Le soufisme et la France Frithjof Schuon en Islam Shaykh 'Îsâ Maître spirituel

Le soufisme et la France Frithjof Schuon en Islam Shaykh 'Îsâ Maître spirituel soufi L’époque médiévale L’histoire s’écrit parfois davantage en filigranes qu’en traits pleins. C‘est le cas lorsqu’il s’agit des rapports entre des voies spirituelles ou ésotériques issues de religions différentes. Si l’influence de la civilisation islamique sur l’Europe est avérée dans les domaines des sciences et de la philosophie, nous sommes par contre réduits à des « conjectures » en ce qui concerne la discipline du soufisme (tasawwuf) [1]. A l’époque médiévale, les docteurs chrétiens d’Europe focalisent clairement leur intérêt pour les auteurs musulmans sur la pensée aristotélicienne. De Ghazâlî (« Algazel », m. 1111), ils traduisent les textes philosophiques mais non les écrits mystiques, pourtant bien diffusés en terre d’islam, et ils prennent d’Ibn Sab‘în le logicien et le philosophe, non le métaphysicien extatique de « l’Unicité absolue ». Que le maître andalou Ibn ‘Arabî (m. 1240) n’ait pas été connu en Europe avant l’époque moderne – son influence sur Dante, à ce jour, reste plus qu’hypothétique – n’est guère étonnant pour deux raisons au moins : en pays musulman même, son œuvre a circulé longtemps dans des milieux restreints, et les latins n’avaient pas les clés pour déchiffrer son langage le plus souvent hermétique. Mais que les manuels de soufisme rédigés aux Xe et XIe siècles n’aient reçu aucun écho en Europe ne cesse de surprendre. Le Catalan Ramon Lulle (m. 1315) a certainement eu accès à la littérature mystique de l’islam et côtoyé des milieux soufis, à Majorque et au Maghreb, mais sans réellement s’en pénétrer [2]. Quoi qu’il en soit, il ne relève pas du monde français qui nous retient ici. La mystique juive médiévale, en revanche, témoigne d’une imprégnation profonde – et avouée – par le tasawwuf, au Moyen Orient, en Espagne musulmane, et jusqu’en Catalogne et en Provence. L’influence supputée du soufisme sur Sainte Thérèse d’Avila et Saint Jean de la Croix aurait cheminé via les mystiques juifs espagnols. Par ailleurs, les sciences occultes telles que l’alchimie, l’astrologie ou l’arithmologie doivent beaucoup au monde de l’islam, mais elles ne sauraient être identifiées à la discipline du tasawwuf. Dans les milieux spiritualistes contemporains, d’obédience musulmane ou chrétienne, on affirme que les voies soufies, et les groupes ésotériques d’Orient en général, auraient alimenté sur le plan initiatique des organisations correspondantes d’Europe. Si certains historiens conviennent que l’art héraldique de la chevalerie européenne a une dette à l’égard du monde musulman [3], il faut être plus prudent quant à l’origine islamique de la chevalerie elle-même. La futuwwa, qui jouait au Moyen Orient le rôle à la fois d’une chevalerie spirituelle et d’une initiation aux métiers, a-t-elle eu une part quelconque dans la formation de la chevalerie européenne ? Henry Corbin note d’abord que la futuwwa est œcuménique en soi car son fondateur symbolique en serait Abraham, père des trois monothéismes. Il souligne maintes fois les analogies et les concomitances existant entre cette futuwwa et la chevalerie européenne telle que celle du Temple [4]. Plus rarement, il évoque une influence directe de l’ésotérisme islamique – soufi ou ismaélien – sur les Templiers [5], mais il ne fournit aucun élément historique objectif. La légende du Graal, il est vrai, telle qu’elle apparaît dans le Parzival de Wolfram von Eschenbach, écrit à l’époque de la quatrième croisade, véhicule des données provenant de plusieurs traditions ésotériques orientales [6]. La version ‘française’ de la légende par Chrétien de Troyes, un peu antérieure à celle de Wolfram, en est, elle, cependant, totalement dépourvue. René Guénon lui aussi affirme que les Templiers auraient été en contact effectif avec les milieux initiatiques du Proche Orient et que, après leur élimination par le roi Philippe le Bel (1314), les initiés chrétiens se seraient réorganisés en accord avec les initiés musulmans [7]. Il n’apporte, lui non plus, aucun justificatif concret. Certes, les Templiers se sont montrés plus tolérants que les autres Francs. Ainsi, un chroniqueur musulman témoigne que des Templiers sont intervenus à plusieurs reprises, à Jérusalem, pour chasser un Franc qui voulait l’empêcher de prier [8]. On peut même admettre que l’Ordre, de militaire, soit devenu de plus en plus mystique, mais cela ne signifie pas qu’il ait été perméable à l’islam ou à son ésotérisme. Les sources arabes s’en seraient fait l’écho et, au demeurant, elles montrent que les soufis considéraient tous les Francs comme des envahisseurs et des ennemis, et qu’ils les combattaient. Les chiites ismaéliens pratiquaient entre eux la discipline de l’arcane, et on les voit mal initier des guerriers francs. Des échanges en matière de spiritualité ont sans doute eu lieu, mais les visées politiques devaient prédominer. Guénon va plus loin concernant les Rose Croix – dont les modernes Rosicruciens se prétendent les héritiers – puisqu’il y aurait eu, selon lui, une sorte d’osmose initiatique entre ceux-ci et les soufis [9]. Les premiers se seraient retirés en « Orient » au XVIIe siècle, lorsque toute possibilité de véritable initiation aurait disparu en Occident [10]. Ailleurs, il affirme que les Rose Croix, qu’il se voit fondé à appeler « ‘‘soufis’’ européens », établissaient un contact permanent avec les soufis [11]. Ces données relèvent plus de la métahistoire que de la discipline historique critique, mais c’est, pour notre domaine, une dimension que l’on ne peut écarter. L’intérêt de ces assertions provient aussi du fait qu’elles proviennent de René Guénon. Des affinités entre Saint François d’Assise et le soufisme, concernant notamment la doctrine de la « pauvreté spirituelle », ont été notées, d’autant plus que François s’est rendu en Egypte où il a pu échanger avec le sultan et des oulémas, mais il est italien… Des Franciscains français contemporains ont cependant écrit sur ce sujet. Une des seules traces tangibles de la présence du soufisme en France à l’époque médiévale provient d’un proche du roi Saint Louis, son chroniqueur et ami Joinville (m. 1317). Celui-ci cite le Dominicain Yves Le Breton, arabisant, qui avait rencontré à Acre au XIIIe siècle une femme tenant le même langage sur l’amour divin que Râbi‘a ‘Adawiyya (m. 801), la sainte musulmane la plus renommée en terre d’islam. Cette sainte irakienne n’est pas identifiée par Joinville, mais sa figure mythifiée va nourrir le débat théologique sur l’amour de Dieu qui agite la France… au XVIIe siècle, et elle suscite l’admiration des partisans du Pur Amour : il faut aimer Dieu ni par désir de Son paradis ni par crainte de Son enfer [12]. Pour autant, cette légende transmuée de Râbi‘a ne prouve en rien une réception positive du soufisme en France. D’évidence, la présence franque au Proche-Orient a permis des contacts entre chrétiens et musulmans, au gré, notamment, des alliances entre les princes des deux camps. Dans le cadre général de l’affrontement entre croisés et musulmans, cependant, le commerce des esprits ne pouvait s’effectuer que de manière discrète et orale, ce qui explique la trace infime qu’il a laissée. La guerre elle-même a été une occasion de connaissance mutuelle, et parfois de ‘‘transfert’’ religieux : un des Francs qui attaquaient Damiette en 1249 (avec St Louis : septième croisade) serait entré en islam après avoir tué un saint musulman qui lui aurait miraculeusement répondu après sa mort [13]. Pour autant, à lire les sources arabes, de tels cas sont très exceptionnels. L’époque moderne Hormis quelques relations de voyageurs français ayant décrit, entre les XVIe et XVIIIe siècles, avec force partialité, les milieux des « derviches » en Orient (de Nicolay, Chardin…), ou encore la traduction française des Mille et Une Nuits par Galland, à la fin du XVIIIe siècle, où figurent les exploits des Kalandars, il faut attendre le XIXe siècle pour que le public français ait accès à une connaissance plus objective du soufisme. Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval (1843) représente à cet égard une rupture décisive, par le témoignage empathique qu’il livre, voire la profonde fascination qu’exercent sur l’auteur les derviches du Caire et d’Istanbul. Le terme occidental « soufisme » apparaît, sous la forme latine de Ssufismus, dans un ouvrage publié à Berlin en 1821. La première moitié du XIXe siècle voit se développer l’orientalisme académique, dans lequel la France occupe une place prépondérante. Le soufisme suscite dès lors un nombre croissant d’études et de traductions, centrées d’abord sur le monde persan. D’évidence, cette érudition un peu sèche n’est pas animée par une quête intérieure, comme c’était le cas chez les auteurs médiévaux [14], et de plus elle charrie implicitement l’idéologie de la suprématie européenne ; elle fournit pourtant une matière objective qui va nourrir les générations postérieures. Parallèlement, des officiers français des « affaires indigènes », motivés, certes, par le contrôle des populations locales, vont rédiger des rapports et des ouvrages très documentés sur les confréries maghrébines. Au XXe siècle, l’orientalisme français joue un rôle de plus en plus déterminant dans la connaissance ‘‘gustative’’ du soufisme, du fait sans doute que ses plus éminents spécialistes sont eux-mêmes engagés dans une quête spirituelle. Dans leur démarche respective de chrétiens, Louis Massignon et Henry Corbin se sont alimentés à la mystique musulmane et, uploads/Religion/ le-soufisme-et-la-france.pdf

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  • Publié le Aoû 26, 2021
  • Catégorie Religion
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