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98 LA REVUE FRANÇAISE DE SERVICE SOCIAL 277 COMMUNICATIONS LE DIAGNOSTIC DU PRO

98 LA REVUE FRANÇAISE DE SERVICE SOCIAL 277 COMMUNICATIONS LE DIAGNOSTIC DU PROJET EN TRAVAIL SOCIAL OU LE PRÉAMBULE NOVATEUR Stéphane Rullac RÉSUMÉ : La capacité des professionnel∙le∙s du travail social à promouvoir des inno- vations sociales implique le développement de projets en travail social, à l’échelle des dispositifs de ce champ professionnel, dans une double perspective institution- nelle et territoriale. Dès lors, il est nécessaire de reconnaître et de développer cette expertise qui s’intègre dans une ingénierie spécifique au travail social, sur la base d’une méthodologie de recherche appliquée. Ce texte propose de documenter une méthodologie éprouvée par son auteur dans l’enseignement de masters en travail social, en France et en Suisse, qui forment à ce type de développement de projet. Ce texte s’applique à développer plus particulièrement les enjeux de la phase fondatrice du diagnostic. Cet exercice complexe implique l’acquisition d’une compétence à l’ob- jectivation scientifique. Au-delà d’un simple enjeu d’acquisition méthodologique, ce processus de formation s’articule mal à la culture de la subjectivation forgée dans le cadre de la formation de base de ces professionnel∙le∙s, qui vise le développement de projets d’accompagnement individuel ou de groupe. Cet enjeu méthodologique est la clé d’une nécessaire acculturation pour affirmer la capacité du travail social à être un acteur de l’innovation sociale. MOTS!CLÉS : innovation sociale, expertise, diagnostic, projet INTRODUCTION : SOUTENIR L’INNOVATION SOCIALE DU TRAVAIL SOCIAL Comment le travail social peut-il être un acteur d’innovation et de trans- formation sociale ? Le débat concernant la fonction sociale de ce champ d’intervention est à la fois récurrent et redondant (Esprit, 1972 ; Donzelot, 1977 ; Verdès-Leroux, 1978 ; Duchamp et al., 1989 ; Jaeger, 2017 ; Rullac, 2014a). Au fil des péripé- ties de plus de cinquante années de réflexion, le travail social est constam- ment questionné dans sa capacité à sortir de sa tendance normative, tout en se voyant freiné dans sa tentative d’accéder à un champ disciplinaire reconnu (Rullac, 2016). Entre une assignation à la praticité (Rullac, 2014b) et le rejet d’une scientificité autonome (Boucher, 2017), les travailleurs sociaux et les travailleuses sociales peinent à disposer d’un corpus scienti- fique attaché à leurs pratiques, pour négocier leurs accompagnements entre le poids de la norme des politiques sociales et celui de la déviance de leurs bénéficiaires (Depenne, 2013). Entre l’accompagnement et la recherche, une expertise de l’entre-deux a tenté laborieusement d’émerger, comme le montre l’odyssée du diplôme supérieur du travail social (DSTS), depuis 1978, devenu depuis 2005 le diplôme d’État d’ingénierie sociale (DEIS). LE DIAGNOSTIC DU PROJET EN TRAVAIL SOCIAL OU LE PRÉAMBULE NOVATEUR p. 98-109 99 Cette histoire illustre les soubresauts du chaînon manquant entre pra- tique et recherche, à travers le développement d’une expertise des acteurs et actrices de ce champ professionnel dans un cursus visant à former des « cadres développeurs » (Leplay, 2017). Ce texte s’inscrit dans le cadre de ma double expérience de responsable du DEIS à l’IRTS Paris Île-de-France, entre 2015 et 2018, et de responsable d’un module12 de développement de projets dans le Master of Arts en travail social (MATS) de la Haute École spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) depuis 2018. La fiche 4505 du répertoire national des certifications profes- sionnelles (RNCP) décrit les titulaires du DEIS comme « des experts des politiques sociales, de l’action sociale et médico-sociale. Le croisement des connaissances professionnelles et des connaissances pluridisciplinaires leur permet d’analyser et de problématiser des questions sociales, d’interroger les politiques et les actions, de proposer ou de conduire des programmes ou des projets complexes, de les évaluer et de mobiliser les ressources humaines nécessaires ». La directive du module développement de projets, qui s’inscrit dans l’option « pilotage d’interventions et innovations dans les terrains du travail social du MATS », précise que « cette investigation vise à observer, analyser et évaluer un contexte institutionnel pour prévoir un projet inno- vant dans le champ professionnel en lien avec le travail social ». Ces deux formations préparent ainsi les travailleurs sociaux et les travail- leuses sociales à mettre en œuvre une expertise d’innovation sociale, selon la définition du Centre de recherche sur les innovations sociales13 : « Une intervention initiée par des acteurs sociaux, pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’ac- tion ou de proposer de nouvelles orientations culturelles. » C’est dans cette perspective que ce texte vient trouver sa raison d’être : proposer une méthodologie scientifiquement éprouvée pour la conception d’un projet de développement via le diagnostic. Cette finalité est pensée comme un moyen pour que le champ professionnel soit un acteur d’innova- tion sociale, dans le cadre d’une expertise endogène du travail social. Dans l’analogie et la continuité de la référence à la recherche en travail social (Rullac, 2014b) et de l’innovation en travail social (Parpan-Blaser, 2011), les projets sont alors à considérer comme une ingénierie relevant du dévelop- pement en travail social. Ces projets sont ainsi à différencier des projets d’ac- 12. Atelier de recherche thématique 3 (ART 3). 13. Le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) est une organisation interuniver- sitaire et pluridisciplinaire qui regroupe une soixantaine de chercheurs aﬃliés principalement à sept institutions, soit l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’Université du Québec en Outaouais (UQO), l’Université du Québec à Rimouski (UQAR), l’Université Laval, l’Université Concordia, l’École des hautes études commerciales de Montréal (HEC Montréal) et l’Institut national de la recherche scientiﬁque Urbanisation, Culture et Société (INRS-UCS). 100 LA REVUE FRANÇAISE DE SERVICE SOCIAL 277 COMMUNICATIONS compagnement individuel ou de groupe, qui constituent une méthodologie différente que nous n’aborderons pas ici. 1. LE FONDEMENT DU BESOIN SOCIAL : LA LÉGITIMITÉ DES SAVOIRS PROFESSIONNELS ET D’USAGE Les projets en innovation sociale se déclinent dans deux dimensions complémentaires (Cloutier, 2003) : • la dimension intégrée au travail social, qui permet de renouveler les savoirs, les pratiques et les services de ce champ professionnel ; • la dimension de développement social, qui permet de répondre aux défis sociétaux en améliorant les services des institutions du travail social, les accompagnements des bénéficiaires et les compétences des professionnel∙le∙s. Les projets concernés s’inscrivent donc en priorité dans la capacité du travail social à soutenir des réponses institutionnelles et/ou territoriales à des besoins sociaux non couverts. Pour ce faire, le diagnostic ne peut être réalisé qu’à partir du segment du besoin social que le travail est susceptible de prendre en charge, au regard des missions définies par les politiques sociales. La finalité de tous les projets de développement en travail social repose méthodologiquement sur la légitimité à répondre à un besoin social en souffrance qui mériterait d’être mieux satisfait à l’aune des finalités profes- sionnelles. Ainsi, le processus de résolution scientifique met en œuvre une équation à trois inconnues à équilibrer, à l’intersection de trois déterminants sociaux : • les faits sociaux qui déterminent la rationalité des acteurs sociaux et des actrices sociales. Selon Émile Durkheim, les faits sociaux sont des « choses » qui s’imposent aux acteurs sociaux et aux actrices sociales, en influençant leurs actes de manière externe et non conscientisée (Pharo, 2000) ; • les références professionnelles du travail social. Selon Éliane Leplay (2008), les références endogènes du travail social sont des savoirs pro- fessionnels que l’on peut distinguer selon trois types de références : éthiques (valeurs), conceptuelles (idées) et méthodologiques (manières de faire) ; • l’expertise d’usage des bénéficiaires des dispositifs de ce champ pro- fessionnel. Selon Marc-Henry Soulet (2016), l’expertise d’usage est le savoir généré lors des expériences des bénéficiaires du travail social. Plus récemment, Claire Heijboer (2019) a proposé une sous-catégorie endogène à l’échelle des usagers et des usagères du travail social : l’expertise usagère. C’est donc à l’intersection de deux contextes d’intervention (institution- nel et territorial) et de trois déterminants sociaux (faits sociaux, savoirs pro- fessionnels et expertise usagère) que les projets de développement en travail social sont amenés à se développer, dans une double perspective de compré- hension et de résolution. Notons d’emblée la complexité de l’opération, qui trouve justement sa légitimité scientifique dans sa capacité à relever le défi LE DIAGNOSTIC DU PROJET EN TRAVAIL SOCIAL OU LE PRÉAMBULE NOVATEUR p. 98-109 101 de cette complexité. Encore faut-il que ses promoteurs et promotrices soient en mesure d’en faire valoir l’effectivité (moyens) et l’efficacité (résultats), à l’échelle des institutions et/ou des territoires concernés. 2. DU PROBLÈME À LA PROBLÉMATIQUE : DE L’ENJEU PROFESSIONNEL À L’HYPOTHÈSE DE COMPRÉHENSION Comme toute recherche, la formulation du besoin non couvert com- mence par se frotter à l’enjeu central de la problématique, qui commence par l’identification d’un problème : « Ce que j’entends montrer, c’est qu’il convient de se représenter la science comme une démarche qui progresse à travers la formulation de différents problèmes pour en venir à des pro- blèmes plus fondamentaux […]. Néanmoins, la science ne commence que s’il y a des problèmes » (Popper, 1985, p. 329). Selon André Gosselin (1994, p. 122), il existe deux manières de construire une problématique : « Les chercheurs des sciences uploads/Science et Technologie/ approche-3-le-diagnostic-du-projet-en-travail-social-ou-le-pre-ambule-novateur.pdf