1 Paul Ricoeur Philosophie, Bulletin de Liaison des professeurs de philosophie

1 Paul Ricoeur Philosophie, Bulletin de Liaison des professeurs de philosophie de l’académie de Versailles, C.R.D.P. , n° 7, février 1995, p. 6-12 LES PARADOXES DE L'AUTORITÉ L'autorité, il faut l'avouer, a mauvaise presse de nos jours. Ce qui est devenu quasiment impossible, c'est un plaidoyer pur et simple pour l'autorité. Alors quoi d'autre? Ce que je propose, c'est la redécouverte des questions inéluctables que tend à dissimuler une conception non-dialectique de l'autorité, dans la mesure où elle se donne comme une réponse qui efface la question. Pour reconquérir la dimension problématique perdue, je propose le paradoxe initial suivant : d'une part, ce qui autorise vient de plus loin que ce qui est autorisé; mais, d'autre part, l'autorisation ne va pas sans une relation dissimulée de réciprocité. Ce premier paradoxe, celui de la réciprocité dans la dissymétrie, ouvre le champ à une suite de variations que nous allons explorer. Elles tournent toutes autour de ce point opaque: quelque chose de plus haut autorise l'autorité, mais ce quelque chose qui autorise ne vaut que s'il est reconnu; il existe une relation en retour qui fait de l'autorisation à la fois le fondé et le fondant. Avant de déployer ce paradoxe, j'aimerais dire quelques mots de deux traditions philosophiques importantes qui ont dominé la philosophie morale, et qui pourraient paraître faire l'économie de la notion d'autorité et de ses énigmes, dans la mesure où l'une et l'autre placent la source d'autorité aussi près que possible de l'agent de l'action, donc également de nous-même. Je pense d'abord à Aristote dont toute l'éthique est enracinée dans le désir raisonnable, dans le souhait délibéré d'une vie accomplie, d'une vie heureuse. La question est de savoir si ce souhait est capable d'assurer la totale autarcie du sage. Je pense ensuite à Kant dont l'idée-clé en philosophie morale est celle d'autonomie, c'est-à-dire la thèse de l'identité entre le soi et la norme. Tout ce qui n'est pas autonomie, donc toute dépendance d'un autre, doit être écarté comme hétéronomie. Question : n'y aurait-il rien à dire en faveur de l'autorité sans blesser l'autonomie? Pour répondre à la question posée par chacune de ces grandes philosophies morales, je considérerai trois thèmes qui me paraissent ensemble constituer le coeur opaque de l'idée de l'autorité. Allant du plus simple au plus difficile, je parlerai d'abord du sens de l'extériorité attachée à l'idée d'autorité. Alors que chez Aristote le désir paraît bien être constitutif de notre intériorité de vie et d'action et que chez Kant la raison pratique paraît bien intérieure à elle-même, la première manifestation de l'extériorité, c'est l'irruption de l'autre dans le champ moral. Selon Lévinas, c'est de l'autre que nous vient l'injonction de ce qu'il nomme l'appel à la responsabilité. Ainsi, tenir sa promesse, ce n'est pas simplement se mettre en accord avec soi-même, de peur de se renier, c'est aussi répondre à l'attente de l'autre : quelqu'un compte sur moi, compte que je tiendrai ma promesse, et m'y aide en m'y obligeant. La première idée que nous retiendrons est donc celle d'une extériorité solidaire de l'idée de l'altérité. La deuxième idée à considérer est celle de supériorité. Avec elle, nous rejoignons notre paradoxe initial, visant la dimension verticale propre au rapport commander- 2 obéir. Nous touchons là à une expérience de la conscience morale qui trouve son expression dans diverses figures d'autorité. L'autorité se figure. Elle prend figure dans les maîtres grecs de sagesse, dans les maîtres juifs de justice ; généralisant, on peut dire qu'il n'y aurait probablement pas de vie morale sans l'exemplarité de grands témoins de la vie morale. J'insiste sur le mot exemplarité, qui inclut un élément de longue durée et, en conséquence, ne se laisse pas confondre avec l'immuable, comme c'est le cas encore dans l'encyclique pontificale Splendeur de la Vérité, où l'on passe trop rapidement de l'exemplarité du Christ à l'immutabilité de la règle morale. L'exemplarité, me semble-t-il, comporte une dimension historique dans la mesure où elle inclut la capacité d'affronter l'histoire, voire de l'engendrer et, par là, d'échapper à l'alternative entre l'immuable et le changeant, alternative dans laquelle la discussion morale s'enlise trop souvent, comme s'il n'y avait que deux solutions : ou des règles éternelles, immuables, ou une histoire inconstante et changeante de la conscience morale. À l'inverse de cette alternative, l'exemplarité comporte un élément temporel de pérennité qui ne signifie pas absence d'histoire mais, si l'on peut dire, endurance dans l'histoire. Ce trait remarquable est essentiel à cette deuxième composante de l'idée d'autorité, à savoir l'élément de supériorité. La troisième idée constitutive, après celles d'extériorité et de supériorité, est celle d'antériorité. C'est là que notre embarras est le plus grand. Nous ne pouvons en effet jamais être sûrs du moment de la naissance d'une norme. Nous pouvons nous révolter contre des règles, nous pouvons aussi les changer - et cela est essentiel au caractère historique qui est la contrepartie de ce qui vient d'être dit sur la pérennité -, mais d'abord il y a héritage, d'abord il y a dette. Nous touchons là à un étrange paradoxe qui nous conduit au coeur de la difficulté : il y a toujours une loi avant la loi. Avant les lois, il y a la Loi, c'est-à-dire tout l'ensemble du champ symbolique constitutif de notre humanité et qui, à ce titre, rend la loi toujours antérieure à elle- même. Ce paradoxe de la vie morale a un parallèle dans d'autres champs adjacents à celui de la moralité. Je pense d'abord à l'ordre politique. À vrai dire, l'idée d'autorité a son lieu de naissance dans le champ politique. C'est là que se donne en clair le phénomène de la hiérarchie : en haut les gouvernants, en bas les gouvernés. Toute l'analyse du politique chez Max Weber commence par le surgissement de cette relation hiérarchique au sein du champ social. C'est par là que l'idée d'autorité s'avère inexpugnable. On peut évoquer à cet égard la formule latine que Hannah Arendt se plaît à répéter : potestas in populo, auctoritas in senatu : le pouvoir est dans le peuple, l'autorité est dans le Sénat. Cela signifie que le pouvoir politique se situe au croisement de deux axes : un axe vertical et un axe horizontal. D'un côté, le pouvoir est simplement ce qui ressort du vouloir vivre ensemble ; il existe une communauté historique aussi longtemps que les gens veulent bien vivre ensemble. Quand ils ne le veulent plus, le lien civique se défait, au sens fort du mot dé – faite: on peut parler de dé - faite historique comme on parle de dé - faite militaire. C'est ce spectacle tragique de dé - faite que donnent aujourd'hui des peuples entiers dans l'ex-Yougoslavie ou l'ex-Union soviétique. Mais le pouvoir n'acquiert de durée que si l'axe horizontal croise l'axe vertical de l'autorité. Qu'est-ce donc que cette auctoritas, cette autorité que les Latins placent dans le Sénat? Le peuple, c'est clair, existe maintenant, dans la mesure où il peut se rassembler sur le forum, sur l'agora. Mais le Sénat? Est-ce une Assemblée d'Anciens? En un sens, oui. Mais cette localisation est, en un autre sens, trompeuse. Si, en effet, l'on recherche l'origine historique de ce que Max Weber appelle domination (allemand: Herrschaft), on se trouve pris dans une sorte de fuite en arrière. Jamais on ne trouve un premier. 3 Avant un imperium, il y a un autre imperium. Comme si un César naissait toujours d'un autre César, fût-il démocratique. La chaîne d'autorité se perd dans la nuit des temps. Cela est si vrai que tout pouvoir nouveau cherche à se légitimer comme renaissance, recours à un pouvoir plus ancien que lui-même. Michelet dépeint la Révolution française comme temps zéro. Mais ce temps, lui, ne s'est pas pensé comme temps zéro. Il s'est pensé comme reprise de la République romaine. Il n'y a ainsi renaissance que là où il y a répétition d'une autorité antérieure. Quel est alors le premier César? Les César, disions-nous, naissent des César, mais derrière les César, il y a un Alexandre, et derrière Alexandre, il y a les potentats orientaux... Jamais on ne tombe sur un premier pouvoir. On peut maintenant tenter de reporter cette analyse du champ latéral du politique sur le champ moral lui-même. Que signifie alors cette relation d'antécédence dans le champ moral ? Ceci : les grandes instances morales et les grandes coutumes morales s'adossent toujours à une fondation qui serait dans l'ordre moral ce qu'est l'auctoritas dans l'ordre politique. Ce problème a été rencontré par de nombreux philosophes au titre du problème du législateur. Ainsi, Rousseau, partant de la thèse que la volonté générale ne se réduit pas à la volonté majoritaire, à la somme des volontés individuelles, est amené à se demander comment cette volonté générale peut se relier à nos volontés individuelles. Ce ne peut être, propose-t-il, qu'à l'aide d'un médiateur, à savoir, le législateur. Avec le législateur, nous tombons sur une figure majeure de l'autorité, celle de l'autorité autorisée. C'est un paradoxe, dès lors que le législateur lui-même reçoit la loi. Dans notre uploads/Politique/les-paradoxes-de-l-x27-autorite.pdf

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