1 BERNARD BRUNETEAU L'interprétation du totalitarisme en tant qu'extrémisme du
1 BERNARD BRUNETEAU L'interprétation du totalitarisme en tant qu'extrémisme du mythe de la volonté générale e débat sur les origines intellectuelles du totalitarisme a nourri une importante littérature. Il s'est polarisé d'entrée autour de deux positions : celle d'Hannah Arendt qui, au nom du caractère inédit du phénomène, entend lever tous les soupçons portés à l'encontre de la tradition philosophique occidentale courant de Platon à Nietzsche ; celle des auteurs qui entendent traquer au contraire la généalogie intellectuelle du fantasme totalitaire : Karl Popper et Bertrand Russel au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale, Jacob Talmon en 1952. Pour ceux-ci, Jean-Jacques Rousseau et son concept de volonté générale générateur d'unanimisme propice à l'endoctrinement font figure d'accusés majeurs. « Hitler est un résultat de Rousseau » décrète sans nuance Russel, bientôt contempteur du bolchvisme à partir du même présupposé1. Ce débat s'illustre encore en 1965 dans le cadre du colloque, Rousseau et la philosophie politique, où s'affrontent Lester Crocker, soulignant les « tendances et affinités totalitaires » de la théorie de Rousseau, et Carl Friedrich qui considère à l'inverse la position de Rousseau diamétralement opposée à une « dictature totalitaire » sans précédent par sa modernité2. On a pu repérer depuis lors des traces de ce débat jamais totalement éteint : il resurgit en France lors de l’« année Orwell » lorsque Jan Marejko pointe la « dérive totalitaire » de l'auteur du Contrat3, avant de rebondir une décennie plus tard dans le monde anglo- saxon dans le cadre d'une critique libertarienne du « totalitarisme »4. Depuis le temps de la guerre froide, les usages politiques de Rousseau sont en effet de nature variée5. Inventorions plus spécifiquement ici les origines de la thèse qui fait de la Volonté 1 Bertrand Russel publie The practice and theory of bolshevism en 1949. 2 Rousseau et la philosophie politique, Paris, Presses universitaires de France, 1965 ; voir les contributions de Lester Crocker (« Rousseau et la voie du totalitarisme » et de Carl Friedrich (« Law and Dictatorship in the Contrat social »). Voir Catherine Labro, « Rousseau totalitaire contre Rousseau démocrate : enjeu et critique d'une polémique marginalisée dans l'exégèse rousseauiste des années soixante », Etudes J. J. Rousseau, n° 18, 2010-2011, p. 179-190. 3 Jan Marejko, Jean-Jacques Rousseau et la dérive totalitaire, Lausanne, L'Âge d'homme, 1984. 4 R. Wolker (ed.), Rousseau and Liberty, Manchester University Press, 1995. 5 Céline Spector identifie les prismes marxiste, libéral, straussien, rawlsien, communautarien. Voir son ouvrage, Au prisme de Rousseau. Usages politiques contemporains, Oxford, Voltaire Foundation, 2011. L 2 générale le levier de la mobilisation totalitaire. Ce travail nous conduit à dépasser l'opposition commode et schématique démocratie/totalitarisme. Ce que soulignait Tony Judt dans sa tonique étude des intellectuels français soumis à l'attraction du mythe communiste. « Pour regarder en face l'expérience européenne du totalitarisme, écrivait- il, y compris dans ses aspects qui ont tellement séduit les intellectuels occidentaux, il ne suffit pas de proclamer les vertus de la démocratie et la victoire du régime politique libéral. Il faut d'abord se demander en quoi la démocratie libérale se distingue de son homologue totalitaire, ce qui suppose que l'on dépasse les diverses catégories héritées de la pensée sociale des Lumières et que l'on se préoccupe sérieusement des droits et de la place de l'individu”6. En suggérant qu'une propension à la fascination totalitaire pouvait prospérer sur l'héritage démocratique a-libéral né au XVIIIe siècle, Tony Judt faisait une référence à peine voilée au concept central imposé en 1952 par l'historien israélien Jacob Talmon dans ce livre au titre si dérangeant par l'association déroutante de termes appartenant à des lexiques rivaux pétris de jugement de valeur : Les origines de la démocratie totalitaire. Le concept de “démocratie totalitaire” postule en effet la relation étroite entre totalitarisme et souveraineté populaire en tant qu'incarnation de la fameuse volonté générale. Ce postulat a constitué l'une des premières grandes interprétations libérales du totalitarisme. Téléologique, a-historique et schématique, cette interprétation ne manque pas de prêter le flanc à la critique. Mais celle-là rend l'écho de l'époque au sein de laquelle elle a commencé à être formulée, une époque dominée par la crise de la représentation qui commandait la lecture des “révolutions totalitaires” avec le prisme d'un texte familier. Remise ainsi en contexte, l'histoire de cette interprétation “démocratique” du totalitarisme nous engage encore aujourd'hui à explorer les mécanismes du consensus ayant pu participer à l'édification de ces régimes. I. La Volonté générale, aux origines de la « démocratie totalitaire » A) L'interprétation canonique de Jacob L. Talmon La notion de “démocratie totalitaire” est inséparable de la vie même de Jacob Talmon. Né en Pologne en 1916, celui-ci y commence ses études qu'il poursuit en Palestine après 1936, puis en France brièvement durant la drôle de guerre, enfin comme réfugié en Angleterre à la London School of Economics où il obtient en 1943 son 6 Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France 1944-1956, Paris, Fayard, 1992, p. 371. Jus Politicum - n°10 - 2013 3 doctorat de philosophie (sur la doctrine de la pauvreté au XIIe-XIIIe siècle). C'est dans le cadre de l'Angleterre en guerre qu'il va idéaliser le système démocratique britannique, les fameuses « libertés » parlementaires, la tradition du checks and balances. Et c'est très clairement en référence à ce modèle constitutionnel libéral paré de toutes les vertus qu'il va explorer le repoussoir totalitaire. La tradition libérale britannique — et même la version whig de son histoire — qu'il a fait sienne l'oriente autant vers un souci très vif de la cohésion sociale que vers le rejet non moins vif des ruptures révolutionnaires brutales. On peut donc parler très clairement d'une vision idéologique de départ où toute révolution est jugée potentiellement ennemie des libertés, qu'elle agisse dans sa version française ou dans sa réplique soviétique. De là la volonté de comprendre la tradition révolutionnaire antiparlementaire qui unit ces deux événements en lui donnant une cohérence idéologique. Reprenant nombre des arguments de Burke contre la Révolution française7, l'oeuvre de Talmon peut ainsi se lire aussi comme une critique de l'idée de révolution et comme une vigoureuse condamnation des hommes qui s'en font les propagandistes, ces « curateurs de la postérité » en arrivant in fine à établir une dictature. À l'égal de Voegelin qui idéalise au même moment les démocraties anglaise et américaine pour leur résistance à l'esprit du jacobinisme et leur préservation de l'héritage occidentale traditionnel8. On ne s'étonnera pas finalement de le retrouver sur un chemin déjà emprunté par le pessimisme conservateur d'un Spengler qui voyait en 1933 dans le fascisme et le bolchevisme « le dernier chapitre du mouvement démocratique »9, ou, plus près de Talmon, par un Friedrich Hayek accusant le démocratisme anti-libéral de paver la « route de la servitude ». Mais Talmon est aussi redevable à de brillants travaux de théorie politique démocratique publiés en Angleterre l'année même de son doctorat : d'abord celui du professeur Harold Laski, Reflections on the Revolution of our time, qui fait l'inventaire inquiétant des faiblesses du gouvernement parlementaire face aux dynamiques croisées 7 Sur le rapport de Talmon à Burke, voir José Brunner, « From Rousseau to totalitarian Democracy : the French Revolution in J. L. Talmon's historiography", History and Memory, vol. 3, n° 1, printemps 1991, p. 77-79. 8 Dans The New Science of Politics publié en 1952. Cité dans Thomas Molnar, La contre-révolution, Paris, Union générale d'éditions, coll. 10-18, 1972, p. 300. 9 Le cadre d'investigation de Talmon est même très précisément posé par l'écrivain de la Révolution conservatrice : « La route de Moscou nous montre le but final, mais qu'on ne se trompe pas : ce n'est pas l'esprit de Moscou qui a triomphé ici. Le bolchevisme est chez lui en Europe occidentale, et cela depuis que la philosophie anglo-matérialiste des milieux où fréquentaient, en disciples studieux, Voltaire et Rousseau, a trouvé son expression matérielle dans le jacobinisme continental. La démocratie du XIXe siècle est déjà du bolchevisme ; seulement, elle n'avait pas le courage d'aller jusqu'à ses conséquences extrêmes. De la prise de la Bastille et de la guillotine — auxiliaire de l'égalité universelle — il n'y a qu'un pas aux barricades de 1848 — l'année du Manifeste communiste, et de là il n'y a qu'un autre pas à la chute du tsarisme de structure occidentale. Le bolchevisme n'est plus une menace pour nous ; il nous domine ». Oswald Spengler, Années décisives, Paris, Copernic, 1980, p. 130. B. Bruneteau : L'interprétation du totalitarisme ... 4 du fascisme et du bolchevisme, ensuite celui de A. D. Lindsay, Modern Democratic State, qui accable le modèle français de la volonté générale issu de Rousseau dont l'un des « sinistres résultats » aurait été le mouvement vers une « démocratie totalitaire »10. Le projet de recherche est ainsi posé. Lorsqu'il s'y lance en 1947, après un bref moment passé au secrétariat des affaires étrangères du comité palestinien, le contexte de guerre froide naissante lui est favorable. S'il a obtenu une bourse de la fondation Zangwill, il est aussi généreusement aidé par uploads/Politique/ l-x27-interpretation-du-totalitarisme.pdf
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- Publié le Mar 10, 2021
- Catégorie Politics / Politiq...
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