BIBLIOTHÈQUE D& LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES D U M
BIBLIOTHÈQUE D& LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS PUBLIÉE SOUS LES AUSPICES D U MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE .II ANTINOMIES LINGUISTIQUES PAR VICTOR HENRY Profoueur de Sanaeril el Grammaire comparée dea langues lndo-c11ropèennea • la Facull.6 des Lellrea do P1ri1. PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE ET t:i0 FÉLIX ALCAN1 ÉDITEUR 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 1896 TOtl$ droiu rl1erv€1. AN1,lNOMIES LINGUISTIQUES Diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de par celles qu'il se pourraitet qu'il serait requis pou1· les mieux résoudre. DESCAI\TES. Aucune science n'est encore plus contestée que la lingui stique, - aucune plus injustement, à la juger sur ses résul tats, - aucune à meilleur droit si l'on s'en prend à ses prémisses. Antinomie d'origine qui contient toutes les autres ; cette science du langage parlé à l'air libre n'a pas encore oublié qu'elle a pris naissance dans le confinement poudreux des bibliothèques ; cette science du vivant toujours jeune traîne à sa suite un inquiétant bagage d'entités surannées. Ce sont ces antinomies que j'essaie ici d'exposer et de résoudre, une à une, en rappelant au passage quelques véri tés depuis longtemps reconnues et trop souvent méconnues. Je dédie ces pages à nos étudiants, historiens ou philo sophes, surtout grammairiens ou futurs linguistes : ceux qui s'intéressent aux problèmes du langage devraient être les derniers à se payer de mots. ll - V. HllfRY. - AntiruJ1t1iea • 1 CHAPITRE PREMIER NATURE DU LANGAGE Thèse el antithèse. - 1. Générafüés. - Il. Qu'esL-ce qu'un langage? - Ill. La vie du langage. - IV. La vie des mots. - Synthèse. TTJÈSE La catégorie du langage, celle de la langue et du dialecte, celle même du simple mot, pour peu qu'on y regarde de près, ne sonl que des abslraclions sans réalité extérieure. ANTITHÈSE Il existe une science du langage, qui se propose pour objet l'étude des phénomènes de la vie du langage, c'esl-à <lire de la vie des langues et de la vie des mots. r. -G ÉNÉUALITÉS , Il n'y a pas de langage : il n'y a que des mots. i i Il n'y a pas même de mots : il n'y a que des émissions 1' vocales, qui frappent l'air et éveillent en notre esprit un sens • plus ou moins clair au moment précis où elles se produisent, 1 mais qui, l'instant d'après, indépendamment de la trace qu'elles ont pu laisser dans notre oreille ou notre mémoire, ont cessé / d'être en éteignant les vibrations qui leur servaient de véhicule. Ainsi l'éclair luit et disparaît: la rétine en pourra conserver l'image, la conscience en garder le souvenir, la photographie instantanée essayer d'en fixer l'impression; mais il n'a fait que passer. , { 4 ANTINOMIES LINGUISTIQUES La feuille est une catégorie botanique bien connue et univer sellement acceptée; mais il ·n'y a point de feuille dans la nature, il n'y a que « des feuilles » en nombre indéfini, et chaque feuille d'un même chêne, morte, née ou à naître, a son individualité distincte. De même, le mot « feuille » n'existe en tant que tel que dans un dictionnaire, ou comme signe d'une idée dans notre esprit; en réalité, il y a autant de mots « feuille » que ce mono syllabe a été et sera prononcé de fois, par tous les sujets parlants, dans le cours tout entier des générations de langue française. Car, à chaque fois, il faudra, pour l'érnettre, un nouvel effort musculaire, commandé par un effort conscient de la volonté, et jamais, en dépit de cette conscience, en dépit même des appa rences les plus frappantes, la résultante de l'effort ne sera abso lument identique. Non plus que deux feuilles du même chêne ne sont exactement pareilles, je ne saurais prononcer le même mot deux fois de suite sans une inconsciente et inappréciable diffé rence. 1 Le mot, au point de vue du langage articulé, n'est donc autre chose que l'entité abstraite de toutes les émissions vocales, , actuelles ou possibles, de tous les sujets parlants, passés, présents i et futurs, qui auront éprouvé ou éprouveront le besoin de com- muniquer à autrui la notion quÔil exprime. Et le langage, à son tour, n'est que la somme imaginaire de ces entités multiples, y compris les relations, également abstraites, qui sont susceptibles de les relier entre elles. Bref, il n'y a pas plus de langue fran çaise, qu'il n'y a quelque part une personne physique incarnant la République Française, la sélection sexuelle ou l'horreur du vide dans la nature. Ces considérations, pour banales qu'elles puissent paraître à la moindre réflexion, ne laisseront pas de surprendre les esprits que la spéculation met en défiance. Une science ne débute point, à l'ordinaire, par se déclarer sans objet: la physique avoue-t-elle que ses « forces naturelles » ne sont que des abstractions dont Ҝ elle enveloppe son ignorance? la chimie, qu'elle ne sait s'il y a ou non des atomes? la mécanique, qu'elle n'a pas la prétention de résoudre l'éternelle énigme du mouvement, ni même d'affir mer que le mouvement existe? Il n'est pas une de ces hautes disciplines qui ne repose sur une entité primordiale, pas une pourtant qui admette à sa base une entité plus familière à tous, moins contestée et, par cela même, plus décevante que celle du langage. Faute par les adeptes d'avoir suffisamment pénétré l'ina nité des termes dont ils sont contraints de se servir, ils substi- NATURE DU LANGAGE - QU'EST-CE QU'UN LANGAGE? 5 tuent les mots aux idées, et, chacun d'eux, jouant sur les mots, conduit innocemment ses conséquences le long du rail d'une inflexible logique : ils roulent côte à côte et ne sauraient se joindre, et chacun raisonne juste, et tous sont dans le faux. De là nais.sent, entre savants de premier ordre, - je ne parle pas · des fantaisistes, qui foisonnent encore dans cette bienheureuse anarchie, - ces controverses aussi acharnées que vaines, dont le moindre défaut est de ravir à leurs découvertes un temps pré cieux, et ces irréductibles malentendus qui séparent, durant une vie entière de communs efforts, les Bopp et les Schlegel, les Max Müller et les Whitney. Eh bien, le seul recours contre la tyran nie des mots, c'est l'analyse minutieuse des idées : s'il n'y a pas de langage, encore une fois, s'il n'y a pas même de mots, de quel droit parlerons-nous de mots et de langage dans les pages qui vont suivre? et quel sens le lecteur attachera-t-il à ces symboles'? II. - QU'EST-CE QU'UN LANGAGE'? Prenons au hasard un Persan ou un Hindou, un moujik de la Petite-Russie, un bouvier d'Unterwald, un lazzarone napolitain, une paysanne du Finistère sachant à peine un mot de français, - il y en a encore quelques-unes, - un ouvrier de Chicago, un planteur péruvien; et mettons tous ces gens-là en présence. Un fait certain d'avance, c'est que non seulement ils ne sauraient s'entendre que par gestes, mais qu'un polyglotte même ne com prendra point celui de leurs langages qui d'aventure manquerait à son répertoire. Et cependant, s'il est un autre fait certain, indé niable, admis sans ombre de doute par quiconque a seulement effieuré les premiers éléments de la linguistique indo-européenne, c'est que, - à l'apport près de quelques emprunts isolés que les ancêtres du Persan ont pu faire à l'arabe, aux idiomes tartares ceux du Russe, au quichua ceux du Péruvien, - ils parlent tous la même langue. Ils ne s'en doutent point, et, vécussent-ils dix ans sous le même toit, ils ne s'en apercevront jamais ; tout au plus saisirorit ils entre leurs façons de s'exprimer telle ressemblance superfi cielle et, la plupart du temps, spécieuse. La seule manière pour · eux d'entrer en communication serait d'apprendre les langages les uns des autres, et le plus déterminé linguiste serait fort empê ché de leur en conseiller une meilleure ; mais, quand le Persan saura parler bas-breton, il n'aura acquis qu'un moyen d'expres- 6 ANTINOMŒS LTNGUISTIQUES sion, et non un langage de plus, puisque bas-breton et' persan ne font qu'un en substance. Oui, dans toutes ces langues, venues des quatre coins de l'horizon, sans lien apparent qui les rattache, parlées par des hommes dont le patrimoine intellectuel semble ne rien contenir de commun, tout, au fond, est identique : le vocabulaire, le système grammatical, et jusqU:à l'ordre qui pré side à la succession des mots et commande par contre-coup l'en chaînement des idées. Prenons maintenant, pour forcer le contraste, ces deux Pari siens de naissance, de même âge, de 'même rang social, de même éducation, qui causent, arrêtés sur le trottoir. Ils se com prennent à demi-mot : pas une nuance, pas un sous-entendu qui leur échappe, et la phrase, à peine lancée, appelle la réponse qu'elle attend. Eh bien, ces frères jumeaux - qu'on ne se hâte pas de crier au paradoxe, ce n'est ici qu'un point de vue qui change, tant la nomenclature est fuyante et impropre à repro duire la réalité des faits, - ils ne pa.rl,ent pas la. même langue. Écoutez-les : les dissonances, si elles uploads/Science et Technologie/ victor-henry-antinomies-linguistiques.pdf
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- Publié le Apv 20, 2022
- Catégorie Science & technolo...
- Langue French
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