L’Actualité Poitou-Charentes – N° 43 46 L’héritage grec arabe et HISTOIRE DES S
L’Actualité Poitou-Charentes – N° 43 46 L’héritage grec arabe et HISTOIRE DES SCIENCES Entretien avec Danielle Jacquart, spécialiste de l’histoire de la médecine au Moyen Age, sur la transmission du savoir et la place de la femme dans le discours médical anielle Jacquart est une élève de Guy Beaujouan. Elle dirige, après lui, les études d’histoire des sciences au Moyen Age à l’Ecole pratique des hautes étu- dans l’organisation générale du savoir – elle était considérée comme un art mécanique. Pen- dant le haut Moyen Age, du fait de l’érosion générale des connaissances due à la perte du grec (la langue «scientifique» de l’Antiquité), la médecine était pratiquée surtout dans les mo- nastères. Il s’agissait d’une médecine sans subs- trat théorique mettant en œuvre des recettes, traitements, etc. Ce sont les traductions des textes arabes, à la fin du XIe siècle, qui ont permis de considérer la médecine non plus comme un art mécanique mais comme une discipline intellectuelle, re- liée à la philosophie naturelle et ayant une uti- lité pratique. Le praticien devait alors avoir reçu une formation théorique. A partir de ce mo- ment-là, et surtout à partir du XIIIe siècle avec l’avènement des universités, naît le médecin tel qu’on l’entend aujourd’hui, c’est-à-dire quel- qu’un qui doit nécessairement avoir fait des études et dont les connaissances ont été con- trôlées. En ce sens, on peut dire que la méde- cine est devenue une discipline scientifique en Occident latin. Quelles sont, pour la médecine, les grandes étapes de la transmission des textes arabes ? Dans le dernier tiers du XIe siècle, Constantin l’Africain est à la recherche de l’héritage grec. C’est pourquoi il traduit en latin une encyclo- pédie médicale écrite en arabe dans la Perse du Xe siècle, qui fournit les fondements du galé- nisme arabe, fortement inspiré par les théories de Galien mais enrichies de systématisations et d’apports dus à l’école tardive d’Alexandrie et aux médecins arabes. Cette première ency- clopédie traduite a donné un cadre conceptuel et une masse d’informations qui avaient été éla- borés en Afrique du Nord, autour de Kairouan. Il a aussi traduit les commentaires de Galien aux Aphorismes et aux Pronostic d’Hippocrate inconnus jusqu’alors en latin. La deuxième entrée massive de la médecine arabe tient à l’entreprise de Gérard de Crémone D des. Chartiste qui avait un temps envisagé d’em- brasser la carrière de médecin, elle s’est spé- cialisée dans l’histoire de la médecine au Moyen Age. Danielle Jacquart a publié notamment Le Milieu médical en France du XIIe au XVe siècle (1981), La Science médicale occidentale entre deux renaissances (XIIe-XVe siècle) et récemment La Médecine médiévale dans le cadre parisien (XIe-XVe siècle), thème qu’elle a abordé lors de sa conférence, le 3 décembre 1998, au sémi- naire d’histoire des sciences au Moyen Age, à Poitiers. L’Actualité. – Comment, au Moyen Age, la médecine devient-elle une science ? Danielle Jacquart. – Le cheminement est as- sez complexe. Tout d’abord, de grands méde- cins de l’Antiquité grecque comme Hippocrate ou Galien ont écrit des œuvres de haut niveau intellectuel, liées à la philosophie, mais la pro- fession de médecin n’avait pas de statut bien défini et la médecine ne trouvait aucune place G Propos recueillis par Jean-Luc Terradillos Photo Mytilus L’Actualité Poitou-Charentes – N° 43 47 I Séminaire d’histoire des sciences Trois conférences achèvent le séminaire d’histoire des sciences et des techniques au Moyen Age, organisé par le Centre d’études supérieures de civilisation médiévale et l’Espace Mendès France. «Rassembler l’information, trier, classer, présenter : le travail des encyclopédistes médiévaux (VIIe-XIIIe siècles)», par Monique Paulmier-Foucart, ingénieur de recherche, Esa Moyen Age CNRS - Université de Nancy 2, jeudi 11 mars. «L’instrumentation astronomique médiévale», par Emmanuel Poulle, membre de l’Institut, jeudi 1er avril. «Les sciences arabes et les savoirs scientifiques transmis en Occident», par Philippe Abgrall, chercheur associé au Centre d’histoire des sciences et des philosophies arabes et médiévales, CNRS Villejuif, le 22 avril. (Conférences l’EMF, 18h, entrée libre.) qui, entre 1150 et 1180, a traduit les textes majeurs des Xe et XIe siècle, comme le Canon d’Avicenne. Dans la pratique, les effets sont-ils percepti- bles ? Certainement, car la pharmacopée a été beau- coup enrichie grâce à ces apports, mais la pra- tique a été surtout modifiée du fait qu’elle dé- pendait désormais d’une théorie. Ainsi, avant de prescrire un traitement, le praticien devait, face à chaque malade, mener une investigation très personnalisée, par exemple déterminer son tempérament, tenir compte de son âge, de son environnement, bien sûr de sa maladie… Il ne s’agissait pas vraiment d’un diagnostic au sens où nous l’entendons aujourd’hui, car il n’était pas indépendant du pronostic. Si le Moyen Age a peu observé, ou du moins n’a pas toujours prêté assez attention à ses observations, néan- moins, le médecin renouvelait, avec chaque patient, une sorte d’expérience très cadrée par des principes bien établis et sans empirisme. Le bouleversement de la pratique s’est effec- tué sur des siècles. Quelle est la place de la femme ? Dans les traités de médecine du Moyen Age, la place de la femme est l’image de la femme dans l’Antiquité et dans les pays méditerranéens. Le discours médical n’a qu’un modèle : masculin. La femme n’est envisagée qu’en fonction de sa capacité à procréer, et elle est jugée dangereuse quand elle ne le peut plus, à cause de l’âge ou d’autres raisons. De rares portraits sympathi- ques émergent quand il s’agit de nourrices car l’intérêt n’est pas porté sur la femme mais sur l’enfant. Hors de la fonction de maternité, le corps de la femme est pratiquement inexistant. N’est-ce pas étonnant dans la mesure où se développent, à partir du XIIe siècle, une lyri- que courtoise et une littérature grivoise comme les fabliaux, dont la femme est le centre ? Il existe un rapport entre la littérature courtoise et la médecine à propos de la maladie dite de l’amour héroïque. Cette passion amoureuse et malheureuse conduit à la folie ou au dépérisse- ment (mélancolie, amaigrissement, etc.). C’est un thème récurrent depuis l’Antiquité que les médecins du Moyen Age ont beaucoup déve- loppé en en faisant une maladie touchant plu- tôt les nobles et surtout les hommes. Une fois encore, les femmes sont exclues. Par exemple, il est expliqué qu’elles sont plutôt épargnées par cette maladie parce qu’elles seraient moins naïves, plus astucieuses que les hommes, donc moins sujettes à cette passion. A aucun moment, l’argument de la vertu n’est évoqué, au con- traire, on va chercher quelque perversion pour expliquer ce phénomène. C’est encore une image négative de la femme qui est véhiculée par le discours médical. Et bien sûr, lorsque l’homme souffre de cette passion dévastatrice, il est victime de la femme et le démon n’est jamais très loin. Les traductions de l’arabe se font rares à partir du XIIIe siècle. Est-ce le signe du dé- clin de la science arabe ? C’est une question historiographique assez complexe. Sans parler de déclin, disons que le rayonnement de la science arabe est géogra- phiquement plus éclaté. L’idée de déclin a été confortée parce qu’après Averroès, on cesse de traduire de l’arabe. Pour- tant de grands savants arabes écrivent aux XIIIe et XIVe siècles en astronomie, en mathématique et en médecine. Du fait de circonstances politi- ques et religieuses, la science arabe est très développée dans certaines régions, inexistante dans d’autres. En Europe, les Arabes sont can- tonnés dans le royaume de Grenade avec le- quel il n’y a plus beaucoup de communication. Désormais, seuls les savants juifs connaissent cette langue et sont susceptibles de la traduire. En outre, l’accès aux textes devient de plus en plus difficile. Ainsi, le roi de Sicile, Charles Ier d’Anjou, obtient le grand œuvre du médecin ar-Razi après que son ambassadeur eût mené de longues négociations. D’autre part, les universités occidentales ont certainement donné la priorité à l’interprétation des textes déjà transmis et à l’éclosion d’une pensée occidentale originale. C’est pourquoi des pans entiers de la science arabe sont restés ignorés, que les historiens actuels redécouvrent. Trop longtemps, les historiens ont travaillé dans une perspective européocentriste. Il fallait étu- dier la science arabe en tant que telle et pas seulement comme une transition vers la science occidentale. J’aimerais encourager les jeunes à apprendre l’arabe car il y a encore des décou- vertes formidables à faire. I La médecine médiévale dans le cadre parisien Danielle Jacquart étudie les écrits des maîtres de la faculté de médecine de Paris, de la Chirurgie d’Henri de Mondeville (commencé en 1306) au commentaire du Canon d’Avicenne par Jacques Despars (terminé en 1453). Elle montre ce qui distingue l’enseignement parisien et dresse un bilan de la pensée et de la pratique médicales à l’aube des temps humanistes. Coll. “Penser la médecine”, Fayard, 588 p., 170 F. uploads/Sante/ histoire-des-sciences-danielle-jacquart.pdf
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- Publié le Jui 29, 2022
- Catégorie Health / Santé
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