457 CHAPITRE VIII. Regards sur un monde opaque. L’obsession des sociétés secrèt
457 CHAPITRE VIII. Regards sur un monde opaque. L’obsession des sociétés secrètes à l’époque romantique Les années 1840 sont une période d’intenses transformations intérieures pour la France1. Alors que le pays adopte une politique extérieure pacifiste et semble n’être qu’un spectateur des affaires du monde, il est confronté à la montée des antagonismes sociaux. La société française est en pleine mutation : entre 1800 et 1851, Paris double sa population. Les années 1831-1836 et 1841-1846 sont celles où l’accroissement de la population s’accélère, provoquant de graves tensions sociales. Les sociétés secrètes insurrectionnelles apparaissent dans un contexte économique et social particulièrement troublé. Les catégories sociales les plus pauvres semblent coupées de la Nation et régies par leurs lois propres, en marge de la civilisation. Les élites cherchent à cerner les populations qui s’agglomèrent dans des espaces indéterminés, parfois menaçants, qualifiés de bas-fonds à partir des années 1840. L’abolition des structures de l’Ancien Régime a provoqué un besoin irrépressible de connaître et de représenter la société française2. Ce mouvement s’amplifie sous la monarchie de Juillet face au risque de délitement complet de la société qu’engendre la montée du paupérisme. On sonde la société tout en redoutant d’y trouver des forces organisées prêtes à renverser l’ordre social. Comme l’a montré Louis Chevalier, les enquêtes posent la question du lien entre criminalité et pauvreté et parviennent difficilement à distinguer les deux populations3. Instrumentalisant la menace criminelle, le pouvoir cherche à assimiler les sociétés secrètes politiques aux associations de malfaiteurs, élabore la thèse d’une menace révolutionnaire qui recruterait ses agents dans les bas-fonds de la société. Ce discours est perçu comme polémique. Il se heurte à des représentations concurrentes notamment dans le domaine de la fiction. La littérature ressent avec une grande acuité la crise de visibilité sociale de la monarchie de Juillet4. Elle est propice à l’élaboration de fictions complexes dont le ressort est le mystère social et politique. Et derrière le désordre apparent, l’auteur, devenu entomologiste social, dévoile une cohérence 1 PINKNEY, Decisive years in France (1840-1847), Princeton, Princeton University Press, 1986, 235p. 2 Sur cette soif du déchiffrement du social : ROSANVALLON, Pierre, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 2002 [1998], pp. 373-390. LYON-CAEN, Judith, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet, Revue historique, 2004/2, n°630, pp. 303-331. 3 CHEVALIER, Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Le livre de poche, 1978 [1958], 729 p. KALIFA, Dominique, « Les lieux du crime. Topographie criminelle et imaginaire social à Paris au XIXe siècle », Sociétés et représentations, 2004/1, n°17, p. 131-150. 4 LYON-CAEN, Judith, « Le romancier, lecteur du social dans la France de la monarchie de Juillet », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2002, n°24, pp. 15-32. 458 secrète qui prend souvent la forme du complot. Ces récits publiés par épisode trouvent dans le journal un nouveau support et une audience extraordinaire5. Actualité et fiction coexistent dans les mêmes pages. Or les romans feuilletons les plus lus sont l’œuvre de romantiques progressistes opposés au gouvernement de Juillet. Les représentations du pouvoir et celles de la littérature utilisent ainsi la même structure imaginaire du complot mais leurs discours diffèrent profondément. Exploitant le déficit de prestige diplomatique du régime, les romanciers composent des fictions politiques mêlant combinaisons internationales et conspirations. En effet la monarchie de Juillet est un Etat pacifique sur la scène européenne ce qui contraste avec la violence des rapports sociaux à l’intérieur. Elle se refuse à remettre en cause les traités de 1815. Certes, la monarchie poursuit la colonisation en Algérie en luttant contre Abd-el-Kader, mais elle refuse la guerre contre l’Angleterre sur la question d’Orient. Cette posture modérée donne aux Français l’impression que le pouvoir politique est impuissant à peser sur les affaires du monde ; elle favorise la production de récits et de mythes politiques destinés à compenser cet effacement, en premier lieu la légende napoléonienne, que le pouvoir cherche à récupérer. L’effacement du gouvernement et la paix extérieure favorisent également la conviction que les affrontements de pouvoir se déroulent secrètement et sur des terrains différents que les champs de bataille : celui des luttes sociales. Les mythes politiques du surhomme et des sociétés secrètes profitent du peu de charisme du roi bourgeois, qui fait figure de contre- modèle. Inquiétudes Le complot dans la seconde moitié de la monarchie de Juillet perd en lisibilité. Alors que dans les premières années du régime, les chefs des conspirations étaient connus et presque légitimes en un sens, même dans leurs actions illégales, ils deviennent de plus en plus étrangers à la vie politique légale. Qu’un Lafayette ou un comte de Bourmont conspire, cela est concevable. Que des ouvriers ou des petits bourgeois républicains décident d’engager le 5 La révolution du feuilleton roman a suscité est un champ de recherche en plein développement depuis les études pionnières de René Guise et Lise Queffelec : GUISE René, Le roman-feuilleton 1830-1848 : la naissance d’un genre, Lille, ANRT, 1985, pagination multiple. QUEFFELEC, Lise, Le roman feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF, 1989, 126 p. Voir ainsi comme synthèse des approfondissements de la recherche sur la littérature populaire : ARTIAGA, Loïc, (ss. dir.) Le roman populaire : des premiers feuilletons aux adaptations télévisuelles, 1836-1960, Paris, Autrement, 2008, 186 p. 459 combat, constitue une perspective plus inquiétante pour l’avenir non plus du régime, mais de la société. Or dans les années 1840, il n’y a plus de leaders connus. Les chefs légitimistes et la duchesse de Berry ont abandonné la conspiration. Les chefs républicains ont choisi l’action parlementaire, sinon sont en exil ou en prison. Pourtant la vie politique n’est pas pacifiée. C’est pourquoi il est tentant de conclure que les menées des nouvelles sociétés secrètes sont encore plus redoutables parce que plus invisibles, cachés à l’étranger ou dans les profondeurs du social. Le spectre des jésuites Les chefs légitimistes ne paraissent plus représenter une menace sérieuse après 1832. Les partisans de la branche aînée donnent l’impression d’avoir renoncé à changer l’histoire et de s’en être remis à la Providence. La conspiration aristocratique, si dénoncée depuis la Révolution française, tend à s’atténuer dans les esprits. Il n’en est pas de même de la conspiration jésuite qui inquiète plus que jamais dans les années 18406. La menace aristocratique s’incarnait dans des personnes identifiables. Leur retrait de la politique active est un signe très clair qui décourage les rumeurs. En revanche, la menace jésuite est insaisissable et désincarnée. Elle ne vise pas à s’emparer des formes visibles du pouvoir, mais de la société dans son ensemble. L’idée qu’elle est toujours à l’œuvre souterrainement dans une société française dont on perçoit mal les évolutions est relancée lorsque le ministre de l’Instruction publique Villemain présente en 1841 un projet de réforme de l’Université. Ce projet s’oppose à la volonté des évêques, qui souhaitaient rester maîtres de l’enseignement dispensé dans les petits séminaires et pouvoir choisir leurs directeurs et professeurs. Or Guizot désavoue Villemain. Cette décision donne l’impression que le cléricalisme a progressé depuis la Restauration, qu’il a dépassé le cercle du « parti prêtre » pour gagner de nouveaux soutiens dans la bourgeoisie. L’influence jésuite est dénoncée après la publication en mars 1843 du pamphlet signé du chanoine Desgarets, sous lequel on devine assez vite la plume du père jésuite Nicolas Deschamps, Le monopole universitaire destructeur de la Religion et des lois, ou la Charte de la liberté d’enseignement7. Dans l’ouvrage, l’auteur défend les jésuites et accepte de passer pour l’un d’eux. La réponse des anticléricaux est à la hauteur de la 6 CUBITT, op. cit. pp. 105 sq. LEROY, op. cit., pp. 66 sq. 7 DESCHAMPS, Nicolas, Le monopole universitaire destructeur de la Religion et des lois, ou la Charte de la liberté d’enseignement, Lyon-Paris, Librairie chrétienne et Bureau de l’Univers, 1843, 695 p. 460 provocation. Les jésuites sont accusés de vouloir corrompre la société. Ils conspirent en cherchant à circonvenir les jeunes esprits et gagner de nouveaux adeptes. Les universitaires se lancent dans une campagne antijésuite, dont les cours de Michelet et Quinet au Collège de France au printemps 1843 sont le fer de lance8. Finalement, après une négociation avec Rome, les jésuites acceptent de fermer quelques noviciats. Le gouvernement transforme cette concession en retrait pur et simple des jésuites de France annoncé le 5 juillet 1845 par le Moniteur. La guerre civile suisse ranime les inquiétudes sur la puissance jésuite. Sept cantons catholiques se sont groupés en un Sonderbund soutenu par les masses paysannes catholiques contre les radicaux partisans de la centralisation. Lorsque les radicaux l’emportent à la Diète fédérale, ils interdisent le Sonderbund et expulsent les jésuites. La guerre civile éclate. Elle dure trois semaines et s’achèvent par la défaite du Sonderbund. Guizot est tenté d’intervenir en faveur des catholiques, mais la pression de l’Angleterre l’en dissuade. Echo de cette tension internationale, Victor Considérant publie en 1848 un document intitulé Conjuration des Jésuites9. Il s’agit d’une conférence secrète des jésuites à Chiéri, surprise par un novice qui se fait le révélateur uploads/Politique/ regards-sur-un-monde-opaque-lobsession-d.pdf
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- Publié le Mai 22, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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