Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, septembre 16, 2005. Fr 3.1
Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, septembre 16, 2005. Fr 3.1 Chapitre 3: La République des opportunistes (1879-1898). Ce furent les années où la République se mit en place, où s’installèrent des institutions et des mœurs politiques qui ont eu la vie dure : ce fut l’âge d’or, notamment, de la démocratie parlementaire. Ce fut alors que les conquêtes révolutionnaires et les avancées du XIXe siècle s’enracinèrent définitivement et cessèrent d’être perçues comme subversives par une majorité de Français pour se muer en fondements de la nation. Cependant, il subsistait un camp anti-républicain (à droite), des courants révolutionnaires (à gauche). Certains étaient hostiles à la République en son principe, d’autres ne l’étaient qu’à ses pratiques politiques, mais frontières entre cexu deux types de mouvance avaient tendance à ête mouvantes et confuses, notamment en période de crise. Ce qui nourrissait ces extrémismes, c’était d’une part que la IIIe République était en conflit avec des secteurs importants de la société : conflit ouvert avec l’Église et les catholiques au début de la période (il se calma dans les années 1890 avant de reprendre de plus belle dans les années 1900), conflit latent avec le monde ouvrier, mal intégré à la société et mal pris en compte par un régime qui faisait la part belle aux campagnes ; d’autre part que les dérives du parlementarisme (faiblesse et instabilité du pouvoir exécutif, corruption) n’attendirent guère pour se manifester, nourissant la colère d’une partie de la population et débouchant sur deux crises graves, la crise boulangiste à la fin des années 1880 et un peu plus tard le scandale de Panamá ; il faut y ajouter la vague d’attentats anarchistes du début des années 1890. Cependant la République triompha finalement de ces crises et ne fut jamais réellement menacée, sauf peut-être durant quelques semaines en 1888-1889. Ce furent aussi des années où se mit en place une politique extérieure et coloniale des plus aventureuses, des années enfin de crise économique et de repli protectionniste. Je traiterai les aspects sociaux au chapitre 6, l’économie au chapitre 7 et l’expansion coloniale au chapitre 9. I-L’œuvre des opportunistes. A) Les forces politiques en présence dans les années 1880. Les républicains confirmèrent en 1881 leur victoire aux élections de 1877. Les amis de Gambetta, ceux des radicaux des années 1860 que les combats des années 1870 avaient assagis, avaient rejoint les anciens républicains de gouvernement dans les rangs des modérés. On les appelait couramment les opportunistes. L’expression, moins péjorative qu’aujourd’hui (elle l’est devenue à mesure qu’ils se déconsidéraient), signifiait qu’ils étaient prêts à faire des concessions (ainsi en 1875 pour obtenir la forme républicaine du régime ils Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, septembre 16, 2005. Fr 3.2 avaient cédé sur le maintien d’une Chambre haute), qu’ils traitaient les problèmes au fur et à mesure que ceux-ci se présentaient, sans intolérance ni esprit de système, sans prétendre forcer l’évolution de la société. « Républicains modérés, mais pas modérément républicains » selon l’expression de l’un d’entre eux (Jules Favre peut-être), les opportunistes étaient attachés aux principes de 1789, au respect du droit, à la légalité. Ils étaient hostiles à tous les régimes personnels, monarchies ou dictatures (l’idée de monarchie et celle de dictature se mêlaient dans leurs esprits ; pour eux, le Diable, c’était le bonapartisme), et aussi à tout ce qui rappelait le cléricalisme, l’Ordre moral. Ils étaient très attachés au principe de représentation, pour eux consubstantiel à la véritable démocratie, c’est-à-dire qu’ils voulaient un pouvoir assuré par des élus gouvernant au nom du peuple, et non pas par le peuple lui-même : toute forme de gouvernement direct, toute manifestation de démocratie plébiscitaire de type bonapartiste leur faisait horreur (il n’y eut aucun référendum sous la IIIe République). Ils cherchaient aussi à éviter tout ce qui pouvait rappeler les troubles révolutionnaires du XIXe siècle : pour eux, la République ne pouvait être que réconciliatrice, intégratrice ; ce qui ne signifiait pas qu’elle dût abandonner ses valeurs, ses combats : elle devait convaincre, non combattre. Les hommes au pouvoir dans les années 1880 et 1890 croyaient très fort au progrès. Ils se définissaient comme les continuateurs de la tradition des Lumières, du kantisme et aussi, pour beaucoup, comme des positivistes. On était à l’apogée de ce courant philosophique ; apogée universitaire tout au moins (en 1892 une chaire d’épistémologie fut créée au Collège de France pour le positiviste Pierre Laffite) ; apogée aussi dans le sens où les idées des positivistes n’ont jamais été autant répandues, vulgarisées que dans ces décennies. Hors des milieux catholiques, elles formaient la political correctness de l’époque, elles paraissaient évidentes, indiscutables, indépassables. Les lignes qui suivent n’ont pas la prétention de décrire le positivisme comme pensée philosophique, mais d’esquisser ce positivisme vulgarisé, cet ensemble d’idées et de préjugés qui imprégnaient les esprits en ces débuts de la IIIe République : une mentalité plus qu’une philosophie. Le positivisme est la philosophie d’Auguste Comte (1798-1859). De formation saint-simonienne (il fut le secrétaire de Saint-Simon dans sa jeunesse), Comte fit une carrière d’enseignant, dans l’enseignement secondaire et supérieur privé ; il enseigna essentiellement les matières scientifiques (notamment l’astronomie), mais de son vivant il n’obtint jamais la reconnaissance de la Sorbonne pour sa philosophie. Il a essentiellement publié un Cours de philosophie positive (1830-1842) et un Système de politique positive (1851-1854), ainsi qu’un petit Catéchisme positiviste (1852) qui, offrant une lecture facile et des certitudes simplistes, fut largement diffusé à la fin du siècle lorsque le positivisme cessa d’être un instrument de réflexion pour devenir un conformisme. Le mot “positivisme” vient de “positif”, au sens de “qui s’appuie sur les faits, sur l’expérience, sur les Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, septembre 16, 2005. Fr 3.3 notions a posteriori”, par opposition à ce qui s’appuie sur les notions a priori, les “théologies” et les “métaphysiques”. Pour les positivistes, l’Histoire a un sens, elle est un progrès continu qui mène l’humanité, selon une loi scientifique aussi infrangible que celle de la gravitation, de l’état théologique, état primitif de la connaissance du monde où l’esprit « invente des êtres fictifs au lieu d’observer des êtres réels », à l’état métaphysique, état transitoire où l’esprit « substitue aux êtres des entités [inventées elles aussi] », puis finalement à l’état scientifique, par le triomphe progressif de la raison : ce dernier état est « l’état où l’on peut saisir la réalité, non seulement au niveau des événements particuliers, mais aussi à celui des lois universelles ». La philosophie de Comte est donc, dans la grande tradition du XIXe siècle, une philosophie du progrès, une pensée athée et optimiste, humaniste (elle met l’homme au centre de tout) et très historiciste, bref, une philosophie d’après 1789 et d’avant Auschwitz. Pour Comte, le progrès est un processus à la fois inéluctable et lié au volontarisme des hommes, les scientifiques (les positivistes avaient le culte du savant) ou les dirigeants de la société (politiques et autres). La marche du progrès est conditionnée par l’aptitude à observer, à analyser et à déduire (Comte posait une subordination totale de l’homme par rapport au monde, une dépendance intellectuelle absolue par rapport au réel, calquée sur la dépendance corporelle de l’être humain par rapport au milieu physique). Mais n’y a pas de progrès sans ordre (« le progrès n’est que le développement de l’ordre ») : il faut, pour progresser, lier entre eux les hommes, rallier les individualités à un progrès commun et harmonieux, éviter les ruptures, les dissensions, les troubles, les révolutions ; le débat même n’a de sens que si les deux adversaires emploient des arguments scientifiques, en revanche il n’y a pas de dialogue possible avec l’irrationnalité, avec ceux qui ne sont pas raisonnables. Cet ordre, qui peut éventuellement passer par la constitution d’une “religion positive” ou “religion de l’humanité” (il y a eu des espèces de phalanstères positivistes, il en demeure même au Brésil), ne peut être défini que par la science (pour Comte, il est possible d’appliquer aux mouvements des sociétés des lois scientifiques aussi rigoureuses qu’aux mouvements des planètes ; le positivisme appelait donc à la constitution d’une “physique sociale” ou anthropologie, c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui la sociologie, mais perçue comme une science exacte). L’une des raisons du succès du positivisme dans le discours politique officiel au cours de la période qui nous occupe, ce fut que le scientisme progressiste, humaniste et athée de Comte, sans être le moins du monde révolutionnaire, sans être un instrument de contestation de la société (le changement devait venir des élites), constituait, pour beaucoup de républicains, un instrument de contestation du pouvoir de l’Église, et notamment de l’enseignement dogmatique qu’elle dispensait et que les républicains identifiaient comme leur plus dangereux ennemi ; là résidait pour l’essentiel le progressisme Jean-Pierre Minaudier. Lycée La Bruyère, Versailles, septembre 16, 2005. Fr 3.4 de l’époque, hors des milieux socialistes. Mais s’il influença beaucoup les milieux politiques républicains, en France le positivisme n’est jamais devenu la doctrine officielle du régime, comme cela a pu être le cas en Amérique latine à la uploads/Politique/ france-03b-opportunistes.pdf
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- Publié le Aoû 20, 2022
- Catégorie Politics / Politiq...
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