Le « poing levé », du rite soldatique au rite de masse. Jalons pour l’histoire
Le « poing levé », du rite soldatique au rite de masse. Jalons pour l’histoire d’un rite politique par Gilles VERGNON* Je m’accuse de lever et fermer le poing sans enthousiasme. Je n’aime pas ce geste à la suite, inspiré de l’adversaire. Cela me gêne qu’il réponde à un autre geste, celui de la main ouverte et levée. C’est un signe de bataille plus que de fraternité. Je sens tout de suite de la pesanteur dans l’avant-bras et de la mollesse au poignet. Une ou deux fois seulement, j’ai senti toute ma force au bout de mon poing tendu (Pasionaria, frères Rosselli). Alors le poing tendu avait autant de signification qu’en put avoir jadis le signe de la croix. Tout devient routine. Et c’est cette routine qui m’offense et dont je me méfie. Faut-il fermer le poing au commandement, comme à l’armée... Les automates n’ont pas de foi (1). Au mitan des années trente, en Europe, le poing levé devient le signe d’appar- tenance par excellence de la gauche, surtout de la gauche antifasciste qui s’oppose aux troupes du bras tendu (2). Les photographies de Robert Capa, Willy Ronis, David Seymour, les actualités cinématographiques et les journaux ont « popularisé » à l’extrême défilés du Front populaire en France, théories de manifestants brandissant le poing, foules d’insurgés et de combattants républicains espagnols, mêlés à des femmes et des enfants, le poing levé accompagnant une posture bravache (3). * Maître de conférences d’histoire contemporaine à l’Institut d’Études Politiques de Lyon. (1) J. GUÉHENNO, Journal d’une Révolution, Paris, Grasset, 1939. (2) Cette étude, partie d’un travail en cours sur « l’antifascisme » comme culture politique, doit beaucoup aux pistes ouvertes par P. BURRIN, « Poings levés et bras tendus. La contagion des symboles au temps du Front populaire », Vingtième Siècle, juillet-septembre 1986, p. 5-20, repris dans Fascisme, nazisme, autoritarisme, Paris, Le Seuil, 2000, p. 183-210. Si l’expression d’article « pionnier » est largement galvaudée, elle prend ici tout son sens. Elle doit aussi aux réflexions de L. GERVEREAU, Les images qui mentent. Histoire du visuel au XXe siècle, Paris, Le Seuil, 2000 et, sur un autre plan, de P. PASTEUR, Pratiques politiques et militantes de la social-démocratie autrichienne 1888-1934, Paris, Belin, 2003 et D. TARTAKOWSKY, Les manifestations de rue en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997. (3) Robert Capa photographe, Paris, Sylvie Messinger, 1985 ; R. CAPA et D. SEYMOUR, Front popu- laire, Paris, Éditions du Chêne, 1976 ; Cœur d’Espagne. Témoignage photographique de Robert Capa sur la guerre civile espagnole. Collection du Museo Nacional Centro de arte Reina Sofia, Madrid, Aperture, 2002 ; W. RONIS et D. DAENINCKX, A nous la vie ! 1936-1958, Paris, Hoëbeke, 1996 ; voir aussi l’album d’A. PAZ, Durruti 1896-1936, Paris, Nautilus-L’Insomniaque, 1996. Le Mouvement Social, no 212, juillet-septembre 2005, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières 77 Irréductiblement associé aux défilés du Front populaire, le geste l’est aussi pour ses adversaires de droite, écrivains ou pamphlétaires, qui le stigmatisent parfois comme un emprunt à un « fascisme » dans lequel ils ne disent pas se reconnaître. Philippe Henriot dénonce, dès l’hiver 1934, ces « initiés » qui se reconnaissent « par un salut emprunté au fascisme et à l’hitlérisme, mais où s’accuseront l’esprit de haine et la volonté de menace : le bras tendu et terminé par le poing fermé » (4). G. Véry stig- matise de même, dans la Revue de France, un geste « pas de chez nous... ni lorrain ni angevin ni provençal ni breton » (5). Marcel Aymé, dans un registre plus souriant, ironise dans Travelingue sur « les zones de poings fermés » que doit traverser son héros (6). Lever le poing, brandir le poing, c’est alors participer d’un rituel politique plus large qui inclut le chant (Internationale, Jeune garde), la scansion de mots d’ordre, l’affichage d’emblèmes et de signes graphiques (trois flèches, faucille et marteau, bonnet phrygien), la mise en scène des cortèges et réunions publiques, voire, pour les plus jeunes et/ou les plus déterminés des militants, « l’enchemisement », le port de la chemise de couleur, élément d’un uniforme signalant la disponibilité à l’affron- tement (7). Le lever du poing, s’il ne se substitue pas à l’ensemble des pièces du rituel, les résume cependant admirablement dans leur fonction (8). Rite simple, élé- mentaire, qui redouble dans sa forme collective celui du mouvement spontané de menace, de colère ou de liesse, il ne nécessite aucun support « technique » et se prête à la manifestation collective comme à la pose individuelle. A ce titre, il est le mieux à même d’affirmer l’identité du groupe et de rassembler dans la communion de ses valeurs : dans la France de 1935-1939 une identité « antifasciste », transversale aux différentes cultures politiques de la gauche, fondée sur des valeurs à la fois républi- caines et socialistes. Fortement associé à la scène de l’Europe des années 1930, qui lui a donné nais- sance, le lever du poing s’est pérennisé à travers des contextes et des espaces fort différents, bien que presque toujours liés aux valeurs d’origine, des manifestants de mai 1968 et des Black Panthers américains des années 1960 (9) aux affiches « anti- fascistes » des « pays de l’est » des années 1960 et 1970 (10) ou aux récentes mani- festations « anti-mondialisation ». L’universalité du geste, sa pérennité en font un des signes majeurs, avec son frère ennemi, le bras tendu, de « l’ère des masses » que fut le XXe siècle. L’étude de ses origines, des vecteurs de son acculturation, des sens successifs (4) P. HENRIOT, Mort de la trêve, Paris, 1934, p. 139-140. (5) G. VERY, « Où vont les jeunes ? », Revue de France, 1er novembre 1938. (6) M. AYMÉ, Travelingue, Paris, Gallimard, 1937, réédit. Gallimard, « Folio », 1995, p. 39. (7) S. BERSTEIN, « Rites et rituels politiques », in J.-F. SIRINELLI (dir.), Dictionnaire historique de la vie politique française au XXe siècle, Paris, Le Seuil, 1990, p. 929-932. (8) Nous reprenons ici la distinction usuelle entre le rituel comme système de règles et de rites et le rite comme geste ou pratique spécifique, réglée, s’inscrivant ou non dans un rituel d’ensemble. (9) Voir Sous les pavés la plage. Mai 68 vu par Gilles Caron, Sèvres, La Sirène, 1993 et le numéro spécial de Paris Match, 15-22 juin 1968. Les Black Panthers sont à l’origine d’un rituel politique incluant uniforme, coiffure « afro » et poing levé comme geste de ralliement. (10) Nie wieder Faschismus. Antifaschistische Widerstandbewegung von gestern und heute im Spiegel der Plakate, Karl-Marx-Stadt, FIR, 1973. G. VERGNON 78 qu’il incarne, s’impose à l’histoire des cultures politiques de gauche dont il est un des éléments extérieurs majeurs. Une telle étude s’inscrit aussi dans le débat récemment rouvert à propos de « l’antifascisme » et de ses rapports avec le système commu- niste (11). Volontairement bornée dans le temps (l’entre-deux-guerres) et l’espace (de l’Allemagne à la France et l’Espagne), elle n’a pour ambition première que d’avancer sur un chantier encore peu fréquenté par les historiens, celui de l’étude concrète de rites politiques devenus parfois signes d’identification universels. Un rite de combat Le rite du poing levé est directement issu de la culture politique du Kampf de l’Allemagne de Weimar. Les travaux de l’historien allemand Gottfried Korff permet- tent aujourd’hui de préciser de façon sûre sa chronologie (12). A partir d’un dessin de 1922 de Georges Grosz, Über den Gräben des März : Hütet euch ! (par-dessus les tombes de mars, prenez garde !), représentant un homme en blouse levant le poing d’un geste de défi par-dessus les croix d’un cimetière improvisé, le graphiste John Heartfield, membre du Kommunistische Partei Deutschlands (KPD), crée une « forme symbolique fixe » à partir d’une expression élémentaire de colère (13). Le RFB, la formation paramilitaire du KPD, l’inclut dans son règlement intérieur de juillet 1924 comme salut, « le poing fermé, la paume de la main tournée en avant, l’avant-bras tendu » accompagné du cri Rotfront ! (14). Heartfield crée aussi en 1927 le logo du Rot-Front-Kämpferbund (RFB), un poing fermé dans un cercle sur fond noir, accompagné des trois initiales de l’organisation. Geste et mots d’ordre se dif- fusent de 1924 à 1928, au rythme des manifestations et des campagnes électorales, particulièrement en 1925 où le candidat communiste aux élections présidentielles, Ernst Thälmann, multiplie les poses, le poing levé, en uniforme du RFB, casquette et brassard. Comme le souligne Gottfried Korff, le geste, lié à un nouveau « style de manifestations », à la fois combatif et débraillé, où « casquette Lénine » et col ouvert (11) Cf. A. KRIEGEL, « Sur l’antifascisme », Commentaire, été 1990, p. 299-302 et F. FURET, Le passé d’une illusion, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, chapitres 7 et 8. Pour un point de vue dif- férent, voir M. AGULHON, « Faut-il réviser l’histoire de l’antifascisme ? », Le Monde diplomatique, juin 1994, B. GROPPO, « Fascismes, antifascismes et communismes » in M. DREYFUS et alii (dir.), Le siècle des communismes, Paris, uploads/Politique/ gilles-vergnon-le-poing-leve.pdf
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- Publié le Dec 30, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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