, 1989 ; Douglas, 1992 ; Peretti-Watel, 2007, 2010). Le cas des ondes électromagnétiques est embléma- tique de cette situation. Depuis quelques années, de nom- breux objets et installations diffusant des ondes sont sus- pectés de mettre en danger notre santé : téléviseurs, fours à micro-ondes, lignes à très haute tension, et plus récem- ment antennes-relais de téléphonie mobile, téléphones mobiles et bornes Wi-Fi. La construction sociale du risque lié aux antennes-relais a d’ailleurs emprunté plusieurs éléments à la mobilisation contre les lignes à très haute tension (Chateauraynaud et Debaz, 2010). Ces risques sont perçus par les simples citoyens comme très incer- tains, difficiles à observer, ce qui contribue à les rendre menaçants (Slovic, 2000), les rapports d’experts ne par- venant pas à éteindre la polémique (Aurengo, 2009). En 1 Ouvrage publié en allemand en 1986 : Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne. Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main. outre, les représentations de ces risques portent la marque des sujets sociaux qui les élaborent. Par exemple, les mobilisations locales suscitées par les antennes-relais ont plus de chances de voir le jour dans des espaces péri- urbains, qui mélangent des populations hétérogènes et nouvellement installées, qui n’ont donc pas de relation de confiance et de familiarité qui les lieraient avec leur cadre de vie : dans ce cas, la perception du risque porte la marque de la trajectoire résidentielle des individus (Borraz, 2008). Le présent article s’intéresse aux perceptions profanes des risques associés aux ondes électromagnétiques émises par quatre dispositifs : les lignes à très haute ten- sion (THT), le téléphone portable, le four à micro-ondes et le téléviseur. En mobilisant des données qualitatives (pour les seules lignes THT) et quantitatives, il s’agira de mieuxcomprendrecesperceptions,etcequ’ellespeuvent avoir en commun2. Les données mobilisées : le Baromètre Environnement Les données utilisées sont extraites du Baromètre Environnement EDF-R&D (2004). Il s’agit d’une enquête postale réalisée tous les deux ans depuis 1990 par l’Institut TNS Sofres. L’exercice 2004 a été conduit en marsauprèsd’unéchantillonde2 636personnesâgéesde 15 ans et plus, représentatives de la population française métropolitaine du même âge. Nous avons utilisé les don- nées de 2004, plutôt que celles recueillies en 2006 et 2008, car seule l’enquête de 2004 comportait une question ouverte relative aux effets des lignes THT sur la santé. Le questionnaire de cette enquête aborde des thèmes inté- ressant directement EDF (économies d’énergie, gestion du parc de centrales nucléaires, développement des éco- nomies renouvelables, etc.), en les insérant dans un cadre plus général (perception des risques environnementaux, confiance à l’égard des autorités, opinions sur la science, systèmes de valeurs, etc.). Ne sont prises en considération ici que les réponses aux questions en rapport avec les ana- lyses abordées dans ce texte. Questions utilisées : l’ouvert et le fermé Outrelestraditionnellesquestionsfermées,proposant donc un nombre limité de réponses préformatées, cette 2 Cette recherche a été menée grâce à un financement de la Fondation Santé et Radiofréquences, dans le cadre de l’axe Sciences humaines et sociales de son quatrième appel à projets. built within the same perceptive frame. One should not consider them as “false beliefs”: they are based on consistent conceptions of the body, health and disease, they are fuelled by the contemporary levelling of knowledge, and they reflect the difficulties experienced by many people living in a changing world. P. Peretti-Watel et al. : Natures Sciences Sociétés, 21, 282-292 (2013) 284 enquête comprenait également une question ouverte. En effet, les personnes qui répondaient « oui » à la question « Selonvous,laprésencedelignesélectriquesàhauteten- sion peut-elle avoir des conséquences sur l’état de santé des gens qui habitent à proximité ? » étaient ensuite invi- tées à rédiger elles-mêmes un commentaire de quelques mots ou de quelques lignes, pour préciser leur point de vue sur les dangers des lignes THT. Troisautresquestionsferméesportaientsurlapercep- tion du risque associé à trois formes d’exposition à des ondes électromagnétiques. Elles avaient une formulation identique : « Pouvez-vous me dire si vous pensez qu’il est ou non dangereux pour la santé… d’utiliser un téléphone portable ; de rester plusieurs heures par jour à côté d’une télévisionallumée ;demangerdesalimentsréchauffésau four à micro-ondes uploads/Sante/ nss-130110.pdf
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- Publié le Apv 20, 2021
- Catégorie Health / Santé
- Langue French
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