48 Vies consacrées, 85 (2013-1), 48-58 Le discernement des esprits chez saint J

48 Vies consacrées, 85 (2013-1), 48-58 Le discernement des esprits chez saint Jean Cassien Ce que l’on retient spontanément de la vie des premiers moines qui se sont retirés au désert pour chercher Dieu dans la solitude, c’est souvent quelques apophtegmes bien frappés, la rigueur de leur ascèse et les fioretti de leurs combats contre les démons. L’imagerie médiévale alimente abondamment ce por­ trait monastique, notamment par de nombreuses représen­ tations de « la tentation de saint Antoine ». Mais si l’on prend la peine de dépasser les aspects extraordinaires ou anecdotiques de la vie des Pères du désert, on découvre alors la profondeur spirituelle et l’héritage de sagesse qu’ils nous ont légués, comme une vraie source dont l’Église vit encore aujourd’hui. Au début du Ve siècle, Jean Cassien fait passer en Gaule tous les enseignements qu’il a reçus et soigneusement collectés auprès des Pères du désert en Égypte. À la demande de Castor, évêque d’Apt, et en vue de faire fleurir la vie monastique commençante en Gaule, il rédige les Institutions cénobitiques, qui constituent une sorte de manuel d’initiation à la vie cénobitique, puis les Conférences1, destinées aux moines déjà expérimentés, tant céno­ bites qu’anachorètes, qui veulent s’élever jusqu’à la perfection de la contemplation. Or dans le binôme des deux premières Conférences, qui pré­ sentent la finalité de la vie monastique, le but et les moyens pour y parvenir, Cassien insiste sur l’importance de la discretio, diakri- sis, au point de l’appeler « la mère, gardienne et modératrice de toutes les vertus », « omnium uirtutum generatrix, custos mode- ratrixque » (Conf. II, 4). Elle est, dit-il en référence à de multiples passages scripturaires, « l’œil et la lampe du corps » (cf. Mt 6, 22-23), le « soleil » (cf. Eph 4, 26), le « gouvernail de notre vie » (cf. 1. Dans la suite, les citations extraites des Institutions cénobitiques ou des Conférences le seront sous la forme Inst. ou Conf., suivi du numéro du Livre ou de la Conférence en chiffres romains puis du chapitre en chiffres arabes. Le discernement des esprits chez saint Jean Cassien 49 Pr 11, 14 LXX), le « conseil » (cf. Pr 25, 28 LXX), l’« aliment solide réservé aux hommes faits et robustes » (cf. He 5, 14) (Conf. II, 2-4) ; et elle compte en outre parmi les dons spirituels, les cha­ rismes que Paul mentionne en 1 Co 12 : « Pour ce qui est des dons spirituels (pneumatikôn), frères, je ne veux pas vous voir dans l’ignorance. […] Il y a, certes, diversité de dons spirituels (charismatôn), mais c’est le même Esprit […] À chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun. À l’un, c’est un discours de sagesse qui est donné par l’Esprit ; à tel autre un discours de science, selon le même Esprit ; à un autre la foi, dans le même Esprit ; à tel autre les dons de guérisons, dans l’unique Esprit ; à tel autre la puissance d’opérer des miracles ; à tel autre la prophétie ; à tel autre le discernement des esprits (diakrisis pneumatôn) ; à un autre les diversités de langues, à tel autre le don de les interpréter. Mais tout cela, c’est l’unique et même Esprit qui l’opère, distribuant ses dons à chacun en particulier comme il l’entend. » (1 Co 12, 1-11) L’importance de cette diakrisis se mesure encore à ceci : c’est uniquement pour avoir manqué de ce précieux discernement que de nombreux anciens, pourtant aguerris dans le renonce­ ment et consommés dans toutes les vertus, se sont finalement égarés jusqu’à y laisser leur vie ou leur vocation2. Pour entrer dans l’enseignement de Cassien sur ce « discerne­ ment des esprits » et préciser son rôle dans la vie spirituelle, nous allons d’abord le suivre dans sa comparaison des « habiles chan­ geurs de monnaie », qui fonde tout son raisonnement (I), puis dans l’image de la « voie royale », qui révèle une deuxième orientation de la discretio (II) ; enfin, à travers la figure de « l’ambidextre », nous montrerons en quoi le rôle-clé que Cassien et les premiers moines reconnaissent au discernement des esprits révèle la pro­ fondeur de leur anthropologie et de leur théologie (III). 2. Cassien relate plusieurs histoires d’Anciens tombés par manque de discretio : p.ex. Héron, qui après 50 ans de fidélité parfaite à l’abstinence, dans une ferveur merveil­ leuse et un grand amour de la solitude, s’est laissé « prendre aux pièges du tentateur », à « une illusion diabolique » qu’il n’a pas su démasquer par manque de discretio (Conf. II, 5) ; deux frères qui péchèrent par manque de prudence et de discrétion, l’un s’obstinant jusqu’à en mourir de faim (Conf. II, 6) ; un autre encore, que le démon trompa en se faisant passer pour un messager de justice par de nombreux artifices, et finit par lui ordonner d’immoler son fils (Conf. II, 7) ; un autre encore, de Mésopotamie, que le démon amadoua d’abord par de nombreuses révélations véridiques, et trompa enfin par une illusion qui le fit retomber dans le judaïsme et la circoncision (Conf. II, 8). Marie-David Weill, s.a.s.j. 50 I.  « Soyez d’habiles changeurs ! » : la discretio « œil et lampe du corps » Fin, but et moyens de la vie monastique Dans les deux premières conférences, toutes les bases de la vie monastique sont posées : abba Moïse, à l’aide d’exemples très parlants empruntés au monde des métiers et des sports (labou­ reur, négociant, militaire, archer), commence par enseigner à Cassien et Germain, assoiffés de grandir dans les secrets de la contemplation et de la perfection monastique, quels sont la fin (telos, finis) et le but (scopos, destinatio) de la vie monastique3, car ce n’est qu’en vue du but poursuivi sans relâche4 en vue d’une fin que l’on peut discerner les bons et les mauvais moyens pour y parvenir. La fin du laboureur, par exemple, c’est de vivre dans l’abondance grâce à de bonnes récoltes. Le but, vers lequel il oriente tout son labeur, c’est donc d’obtenir un champ apte à produire ces bonnes récoltes : un champ bien labouré, retourné, irrigué, sans cesse débarrassé des ronces et des mauvaises herbes. Ainsi pour atteindre ce but, il prend tous les moyens nécessaires : labour, désherbage, arrosage, etc. Et Moïse de poursuivre : « La fin de notre profession […] consiste en le royaume de Dieu ou royaume des cieux, il est vrai ; mais notre but est la pureté du cœur (puritas cordis), sans laquelle il est impossible que personne atteigne à cette fin » (Conf. I, 4). Ce but poursuivi par le moine, la pureté du cœur, s’identifie avec la charité (1 Co 13), qui elle-même ouvre les portes de la contemplation, c’est-à-dire de l’union à Dieu par ce que Cassien appelle la « prière de feu »5. Le cœur pur, selon Cassien, est un 3. Cassien fonde sa distinction fin (telos) / but (skopos) sur les paroles de Paul : Rm 6, 22 : « Vous avez pour fruit la sainteté et pour fin la vie éternelle », « habentes quidem fructum uestrum sanctificationem, finem vero uitam aeternam ». (Conf. I, 5). 4. La poursuite du but suppose une mobilisation de toute la personne ; c’est, dit Cas­ sien, « une application de l’esprit dont jamais on ne se désiste », « incessabilis mentis intentio » (Conf. I, 4). Cela demande donc constance et persévérance et ferme propos de renoncer fermement à tout ce qui en détourne et de s’attacher aux moyens d’at­ teindre ce but. Faute de connaître ce but et d’y attacher tous ses efforts, on serait comme « le voyageur qui ne suit pas de route certaine » : « il a la peine de marcher, mais il n’avance pas » (Conf. I, 4). 5. Voir notamment les Conférences IX et X. Le thème de cette « prière de feu » fascine Cassien, qui y revient sans cesse : cette prière, c’est « un regard sur Dieu seul, un grand Le discernement des esprits chez saint Jean Cassien 51 cœur « intact à tout mouvement de passion » (Conf. I, 6), « invul­ nérable à toutes passions mauvaises » (Conf. I, 7)6, en un mot un cœur qui n’est pas partagé, un cœur dans lequel ne règne que le Christ. Le moine s’efforce donc chaque jour d’orienter ses pen­ sées, ses efforts, ses actes vers le Christ, de ne jamais se laisser distraire de l’union à Dieu, de ne jamais laisser le mal prendre racine dans son cœur, tel un bon laboureur qui désherbe sans cesse son champ… Et c’est là qu’apparaît la nécessité d’un dis- cernement : discernement entre le bon grain et l’ivraie, discerne­ ment entre les bonnes et les mauvaises pensées qui se présentent à notre esprit7, car pour Cassien, il n’est pas pensable de laisser croître dans l’âme les deux en même temps : « en nous, il ne peut y avoir que uploads/Religion/ le-discernement-des-esprits-chez-saint-jean-cassien-pdf.pdf

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  • Publié le Mai 14, 2022
  • Catégorie Religion
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