© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2011 DOI: 10.1163/157005811X550273 Arabica 58 (
© Koninklijke Brill NV, Leiden, 2011 DOI: 10.1163/157005811X550273 Arabica 58 (2011) 7-18 brill.nl/arab L’héritage ésotérique du chiisme : un livre sur l’exégèse de la sourate 97 Hassan Ansari Freie Universität (Berlin) Résumé Le livre d’Ibn al-Ḥarīš sur « la Nuit de la Destinée » (laylat al-qadr) est un des textes fondamen- taux du « chiisme ésotérique » (bāṭinī). Cet ouvrage, aujourd’hui perdu mais dont de larges extraits ont été transmis par la littérature duodécimaine ultérieure, a été écrit dans la première moitié du IIIe/IXe siècle sous l’imamat du neuvième imam de chiisme duodécimain. À cette époque, le chiisme imamite se formait progressivement tandis que, pour des raisons politico- historiques, des courants ésotériques ( ġulāt) se développaient en son sein. En effet, pendant cette période qui dura jusqu’à l’Occultation du douzième imam en 260/873-4 et se prolongea peu après, plusieurs courants chiites ésotériques apparurent parmi les imamites, dont un des plus importants fut celui des Nuṣayriyya. Le livre d’Ibn al-Ḥarīš que nous allons présenter dans cet article, montre une proximité incontestable avec les idées des nusayris concernant « la Nuit de la Destinée ». Mots clés Ibn al-Ḥarīš, la Nuit de la Destinée, ġulāt, Nuṣayriyya Les doctrines ésotériques du mouvement nuṣayrī se développèrent à partir du chiisme imamite. À l’époque bouyide, un grand nombre de doctrines, ainsi que de sources chiites orales ou écrites, furent critiquées par les duodécimains qui les considéraient comme irrecevables car marquées par « l’exagération » ( ġuluww) des mouvements ésotériques1. Or, c’est précisément de telles sources 1 De nombreuses études ont été consacrées à l’histoire et aux doctrines des mouvements chi- ites ésotéristes connus sous l’appellation générique (et problématique) « d’extrémistes » ou « d’exa- gérants » ( ġulāt) ; voir, par ex., H. Halm, Die islamische Gnosis. Die Extreme Schia und die ʿAlawiten, Zurich-Munich, 1982 ; M. Moosa, Extremist Shiites. The Ghulat Sects, New York, 1987 ; M.M. Bar-Asher and A. Kofsky, The Nuṣayrī-ʿAlawī Religion : An Enquiry into its Theology and Liturgy, Leyde, 2002 ; W.F. Tucker, Mahdis and Millenarians : Shiite Extremists in Early Mus- lim Iraq, New York, 2008. Voir aussi l’article fondamental de W. al-Qāḍī, « The Development of the Term Ghulāt in Muslim Literature with Special Reference to the Kaysāniyya », in A. Dietrich (éd.), Akten des VII. Kongresses für Arabistik und Islamwissenschaft, Göttingen, 1976, p. 295-319 (maintenant dans E. Kohlberg (éd.), Shīʿism, Aldershot, 2003, art. n° 8). Sur les fondements des doctrines de type ésotérique dans les sources chiites les plus anciennes, voir M.A. Amir-Moezzi, 8 H. Ansari / Arabica 58 (2011) 7-18 chiites qui avaient des origines communes avec celles du chiisme duodéci- main, que les nusayris se sont inspirés. De nombreux ouvrages de savants nusayris appartenant à la première phase de l’histoire de ce courant, entre le IIIe/IXe et le Ve/XIe siècle, nous sont parvenus2. Ils montrent clairement que les imamites et les nusayris ont utilisé des sources communes. Ainsi, les nusayris ont bénéficié de l’héritage des différents mouvements ésotériques chiites, qui étaient très présents et influents parmi les imamites avant l’époque bouyide3. Cela ressort notamment de la comparaison entre, d’une part, les sources qui ont été acceptées à une époque postérieure par les imamites comme autoritati- ves pour la transmission du hadith et des doctrines, et de l’autre, les écrits nusayris. Malgré l’emploi de sources communes et l’adoption de positions similaires sur les sujets qui y sont traités, la comparaison révèle également des différences4. Cet article en fournira un exemple, qui se rapporte à la manière de concevoir « la Nuit de la Destinée » (laylat al-qadr). En effet, ce thème est considéré comme un sujet ésotérique par les nusayris, alors qu’il figure égale- ment dans les sources imamites, dont le Kitāb al-Kāfī de Muḥammad b. Yaʿqūb al-Kulaynī dans le cadre des discussions sur l’imamat. Il est à noter que parmi les sourates du Coran, la 97e, appelée al-Qadr ou encore innā anzalnāhu Le Guide divin dans le shi‘isme originel. Aux sources de l’ésotérisme en Islam, Paris, Lagrasse, 1992 (trad. anglaise D. Straight, The Divine Guide in Early Shi’ism, New York, 1994) ; id., La religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l’islam shi’ite, Paris, Vrin, 2006. En ce qui concerne l’imamisme, après le passage de ce qu’Amir-Moezzi appelle « la tradition originelle ésotérique et non-rationnelle » à « la tradition théologico-juridique rationaliste » de l’époque bouyide, les pen- seurs rationalistes adoptèrent des critiques élaborées et systématiques à l’égard de ce genre de doctrines attribuées à ceux qu’on appellera les ġulāt. À travers de nombreux travaux, Amir- Moezzi a longuement étudié les tenants et les aboutissants de cette évolution. 2 Pour les écrits des nuṣayriyya, voir maintenant, Y. Friedman, The Nuṣayrī-ʿAlawīs : an intro- duction to the religion, history, and identity of the leading minority in Syria, Leyde, Brill, 2009, p. 5-56, 241-76. 3 Parmi les chiites imamites un certain nombre de penseurs ont été accusés de ġuluww par leurs adversaires à cause de leurs doctrines ésotériques, fondées souvent sur l’herméneutique spirituelle du Coran (taʾwīl), concernant la nature supra-humaine de l’imam, ses connaissances et ses pouvoirs surnaturels, doctrines appelées souvent tafwīḍ ; sur les conflits entre ces tendances chiites et celles dites « modérées » voir H. Modarressi, Crisis and Consolidation in the Formative Period of Shī‘ite Islam: Abū Ja‘far ibn Qiba al-Rāzī and his Contribution to Imāmite Shī‘ite Thought, Princeton, The Darwin Press, 1993, p. 19-51 ; sur les développements des idées concernant l’imamat chez les imamites, voir Hassan Ansari, L’imamat et l’Occultation selon l’imamisme, étude bibliographique et histoire des textes, thèse de doctorat sous la direction de Mohammad Ali Amir- Moezzi, Paris, École Pratique des Hautes Etudes, 2009. Il m’est agréable ici de dire toute ma gratitude à mon directeur de thèse, Monsieur le Professeur Mohammad Ali Amir-Moezzi. Sans son aide, ce travail n’aurait certainement pas vu le jour. 4 Sur ce sujet, voir M.M. Bar-Asher, « Le rapport de la religion nuṣayrite-‘alawite au shi‘isme imamite », in M.A. Amir-Moezzi, M.M. Bar-Asher et S. Hopkins (dir.), Le shî’isme imamite quarante ans après. Hommages à Etan Kohlberg, Turnhout, Brepols, 2009, p. 73-93. H. Ansari / Arabica 58 (2011) 7-18 9 (d’après les premiers mots de la sourate), est une de celles qui se prêtent le plus facilement à une exégèse de type spirituel et ésotérique. Raison pour laquelle elle est souvent invoquée dans le chiisme à l’intérieur de discussions concer- nant l’imamat, les rapports entre le Coran et la figure de l’imam, et les spécu- lations imamologiques au sujet de la laylat al-qadr (qui a donné son nom à la sourate), le moment où, selon la tradition, la Révélation advint subitement. Même plus tard, cette sourate sera mise à contribution dans les spéculations au sujet de l’Occultation, l’existence de l’imam caché et la nécessité de la perpé- tuité de l’imamat5. Selon les sources imamites et les savants nusayris, laylat al-qadr symbolise à la fois une étape spirituelle, la nature divine du rang de l’Imam, et la source de sa connaissance. Toutefois, les nusayris exposent ces doctrines avec leurs pro- pres termes, notamment pour ce qui concerne « la doctrine de la Trinité »6. Cela n’empêche pas les deux courants d’avoir une interprétation ésotérique de la sourate innā anzalnāhu qui sert de base à l’explication de la nature divine des imams, bien qu’il y ait une différence significative : contrairement aux sources imamites et au contenu du livre d’Ibn al-Ḥarīš qui forme le sujet de notre article7, le rôle de Fāṭima, la fille du Prophète, devient éminent dans l’interprétation ésotérique nusayrie de la laylat al-qadr, qui considère Fāṭima comme le symbole de layla8. 5 Voir par ex. al-Sayyārī, Kitāb al-Qirāʾāt : Revelation and Falsification : The Kitāb al-Qirāʾāt of Aḥmad ibn Muḥammad al-Sayyārī, introduction, critical edition and notes, éd. M.A. Amir Moezzi et Etan Kohlberg, Leyde, Brill (« Texts and Studies on the Quran », 4), 2009, p. 186 ; ʿAlī b. Ibrāhīm al-Qummī (attribué à), Tafsīr, éd. Ṭ. al-Mūsawī l-Ğazāʾirī, Nadjaf, 1386-87/1966-68, rééd. Beyrouth, 1411/1991, II, p. 431-2 ; Šaraf al-Dīn al-Astarābād̠ī, Taʾwīl al-āyāt al-ẓāhira, Qom, 1407/1997, II, p. 822-9 ; Fayḍ al-Kāšānī, al-Ṣāfī fī tafsīr al-Qurʾān, Téhéran, 1416/1996, V, p. 351-3 ; Muʿǧam aḥādīt̠ al-imām al-Mahdī, dir. ʿA. al-Kūrānī, Qom, 1411/1991, V, p. 502 sq. ; aussi al-Qāḍī l-Nuʿmān, Šarḥ al-aḫbār, éd. Muḥammad al-Ḥusaynī l-Ǧalālī, Qom, 1409/1989, I, p. 242. 6 Sur la doctrine de la Trinité dans la religion nusayrie, voir M.M. Bar-Asher, « Sur les élé- ments chrétien de la religion Nuṣayrite-ʿAlawite », Journal asiatique, 289 (2001), p. 191-9. 7 Il est à noter que dans le Tafsīr de Furāt b. Ibrāhīm al-Kūfī, qui a des sources imamites, apparaît un hadith concernant ce sujet. De même, l’interprétation de layla par Fāṭima l-Zahrāʾ y est attestée ; voir Tafsīr, éd. M. al-Kāẓim, Téhéran, 1410/1990, p. 581 ; voir aussi Šaraf al-Dīn al-Astarābād̠ī, Taʾwīl, p. 791. 8 Sur l’interprétation ésotérique de laylat al-qadr, son importance et le rôle de Fāṭima l-Zahrāʾ chez les nusayris, Voir Maymūn b. Qāsim al-Ṭabarānī, Maǧmūʿ al-aʿyād, éd. R. Strothmann, Der Islam, 27 (1946), p. 12-7, 154 sq. ; id., uploads/Religion/ 2011-l-heritage-esoterique-du-chiisme-u.pdf
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- Publié le Mar 18, 2021
- Catégorie Religion
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