NOTES DE LECTURE Sur Abù Yazìd al-Bistàmi M. Roger Deladrière publie dans Arabi
NOTES DE LECTURE Sur Abù Yazìd al-Bistàmi M. Roger Deladrière publie dans Arabica, XIV, fase. l, 1967 un intéressant article intitulé Abù Yazid al-Bistami et son en- seignement spirituel, qui réunit tout d'abord les éléments biogra- phlques existants sur le fameux maitre persan du 3• siècle de l'Hégire, et caractérise ensuite son cas spirituel et son enseigne- ment dans quelques paragraphes consacrés à I '« ascèse "• à l' « intransigeance sprituelle », aux « charismes » et à la « clair- voyance du maitre spirituel )) (1). A l'occasion nous ferons remarquer que la donnée biographi- que assez particulière d'as-Sahlaji précisant qu'Abù Yazid « aurait servi trois cent treize maitres », si elle est exacte, est suscep- tible d'une explication spéciale. Ce nombre est, d'un còté, trop grand, et d'un autre còté trop déterminé et particulier, pour qu'il puisse paraitre nature! et acceptable au sens ordinaire. De plus, il est counu comme doué d'un certain symbolisme, car, selon le hadith, il est le nombre des rusul ou « envoyés divins » depuis Adam jusqu'à Mohammad ; cela ne veut pas dire toute- fois qu'Abft Yazid n'aurait pas eu réellement un tel nombre de maitres, mais seulement que les « maitres » dont il s'agit doivent etre les entités spirituelles des dits « envoyés », à la guidance directe desquels il fut soumis successivement. Ce fait devrait etre alOTS en rapport avec le caractère d' « universalité >> de sa réali- sation, et cela on le conçoit plus facilement quand on connait explicitement d'autres cas de ce genre, parmi lesquels celui d'lbn Arabi qui dit avoir eu lui-meme successivement comme maitres tous les prophètes mentionnés en Islam ; il reste à ajouter qu'un tel ordre de choses n'est nullement incompatible, par ailleurs, avec le ròle des maitres en condition corporelle ordi- naire (2). II est vrai cependant qu'on ajoute dans la relation attribuée à as-Sahlaji que le dernier des 313 maitres d'Abiì Yazid s'appelait Jaafar aç-Càdiq, un homonyme de l'Imam chiite mort historiquement avant la naissance d'Abiì Yazid, et ceci ne per- mettrait pas l'explication proposée par nous, tout d'abord parce l) Nous rappelons que les Etudes Traditiounelles de juillet- octobre 1961 ont donné la traduction faite par M. Deladrière d'un texte de ce maitre sous le titre : Un propos transcendant d'Abft Yazid al-Bistàmi. 2) Voir aussi notre traduction du chap. 181 des Futiìhàt sur La vénération des maitres spirituels, E.T. juillet-octobre 1962, note 13. 215 fìTUDES TRADITIONNELLES qu'un maitre de ce nom ne saurait ètre compté dans la catégorie des rusul, ensuite parce que le personnage en question est, d'après le récit que l'on a, un ètre en condition corporelle et sociale ordinaire : Abiì Yazid l'avait servi pendant deux ans, notamment en lui portant quotidiennement de l'eau (d'où il lui était resté le surnom de Tayfiì.r as-Sagga' :::: « Tayfiìr le porteur d'eau ») ; ceci, soit dit en passant, exclut en outre que ce Jaafar aç-çàdiq fut l'Imàm chiite lui-mème en une manifestation pos· thume. Mais il faut se rendre compte que la mention du nom de ce maitre, seul d'ailleurs désigné nominalement, en fin de cette série étrange serait plutot l'effet d'une de ces confusions si fréquermnent constatées dans les éléments biographiques d'Abiì Yazid (3). Plusieurs constatations rendent cette explica- tion probable. Tout d'abord, dans les éléments biographlques dont on dispose on ne trouve rien qui vérifie l'existenee de rap· ports d'Abfi Yazid, en tant que disciple, avec une telle mnltitude de maitres ; et c'est tout à fait exceptionnellement qu'on a la mention d'une rencontre cherchée par lui avec un personnage dont on lui avait parlé et dont il retenait une parole positive, ou encore dont il revenait avant de lui avoir parlé, parce qu'il en avait été déçu dès les premiers gestes qu'il ltù voyait faire. Ensuite, lorsqu'il quitta ce Jaafar aç-çàdiq, troublé d'ailleurs par ce que celui-ci venait de lui révéler quant à sa destinée 8pirituelle, et qu'il alla trouver l'apaisement auprès de sa sainte mère, Abfi Yazid apparait un jeune homme au début d'une car- rière proprement dite : piacer donc, avant méme le temps passé au service de ce maitre des rapports avec 312 autres, semble difficile à admettre. Et comment croire qu'après son retour auprès de sa mère il n'aurait plus eu de « maitre , et que le nombre donné soit resté donc tel pour toute sa carrière ? Tous les Awl!ya', tant qu'ils vivent, ont des rencontres et des échan· ges ]JTOfitables qui peuvent s'inserire dans le schéma caractéris- tique des rapports entre disciple et maitre : un Ibn Arabi, puis- que son cas est connu avec des précisions suffisantes, malgré sa précocité et malgré son exceptionnelle éminence (et, o n pour· rait méme dire, à cause de cette éminence) a tiré profit de dizaines de maitres au sens habituel, à part Ies innombrables contacts et rapports qu'ils a eus avec Ies entités spirituelles des prophètes et des saints antérieurs, et "sans parler du role des épiphanies (tajalliyyat) angéliques ou divines dont son histoire spirituelle est pleine. Nous pouvons donc Iégitiìnement conclure que si le n ombre de 313 est authentique il doit s'expliquer. _selon son symbolisme initiatique assez apparent et seui pratiquement compréhensible qui est celui des entités des prophètes législa- 3) Pour se faire setùement une idée des conditions dans les- quelles certaines de ces confusions peuvent avoir eu lieu, il est utile de savoir que, selon As-Sahlaji qui écrivait environ deux siècles après la mort d'Abù Yazìd, il y aurait eu en fait trois awliya (« saints ll) de ce nom et que !es données hagiographi- ques respectives ont été quelquefois confondues ; et c'est pour- quoi, pour plus de précision, on qualifie encore celui qui nous intéresse d'Abù Yazid al-Akbar (« le plus grand 11). 216 NOTES DE LECTURE teurs ou « envoyés » de tout le cycle traditionnel dans sa formu· lation islamique. Il est évident aussi qu'une telle accumnlatlon de science spirituelle n'a de sens teclmique que si elle devait se tradnire par un degré correspondant d'universalité intuitive (4). En caractérisant spirituellement Abil Yazid al-Bistami, M. Deladrière donne, d'après Ibn Arabi, la précision qu'il faisait partie de la catégorie initiatique des Malamatiyya ou « Gens du Blàme », et il explique ce qu'il faut entendre par cette désigna· tion, en évoquant à l'occasion ce qu'avait écrit René Guénon au méme sujet. A ce propos, puisque l'on constate quelquefois d'étonnantes confusions et que l'on a vu appliquée parfois de façon fantaisiste, et d'ailieurs contradictoire, l'épithète de « gens du blàme » à de faux spirituels du monde occidental actuel, qui vivent en dehors de tout ordre sacré et méine dans l'immoralité caractérisée, il n'est peut.étre pas inutile de sonligner que, selon le méme Ibn Arabi, Ies Malàmatiyya sont non senlement les plus rigoureux dans leur conformité intérieure et extérieure à la Loi sacrée (et c'est cela qui Ieur attire le « blàme » des infidèles, des hypocrites, d es tièdes et des bien-pen5tnts) ( 5), mais eneo re, que malgré les hauts degrés qu'ils peuvent avoir atteint, ils n'affirment, ui ne laissent aucunement voir une excellence per- sonnelle - sauf en cas d'ordre divin (6) - et se confondent 4) On peut inserire dans cette perspective d'universallté un détail qui après tout n'a rlen d'extraordinalre, mais qui, surtout signalé par Ibn Arabi, dolt avoir dans son ca.s une portée corres- pondante" Nous citons de mémoire: « AbO. Yazid - qu'Allah lui fasse misérlcorde - ne mourut pas avant qu'il n'alt apprls par cceur tout le Coran ll. La remarque, au sens ordinaire, s'ex- plique déjà par le fait connu que, d'habitude, le Coran est appris par cceur dans les études de jeunesse, et qu'il est extrémement difficile, et probablement très rare, de le faire dans la maturité ou la vieillesse, surtout quand on est un contemplati! pur. Mais l'intérét que trouvait Al-Bistamì de savoir par cceur le Coran en entier avant de trépasser, chose que souligne implicitement la remarque d'Ibn Arabi, devait étre en rapport avec la réalisa- tion lnitiatique des haqàiq propres à chaque verset coranique et à leur totalisation finale. 5) Est typique à cet égard la sentence suivante du grand malàmati que fut Abù Yazid : « Si vous regardez un homme qui a reçu des pouvoirs charismatiques en sorte qu'il s'élève dans l'air, ne vous en laissez pas séduire tant que vous n'aurez pas vu comment il vous apparait quant (à la conformité) aux com- mandements et aux défenses (religieuses), à l'observance des limites (entre licite et !llicite) et à la façon de s'acquitter de la Lo! sacrée (ach-Chari'ah) "· (Cf. Abtl Nu'ayrn al-Içbahàni, Hilyatu-1-Awliya, sub no 458, vol. X, Matba'ah as-Sa'àdah, Egypte 1938 ; M. Deladr!ère donne lui-méme une traduction de ce pro- pos d'après la version légèrement différente d'as-SahlajD. 6) C'est par ordre divin effectivement que certains des Malà- matiyya, comme Abdu-1-Qàdir al-Jiliì.nì ou Abtl Yazid lui-méme, font para!.tre certains prodiges ou proclament certaines vérités 217 1lTUDES TRADITIONNELLÉS toujours, par leur comportement, dans tonte la mesure uploads/Religion/ michel-valsan-sur-abu-yazid-al-bistami.pdf
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- Publié le Jui 19, 2022
- Catégorie Religion
- Langue French
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