SOUS LA DIRECTION DE JEAN-PIERRE DUBOST ET AXEL GASQUET LES ORIENTS DÉSORIENTÉS
SOUS LA DIRECTION DE JEAN-PIERRE DUBOST ET AXEL GASQUET LES ORIENTS DÉSORIENTÉS DÉCONSTRUIRE L’ORIENTALISME Ouvrage publié avec le concours du laboratoire CELIS de l’Université Blaise Pascal de Clermont Ferrand ÉDITIONS KIMÉ 2, impasse des Peintres PARIS IIe Références de la carte postale Tata, couverture : Tata Central Archives, document FP-NO-146-1905-07-29-PG-02 Traduction du texte en hindi : Mon Petit (‘Mara dikra’), Je n’ai rien reçu aujourd’hui, ni carte ni lettre. J’espère avoir beaucoup demain matin. Madeleine et moi nous avons fait ce soir une promenade. Comme c’est monotone quand tu n’es pas là ! A toi, toujours, ta fidèle Sooni. [Carte postale expédiée depuis Cabourg, dans le Calvados, le 29 juillet 1905.] © Éditions Kimé, Paris, 2013. ISBN 978-2-84174-635-4 http://www.editionskime.fr L’ORIENT DES SOUFIS: PARCOURS INITIATIqUES ET vOYAGES TERRESTRES JEAN-JACqUES THIBON UNIvERSITÉ BLAISE PASCAL Tenter de décrypter la polarité du monde en empruntant le regard des soufis m’a conduit à proposer cette lecture des termes orient et occident. Ce point de vue peut paraître a priori un peu décalé par rapport aux préoccupations des autres contributions de ce volume, car il n’est pas proprement littéraire. Il me semble toutefois susceptible d’enrichir une lecture critique de l’orien- talisme en présentant une vision particulière qui s’est développée à l’inté- rieur même du monde arabo-musulman. Les soufis se sont forgés, à travers les siècles, une conscience aiguë de cette terminologie géographique, mais pour eux les rapports entre Orient et Occident recouvrent d’autres enjeux. L’exil, comme d’ailleurs la précarité, sont inscrits à l’origine même de l’islam, dans la mesure où le prophète Muhammad, dont la conduite et l’at- titude sont, dans l’islam, normatives – ce que désigne le terme arabe de sunna –, a tracé par son exil de La Mecque à Médine une ligne de séparation nette entre deux épisodes distincts de sa vie. La tradition historique a enté- riné l’importance de cette rupture géographique, distinguant la période mec- quoise de la période médinoise, chacune ayant ses caractéristiques et ses particularités. Ajoutons qu’à l’exil prophétique a correspondu une réorien- tation rituelle temporaire, sur laquelle nous reviendrons, qui nous conduit à rappeler que l’orientation dans l’espace est une constante dans la vie du mu- sulman car, où qu’il se trouve, il recherche cinq fois par jour à se tourner en direction de La Mecque. La notion d’horizon est ainsi, depuis la naissance de l’islam, une donnée familière à tous les Musulmans. Le rappel de ces quelques éléments est destiné à tracer le cadre de notre étude, en rappelant le caractère fondamental dans le monde arabo-musulman de l’exil, et par voie de conséquence du voyage et de l’orientation spatiale1. Les termes orient et occident ont été interrogés très tôt par les spirituels de l’islam, regroupés par commodité sous l’appellation générale de soufis. Le caractère géographique de ce binôme n’est pas celui qui a le plus retenu l’attention des soufis, mais ces derniers ayant développé une cosmogonie dans laquelle tout est signifiant, les données géographiques ou spatiales ont naturellement trouvé leur place à côté de réalités d’un autre ordre. Selon Ghazali (m. 1111), l’une des grandes figures du soufisme médiéval: « il n’y a aucune chose du monde sensible qui ne soit un symbole du monde caché »2. Suivant ce principe, le soufisme a développé un système symbo- lique particulièrement riche dans lequel le monde sensible est une sorte de point d’appui qui permet à l’homme de s’élever vers les sphères supérieures de la conscience et le parcours de la voie des soufis n’est rien d’autre que cette ascension de la multiplicité vers l’unité et l’Unique. Ou, formulé au- trement, de la résorption des contraires dont les termes orient et occident ne représentent que l’une des multiples paires comme le jour et la nuit, la lu- mière et les ténèbres l’apparent et le caché etc. Un verset est souvent invo- qué par les soufis: Nous leur ferons voir Nos signes sur les horizons et dans leur âme3, interprété comme indiquant le microcosme et le macrocosme et la relation existant entre eux4. Si ces deux notions ont pris place dans la symbolique des soufis, la rai- son en est simple. Le soufisme s’est développé sur une méditation appro- fondie du texte coranique vécu comme une expérience individuelle d’appropriation de son contenu. Ces termes étant présents dans le Coran, ils pouvaient livrer une exégèse dans le domaine spirituel. Aussi devons- nous revenir aux données coraniques afin de comprendre comment les sou- fis ont interprété ce couple orient occident et ce qu’il a représenté pour eux. Ensuite, même si c’est de manière un peu rapide, nous présenterons le parcours géographique et spirituel de trois maîtres soufis de trois époques différentes afin de montrer que les voyages et pérégrinations terrestres ne sont pas pour les soufis déconnectés de leur cheminement spirituel. Ces trois personnages ont fait un voyage similaire sur bien des plans, partant de l’Oc- cident, à savoir le Maghreb, pour se rendre en Orient, et, par des chemins différents, finir leurs jours dans la ville de Damas où ils sont tous les trois enterrés. 156 Les Orients désorientés ORIENT (MASHRIQ) ET OCCIDENT (MAGHRIB) DANS LE CORAN Dans le Coran, les racines SH-R-q et GH-R-B qui servent à désigner les termes orient et occident présentent de nombreuses occurrences, sous forme verbale, nominale ou adjectivale. Les termes mashriq et maghrib, respecti- vement le levant et le couchant, associés le plus souvent pour former une paire d’éléments complémentaires, apparaissent six fois au singulier, une fois au duel, deux fois au pluriel5. Pour ces diverses occurrences nous men- tionnerons les gloses les plus significatives. Dans le Coran, ces termes sont intimement liés à l’expression de l’om- niprésence divine et de sa toute-puissance, mais également à un aspect plus prosaïque en apparence, l’orientation rituelle de la prière. Un premier groupe de verset est lié à ce thème: – À Dieu appartiennent l’Orient et l’Occident, où que vous vous tourniez, là est Sa face. Cor. 2, 115. – Les sots parmi ces gens-là diront: – Qu’est-ce qui les a détournés de l’orientation rituelle qu’ils suivaient? Réponds: – À Dieu appartien- nent l’Orient et l’Occident. Il guide qui Il veut vers une voie droite. Cor. 2, 1426. – La vertu ne consiste point à tourner votre face vers l’Orient et l’Occident, mais à croire en Dieu… Cor. 2, 177. Ismâ‘îl Haqqî (1652-1725), savant turc et maître de l’ordre mystique de la Djilwatiyya7, auteur d’un volumineux commentaire du Coran replace ce ver- set dans son contexte historique: celui du changement de l’orientation ri- tuelle (qibla). Rappelons que durant l’époque mecquoise celle-ci se faisait vers le sanctuaire de la Ka‘ba. Après l’Hégire, arrivés à Médine les fidèles de Muhammad se tournèrent en direction de Jérusalem pendant une période de quelques mois (16 ou 17 mois), pour se gagner la sympathie des tribus juives influentes à Médine, avant que ne leur soit imposé de manière défi- nitive la Ka‘ba comme qibla, le Prophète ayant finalement renoncé à les rallier. Mais le commentateur évoque aussi les dimensions symboliques de cet épisode en corrélation avec le cheminement spirituel. Pour les soufis, le premier changement d’orientation correspond au passage du dévoilement à la contemplation qui se rapporte respectivement à l’ascension de la station 157 Troisième partie du cœur et à celle de l’esprit. Le deuxième coïncide à un retour, après avoir acquis une stabilité spirituelle, à une contemplation dans laquelle la multi- plicité ne voile pas l’unité. Dans cet état, le mystique contemple Dieu en toute chose, car « l’unité ne voile pas la multiplicité qui elle-même n’occulte pas la perception de l’unité »8. C’est une évidence, les soufis, même s’ils ne négligent pas les rites, s’in- téressent beaucoup à leur symbolique et cherchent à dépasser leur aspect formel pour atteindre à leur réalité principielle. La question de l’orientation de la prière devient ainsi le support d’une préoccupation plus essentielle et quasi ontologique: l’orientation de l’être dans sa relation à Dieu. La pola- risation spatiale laisse alors la place à une géographie spirituelle qui s’or- ganise autour du cœur, organe central de mise en présence du sacré. Car la Ka‘ba et le cœur de l’homme ne sont pour les soufis que deux modalités distinctes du sanctuaire, l’une sensible et l’autre spirituelle. Aussi, Hallâj, blâmant les censeurs ignorants de son état, proclame qu’il se dispense du pèlerinage au sanctuaire car il offre son propre sang quand les pèlerins n’ont à offrir que celui des bêtes qu’ils ont sacrifiées9. Ces versets ont été compris par les premiers soufis irakiens comme l’ex- pression de la double orientation du rituel de la prière canonique, car si l’orientation vers La Mecque est celle des corps, Dieu seul doit rester la qibla des cœurs10. Par la suite, l’Émir ‘Abd al-qâdir sera plus précis, indi- quant que l’ordre donné au croyant est d’orienter ce qui en lui représente la face divine particulière propre à chaque être. Cette face, aussi appelée secret (sirr), est l’une des désignations du centre de l’être, « la raison d’être de l’homme » selon la formulation de l’Émir. Dans son appréhension du monde et afin d’en uploads/Religion/ lorient-des-soufis-libre.pdf
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Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mai 11, 2021
- Catégorie Religion
- Langue French
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