LE BIEN COMMUN NOAM CHOMSKY Le bien commun Entretiens avec David Barsamian Trad

LE BIEN COMMUN NOAM CHOMSKY Le bien commun Entretiens avec David Barsamian Traduit de l’anglais par Nicolas Calvé Coordination éditoriale : Barbara Caretta-Debays Photographie de la couverture : La chambre noire, 2005-2006 [fragment], Photographie numérique © Michel Campeau/SODRAC (2013) Typographie et mise en pages : Folio infographie Conversion au format ePub : Studio C1C4 L’édition originale de ce livre a été publiée en 1998 aux États-Unis par Odonian Press et republiée par Counterpoint LLC dans le recueil intitulé How the World Works. © Noam Chomsky, 1986-1998. Tous droits réservés © Les Éditions Écosociété, 2013, pour l’édition française Le fichier numérique de ce titre est strictement réservé à l'usage personnel de l'acquéreur. Il est interdit de le partager et de le diffuser sans autorisation préalable. Dépôt légal : 3e trimestre 2013 ISBN papier 978-2-89719-100-9 ISBN pdf 978-2-89719-101-6 ISBN ePub 978-2-89719-102-3 Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Nous remercions le gouvernement du Québec de son soutien par l’entremise du Programme de crédits d’impôt pour l’édition de livres (gestion SODEC), et la SODEC pour son soutien financier. CHAPITRE 1 Le bien commun Aristote, un dangereux extrémiste DAVID BARSAMIAN : En janvier 1997, vous donniez une conférence à Washington dans le cadre d’une assemblée convoquée par plusieurs organismes, dont le Congressional Progressive Caucus (CPC), un groupe parlementaire progressiste formé d’une cinquantaine d’élus du Congrès. Qu’avez-vous pensé de l’événement ? NOAM CHOMSKY : Ce que j’en ai perçu m’a semblé très encourageant. Il y régnait une bonne ambiance, très animée. Chez les participants, l’impression dominante (que je partage) était qu’une vaste majorité d’Américains sont plus ou moins favorables aux politiques progressistes inspirées du New Deal. Voilà qui est assez frappant, la plupart de mes concitoyen.ne.s n’entendant pratiquement jamais personne défendre une telle position. On prétend que le marché a révélé le caractère néfaste du progressisme ; c’est du moins le message que les médias ne cessent de marteler. Pourtant, de nombreux membres du CPC (dont le sénateur démocrate du Minnesota Paul Wellstone et le représentant démocrate du Massachusetts Jim McGovern) ont publiquement défendu des politiques du New Deal. Le groupe a d’ailleurs vu ses effectifs augmenter après les élections de 1996. Je ne crois cependant pas qu’il faille s’en tenir aux politiques progressistes du New Deal, loin de là. Néanmoins, ses acquis, fruits d’innombrables luttes populaires, valent la peine d’être défendus et consolidés. Votre conférence s’intitulait Le bien commun… On m’avait imposé ce titre, et, comme je suis un type aimable et docile, c’est ce dont j’ai parlé. J’ai commencé par le commencement, avec la Politique d’Aristote, qui a nourri la plupart des théories politiques ultérieures. Pour Aristote, la démocratie doit nécessairement être participative (même s’il en exclut notamment les femmes et les esclaves) et viser le bien commun. Pour fonctionner, elle doit veiller à ce que tous les citoyens jouissent d’une égalité relative, d’« une fortune moyenne, mais suffisante1 » et d’un accès durable à la propriété. Autrement dit, Aristote considère qu’un régime ne peut être sérieusement qualifié de démocratique si les inégalités entre riches et pauvres y sont trop grandes. La véritable démocratie correspond pour lui à ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’État-providence, mais dans une forme radicale allant bien au-delà de tout ce qu’on a pu envisager au XXe siècle. (À la suite d’une conférence de presse que j’ai donnée à Majorque, les journaux espagnols ont écrit que, s’il vivait de nos jours, Aristote serait qualifié de dangereux extrémiste ; c’est sans doute vrai.) L’idée voulant que grandes fortunes et démocratie ne puissent coexister fera son chemin jusqu’aux Lumières et au libéralisme classique, notamment chez des figures comme Alexis de Tocqueville, Adam Smith et Thomas Jefferson, qui en assumeront plus ou moins les implications. Aristote insiste également sur le fait que, si un régime parfaitement démocratique comptait une minorité de citoyens très riches et un grand nombre de gens très pauvres, ces derniers exerceraient leurs droits pour déposséder les nantis. Il considère qu’une telle situation serait injuste et y voit deux solutions possibles : réduire la pauvreté (solution qu’il préconise) ou limiter la démocratie. James Madison [quatrième président des États-Unis, de 1809 à 1817], loin d’être bête, était conscient du problème, mais, contrairement à Aristote, il s’employait à limiter la démocratie. Selon lui, le principal objectif d’un gouvernement consistait à « protéger la minorité des possédants contre la majorité ». Son collègue John Jay [révolutionnaire, diplomate et juriste américain (1745-1829)] se plaisait à dire que « les gens qui possèdent le pays doivent le gouverner ». Les fortes inégalités qui affligeaient la société faisaient craindre à Madison qu’une part grandissante de la population ne « rêve secrètement d’une répartition plus égalitaire des bienfaits [de la vie] ». Si l’on accordait à la majorité un pouvoir démocratique, affirmait-il, celle-ci pourrait ne plus se contenter de rêver. Il a abordé cette question de manière explicite lors de la Convention constitutionnelle de Philadelphie, préoccupé qu’il était par l’éventualité de voir la majorité pauvre user de son pouvoir pour imposer une réforme agraire. Madison a donc conçu un système destiné à empêcher la démocratie de fonctionner, où le pouvoir serait détenu par « une équipe d’hommes parmi les plus compétents », ceux auxquels appartenait « la richesse de la nation ». Au fil des ans, les autres citoyens seraient relégués aux marges ou divisés de diverses façons : découpage des circonscriptions électorales, obstacles aux luttes syndicales et à la coopération ouvrière, exploitation des conflits interethniques, etc. (Précisons que Madison se situait dans une perspective précapitaliste, et que son « équipe d’hommes parmi les plus compétents » était censée être composée d’« hommes d’État éclairés » et de « philosophes bienveillants », et non d’investisseurs et de cadres supérieurs cherchant à s’enrichir sans égard aux conséquences de leurs actes sur autrui. Entreprise par Alexander Hamilton et ses partisans, la transformation des États-Unis en État capitaliste l’a d’ailleurs passablement consterné. S’il vivait aujourd’hui, je crois qu’il serait anticapitaliste, tout comme le seraient Jefferson et Adam Smith.) Il est fort peu probable que ce que l’on considère aujourd’hui comme les « conséquences inévitables du marché » puisse être toléré dans une société vraiment démocratique. On peut emprunter la voie d’Aristote et s’assurer que presque tout le monde dispose d’« une fortune moyenne, mais suffisante » — autrement dit, garantir l’existence d’une classe moyenne —, ou on peut opter pour la solution de Madison et limiter la démocratie. Pendant toute l’histoire [des États-Unis], les propriétaires ont détenu l’essentiel du pouvoir politique. On a cependant connu quelques moments d’exception, comme le New Deal : contraint de réagir au fait que la population n’allait pas tolérer longtemps la situation dans laquelle elle se trouvait, Franklin D. Roosevelt a laissé le pouvoir aux riches, mais en les soumettant à une sorte de contrat social. Il n’y avait là rien de nouveau, et cela va assurément se reproduire. L’égalité Doit-on seulement lutter pour l’égalité des chances ou revendiquer l’égalité des revenus, où chacun vivrait à peu près dans les mêmes conditions économiques ? De nombreux penseurs, à commencer par Aristote, ont soutenu que l’égalité des revenus doit être un objectif fondamental dans toute société se voulant libre et juste. (Il n’est pas question ici de revenus identiques, mais de conditions de vie relativement égales.) L’acceptation de l’inégalité extrême dénote une nette rupture avec la tradition humaniste et libérale, aussi loin que celle-ci puisse remonter. En fait, en défendant le libre marché, Adam Smith présumait que, dans des conditions de liberté parfaite, celui-ci mènerait à l’égalité parfaite des revenus, qu’il considérait comme une bonne chose. Tocqueville, autre grande figure du panthéon, s’émerveillait de l’égalité relative qu’il croyait constater dans la société américaine (il exagérait nettement, mais laissons de côté la question de la justesse de ses perceptions). Il a écrit de manière assez catégorique qu’une « inégalité permanente des conditions » entraînerait la mort de la démocratie. Au fait, dans des parties de son œuvre qu’on a plus rarement citées, Tocqueville condamnait l’« aristocratie manufacturière » alors en plein essor aux États-Unis, laquelle était selon lui l’« une des plus dures qui aient paru sur la Terre ». Si elle prenait le pouvoir, prévenait-il, le pays connaîtrait de graves problèmes. Ses craintes étaient partagées par Jefferson et d’autres figures des Lumières. Malheureusement, l’histoire montre que les choses sont allées bien au-delà de leurs pires cauchemars. Ron Daniels, directeur du Center for Constitutional Rights, basé à New York, use de la métaphore des deux coureurs, l’un partant de la ligne de départ et l’autre à 1,5 mètre de la ligne d’arrivée… L’analogie est intéressante, mais je crois qu’elle passe à côté de l’essentiel. Il est vrai que l’égalité des chances est loin d’être une réalité aux États-Unis, mais, même si elle se concrétisait, le système demeurerait intolérable. Imaginons deux coureurs partant exactement du même point, portant les mêmes chaussures, etc. Celui qui finirait premier obtiendrait tout ce uploads/Politique/lebiencommun.pdf

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