L’altermondialisme à la lumière de la sociologie de l’utopie de Jean Barrea p u
L’altermondialisme à la lumière de la sociologie de l’utopie de Jean Barrea p u b l i é i n F r a n ç o i s e M A S S A R T - P I E R A R D ( d i r . ) , C u l t u r e e t R e l a t i o n s i n t e r n a t i o n a l e s – L i b e r a m i c o r u m J e a n B a r r e a , L o u v a i n - l a - N e u v e , P r e s s e s u n i v e r s i t a i r e s d e L o u v a i n , 2 0 0 7 , p p . 1 2 5 - 1 4 6 Vincent Legrand* Un autre monde est possible1 Une des œuvres majeures de Jean Barrea vit le jour durant la Guerre froide, dans les années 1980, autour de la crise des Euromissiles2. Cette crise fut l’événement contemporain formant l’arrière-plan sur lequel il s’appuya pour développer dans la durée historique l’évolution de l’idéal de paix depuis Érasme, saisie sous l’angle d’une construction théorique qu’il élabora : une sociologie de l’utopie. Cette sociologie de l’utopie peut éclairer nombre de phénomènes socio-politiques utopiens3 et c’est ce à quoi nous nous attelons dans cette étude sur l’altermon- dialisme4. Quoi de plus explicitement utopien que ce cri de ralliement figurant en épigraphe de la présente contribution : « Un autre monde est possible ». 1. Une synthèse de la sociologie de l’utopie de Jean Barrea5 Jean Barrea distingue trois phases fondamentales dans l’évolution d’une utopie : sa maturation intellectuelle, sa socialisation progressive et enfin, ses réalisations historiques – les impasses du réel multipliant les chances de celle-ci de mûrir, de se socialiser, avant, enfin, de se réaliser. * Vincent Legrand est docteur en Sciences politiques, chargé de cours à l'Université catholique de Louvain (UCL) et à l'Université libre de Bruxelles (ULB). 1 Charte de fondation du Forum social mondial (FSM), 2001. 2 BARREA J., L’Utopie ou la guerre – D’Érasme à la crise des Euromissiles, Louvain-la-Neuve, Ciaco, 1986. 3 Jean Barrea utilise expressément le terme « utopien », analytiquement plus neutre que ceux d’« utopique » ou d’« utopiste », dont la connotation est péjorative. 4 À toutes fins d’éclaircissement quant au positionnement de l’auteur, celui-ci signale qu’il est engagé dans le mouvement altermondialiste, au sein duquel il a notamment milité, à l’Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation (URFIG), de janvier 2001 à janvier 2006. L’auteur remercie ses amis et/ou collègues Baudouin Dupret (CNRS), Éric Remacle (ULB), Damien Poncelet et Brigitte Bagnol pour les conversations intéressantes qu’il a eues en leur compagnie sur le sujet. L’auteur porte bien entendu seul la responsabilité de sa contribution. 5 Tous les passages de l’ouvrage précité de J. Barrea figurant dans cette contribution se trouvent aux pp. 9-95. Cult ure et R el ati ons i nt ernati onales 2 1.1. Le discours utopien… « L’utopie n’est autre qu’une révolution culturelle à vocation politique » : dans les moments de crises du réel, avance Jean Barrea, les solutions tendent à venir d’ailleurs que de la sphère politique. Tandis que la politique gère, la culture crée ; et celle-ci entre précisément « en ébullition quand la réalité historique est acculée à l’impasse ». De la sorte, les crises sont « porteuses d’‘Utopies’ créatrices ». Se penchant sur les crises majeures que constituent les crises diplomatiques et les guerres, la « culture de la paix », écrit Jean Barrea, « se forge peut-être sous nos yeux dans les Églises, dans les universités, dans l’opinion publique, etc. » : « le Philosophe est rarement Roi ! » Le discours utopien, poursuit-il, emprunte deux voies : la critique directe du donné historique ou la construction imaginaire d’un avenir idéal. Ces deux voies rappellent respectivement, sur le plan de l’anthropologie philosophique, l’humanisation par la « négativité » d’Éric Weil6 et l’humanisation par la « conscience anticipante » des « possibles » d’Ernst Bloch7. Il est le propre de l’homme de nier ce qui se présente à lui immédiatement et de dépasser ainsi le donné. Plus avant, l’homme est doué d’une conscience capable de prospecter les virtualités de la réalité sociale et de concevoir ce qui n’est pas encore, ce qui pourrait être. Sociologiquement, où l’utopie naît-elle ? « Pour les uns », rapporte Jean Barrea, « la pensée utopique est une projection de l’angoisse que suscite le temps de crise ; elle est une manifestation conservatrice du désir d’ordre et de stabilité ». Vue comme « vision compensatrice », elle « apparaît électivement dans ces moments où une classe remet en doute la société qui l’écarte du pouvoir, les valeurs au nom desquelles elle se trouve ainsi frustrée de ses responsabilités. Les deux sentiments se mêlent en une même angoisse, un même sentiment de malaise que seule peut apaiser la vision de la Cité juste »8. Pour d’autres, poursuit-il, « les crises du réel et, à cette occasion, son éclatement en réels alternatifs ou concurrents, sont propices à l’éclosion de la pensée utopienne, définie, cette fois, en son essence d’‘exercice mental sur les possibles latéraux’ de la réalité »9. Le premier type d’utopie, conservateur, est une compensation dialectique du désordre qui règne en temps de crise ; le second type d’utopie, progressiste, une prospection des possibilités d’avenir que suggère l’indétermination de la réalité elle-même en période de crise- mutation. Les utopies sociales sont portées par cette catégorie de groupes de pression « à vocation idéologique » qui « trouvent leur raison d’être dans la défense, d’esprit désintéressé, de positions spirituelles ou morales, dans la promotion ou l’affirmation 6 WEIL E., Logique de la philosophie, Paris, Vrin, 1967. 7 BLOCH E., Le principe espérance, Tome I, Paris, Gallimard, 1976. 8 SERVIER J., Histoire de l’utopie, Paris, Gallimard, 1967, pp. 318-319. 9 RUYER R., L’Utopie et les utopies, Paris, PUF, 1950, p. 9. L’ al term ondi ali sme à la l umi ère de la soci ol ogi e de l’ ut opi e de Jean Barréa 3 de thèses », luttant pour des réformes au bénéfice de la collectivité globale10. Ceci les distingue des groupes de pression que sont les organisations professionnelles, qui poursuivent des intérêts matériels au seul bénéfice de leurs adhérents. 1.2. … vers la réalité utopienne Jean Barrea s’appuie sur la sociologie politique de R. G. Schwartzenberg qui note, à propos des acteurs « déviants », que « tout se passe comme si des contre-valeurs, portées par des contre-forces, s’incarnaient dans des contre-formes, pour donner naissance à une contre-culture ou, plutôt, une nouvelle culture », qui débouche finalement sur une « nouvelle politique »11. De la sorte, poursuit Jean Barrea, « les « contre-valeurs » sont formulées par le discours utopien, tandis que les « contre- forces » sont les acteurs culturels qui mettent en œuvre la praxis ou les stratégies utopiennes. La « nouvelle politique », enfin, fait passer l’utopie de la contestation à la réalité historique ». Jean Barrea distingue plusieurs étapes quant à l’entrée de l’utopie dans la réalité historique par l’action des pouvoirs publics. La « nouvelle politique », étape finale du processus utopien, peut ainsi être précédée de manière transitoire par la « contre- décision » : À la différence d’une « nouvelle politique », une « contre-décision » est […] inspirée par ce qui n’est encore qu’une « contre-valeur », traduite en « contre- programme » et portée par des « contre-forces », dont les chances de succès grandissent à mesure que l’histoire est éprouvée par un bouleversement social, une crise économique ou diplomatique, voire une guerre internationale. Les trois critères de la « contre-décision » sont […] : (a) l’existence de pressions exercées par des « contre-forces » organisées autour d’une solution alternative ; (b) une concession mineure consentie par des pouvoirs publics réticents ; (c) dans un moment de crise qui se présente comme dialectiquement articulé aux innovations consenties. Il y a donc « contre-décision » lorsqu’une « contre-force » arrache une concession mineure à un pouvoir politique affaibli qui n’est pas réellement gagné lui-même à la solution alternative proposée par l’utopie. 1.3. … via la praxis utopienne Jean Barrea distingue différentes modalités dans la praxis utopienne. Il y a tout d’abord la macro-utopie révolutionnaire ou « utopie d’altercation »12, qui vise, par la 10 MEYNAUD J., Les groupes de pression, Paris, PUF (« Que sais-je ? », n°895), 1962, p. 13. 11 SCHWARTZENBERG R.G., Sociologie politique, Paris, Montchrestien, 1974, pp. 389 et 423. 12 Les concepts d’« utopie d’altercation » et, plus loin, d’« utopie d’alternance », sont de DESROCHE H.. Cf. WUNENBURGER J.J., L’utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, J.P. Delarge, 1979. Cult ure et uploads/Politique/laltermondialisme-a-la-lumiere-de-la-soc.pdf
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- Publié le Oct 31, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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