1 Le Pancraticon ou l’invention de la société de contrainte Mea culpa. Sans dou

1 Le Pancraticon ou l’invention de la société de contrainte Mea culpa. Sans doute sommes-nous rien moins qu’innocents d’un nouveau genre médiatique, ou du moins de son retour en mode, que l’on pourrait nommer la jérémiade orwellienne : effroi, fascination, délectation morbide devant l’émergence du techno-totalitarisme, du monstre qui, lentement sorti des abymes, cache peu à peu le soleil et le ciel. Ce prophétisme né du regard et de la parole intrépides et véraces de quelques écrivains, de Zamiatine à Philip. K. Dick, s’est par les maints conduits de la culture de masse, coulé dans la conscience du tout-venant où il a rencontré l’inquiétude née de l’expérience de chacun. Qui ne voit, ne sent, ne sait, vers quelle incarcération générale nous glissons sur notre tapis mécanique ? Ni quel corset intérieur resserre peu à peu en nous ses mailles neuro-électroniques ? Demandez le catalogue. Télévisions, livres, journaux, radios, serinent à qui mieux mieux les « dossiers » délicieusement horrifiés, « Total contrôle », « L’Horreur sécuritaire », « La Grande surveillance », « Souriez vous êtes fichés/filmés/suivis/tracés/surveillés/profilés », sans compter les pléthores de « Big » et de « Small brothers », ni les multiples déclinaisons consacrées aux pièces d’identité, au fichage génétique, à la biométrie, aux RFID, à la vidéosurveillance etc. Le marché sécuritaire sécrète aussi un segment médiatique à l’intention de ses contestataires. Cette déferlante n’est pas sans rappeler la vague parallèle de propagande techno-scientiste sous forme de « tribunes libres », rubriques, chroniques, émissions de « vulgarisation », évidente pour les opposants à l’empoisonnement chimique, au nucléaire ou aux chimères génétiques. Trois livres au moins ont été publiés en défense et illustration des nanosciences et nanotechnologies depuis la manifestation du 1er juin 2006, contre l’inauguration de Minatec à Grenoble (« Introduction aux nanosciences et aux nanotechnologies », A. Nouailhat. Lavoisier. « Par-delà les nanosciences et les nanotechnologies ». J.J Samueli. Ellipses. « Nanosciences. La révolution invisible » C. Joachim, L. Plévert. Le Seuil). Cependant que les pouvoirs publics, les institutions publiques et les officines d’acceptabilité multiplient les « nanoforum », cycles, panels et « conférences citoyennes », dans les réunions de technologues, à Biovision (Lyon), ou aux Rencontres Jacques Cartier (Grenoble), on se répète l’opinion reçue : le seul risque des nanotechnologies, c’est leur rejet par la société. La pertinence de ce parallèle tombe sous le sens si l’on veut bien se souvenir que le mot de police désigne « l’organisation rationnelle de l’ordre public » (cf. Le Robert et le Dictionnaire étymologique du français), et que cette rationalité culmine aujourd’hui dans les ultimes technologies, duales et convergentes. L’organisation technologique de l’ordre public signifie que la maintenance et la contention de la population (l’ordre public) procèdent des mêmes moyens matériels issus de l’innovation, alias Recherche et Développement. L’idéal technologique de l’ordre public, c’est l’intégration de l’homme-machine dans le monde-machine, en vue d’un fonctionnement uni, réglé, optimal. Il est donc logique que partisans et opposants à la mécanisation s’affrontent tant sur le fichage génétique que sur les chimères génétiques, que les mêmes combattent ou défendent d’un même bloc le projet Iter, la consommation de viande clonée ou le puçage des fauteurs de troubles. La résultante de ce duel n’est pour l’heure ni un introuvable « juste milieu », ni un élusif « dépassement », mais une extrême mobilité du conflit. La conscience de la mécanisation s’emballe ces jours-ci, en raison surtout de ses effets sur le milieu, mais moins vite que la mécanisation. C’est que le pouvoir, retranché dans l’Etat-machine, parle en actes, quand les sans-pouvoirs désarmés dans leur cohue agissent en paroles. Reste à voir si ces mots se transformeront en force matérielle capable de rompre avant l’irréversible, la vampirisation du monde et de l’écosystème, par l’immonde et le système technicien. Le plus instructif et le moins opportuniste du flot de jérémiades orwelliennes reste sans doute « La globalisation de la surveillance » d’Armand Mattelart1, et il en a été justement récompensé par le silence médiatique. L’intérêt de ce livre, hors une abondance de rappels historiques, réside dans le lien enfin reconnu par un penseur de la vieille gauche entre l’innovation technologique, le terrorisme d’Etat, et l’émergence du techno-totalitarisme. « La priorité de la recherche-développement va aux instruments capables de débusquer les guérillas et de protéger les troupes des attaques surprises. La guerre irrégulière va ainsi se révéler un formidable laboratoire des technologies de localisation. » Passez le mot à Besancenot, à tous les fossiles gauchistes et citoyens, membres d’Attac ou de Lutte Ouvrière, lecteurs de Politis ou du Monde Diplomatique, qui soutiennent Sauvons La Recherche et se laissent encore duper par les chercheurs progressistes. Un volume de généalogie éclairante et fournie ne fait que rendre plus cruellement inconsistantes les quatre pages d’« épilogue », assez bâclées. De génuflexions aux mandarins des années soixante-dix (Foucault, Deleuze, Guattari) en déplorations et embrouillaminis institutionnels (le Comité consultatif national d’éthique, l’Unesco), on choit dans les plus consternants contresens. Après avoir énuméré toute une kyrielle d’« acteurs », dont les « groupes d’intervention 1 La Découverte, 2007 2 qui dénoncent le développement liberticide de la biométrie ou des nanotechnologies », notre sociologue émérite constate à regret que : « Les gouvernements résistent à prendre acte de l’émergence de ces nouveaux acteurs citoyens et se refusent à élargir la composition des instances (quand elles existent) chargées de veiller à l’équilibre entre les avancées de l’informatique et la préservation du droit à la vie privée et des libertés, et à leur allouer les moyens pour remplir leur mission de médiation publique. » Riche idée en effet que de multiplier les salaires et le nombre des ronds de cuir à la Cnil, et d’y engluer les représentants du collectif « Refus ADN » ou du Mouvement pour l’Abolition de la Carte d’Identité (MACI). Ils pourraient avec les représentants de l’industrie électronique et ceux du ministère de l’Intérieur, y œuvrer de manière positive à l’élaboration de mesures d’encadrement d’un fichage citoyen, d’un espionnage raisonné et d’un puçage durable. Chacun sent bien qu’avec la Cnil, jamais le numéro d’inscription au répertoire (NIR, numéro Insee), n’aurait permis d’identifier juifs et musulmans sous l’occupation et pendant la guerre d’Algérie. Et chacun, aussi bien, s’en remet à la « médiation publique », pour discuter des restrictions qu’il est prêt à consentir à sa vie privée et à sa liberté, en faveur des « avancées de l’informatique », ou pour vérifier en son nom s’il est bien fiché dans les conditions prévues par la loi, quitte à corriger son dossier d’informations nouvelles et véridiques. Voilà décidément une profession de foi, et nous ne voulons pas d’autre président de la Cnil qu’Armand Mattelart, universitaire et professeur ès sciences de l’information et de la communication, en lieu et place d’Alex Türk, sénateur divers droite. C’est pour en finir avec ces incontinences, et parce que nous savons que le fait, la force, prime le droit, qu’une soixantaine de contestataires venus de toute la France ont occupé la Cnil le 14 décembre 2007, déclarant sa dissolution2. Le décret d’application n’a malheureusement pas encore été publié au Journal Officiel, ce qui nous contraindra quelque jour à occuper aussi le Journal Officiel. L’effet de la jérémiade orwellienne, son but latent ? Brouiller de son fatras et décourager l’esprit de résistance. Cependant qu’une frange dite « radicale » utilise le terme de contrôle comme fourre-tout générique, que les associations citoyennes s’alarment doucement des « dérives sécuritaires », Alex Türk, l’étrangleur de la Cnil, nous alerte une fois l’an contre une « société de surveillance », dont il favorise chaque jour l’avènement3. Il faut, dans la contention de la population, distinguer le contrôle de la surveillance, et la surveillance de la contrainte. William Burroughs, dans ses visions d’extralucide, avait employé le mot de contrôle dans le sens d’emprise, et de maîtrise. Ainsi avait-il défini la came, comme la marchandise et le moyen de contrôle idéaux. « Nul besoin de boniment pour séduire l’acheteur ; il est prêt à traverser un égout en rampant sur les genoux pour mendier la possibilité d’en acheter. »4 Aux Etats-Unis comme en Europe, sur les campus et dans les quartiers, overdoses, crimes, sida, polices et mafias ont noyé dans la came les révoltes des années 1970. Burroughs que la question obsédait a vaticiné sur d’autres formes d’emprise. Le conditionnement et l’aliénation religieuse, par exemple à travers les rites et le calendrier des prêtres mayas. Tantôt la religion, tantôt l’opium, jamais la stoïque lucidité. Les techniques de communication (« Qui possède maintenant les communications contrôle le pays »). Le langage (« L’alphabétisme universel avec en même temps un contrôle de la parole et de l’image est maintenant l’instrument de contrôle »). Mais sa pensée la plus profonde reste que : « Les hommes libres n’existent pas sur cette planète à cette époque, car la liberté n’existe pas dans le corps humain. Par le simple fait d’être dans un corps humain, vous êtes totalement contrôlés par toutes sortes de nécessités biologiques et extérieures. »5 On sait que ce désespoir de la chair pousse certains à uploads/Science et Technologie/le-pancatricon-ou-l-x27-invention-de-la-societe-de-contrainte.pdf

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