LA CONNAISSANCE DU DIEU TRINITE CHEZ SAINT AUGUSTIN par delà les embarras de l’

LA CONNAISSANCE DU DIEU TRINITE CHEZ SAINT AUGUSTIN par delà les embarras de l’analogie et de l’anagogie1 par Luigi Gioia* L’examen des griefs formulés à l’encontre de la théologie trinitaire d’Augustin (354-430) par de nombreux théologiens contemporains est une besogne dans l’ensemble peu gratifiante pour le chercheur augustinien. Plusieurs de ces critiques trahissent une connaissance plutôt sélective des sources; ils ont coutume de faire remonter à Augustin une tradition jugée insatisfaisante en théologie trinitaire sans soumettre cette attribution à une vérification documentaire rigoureuse ; ils finissent par reproduire une même kyrielle de lieux communs, si souvent répétés qu’il devient parfois difficile même d’en retracer l’origine2. Par * Article paru dans E. Durand, V. Holzer (eds.), Les sources du renouveau trinitaire au XXe siècle, Cogitatio Fidei, Paris: Cerf, 2008, 97-139 1. Titre de l’un des paragraphes de G. MADEC, « Inquisitione proficiente. Pour une lecture ‘saine’ du De Trinitate d’Augustin », in J. BRACHTENDORF, Gott und sein Bild. Augustinus De Trinitate im Spiegel gegenwärtiger Forschung, Paderborn, Schöningh, 2000, p. 73-76 : « Les embarras de l’analogie et de l’anagogie ». L’argument de la présente étude est développé plus en détail dans L. GIOIA, The theological epistemology of Augustine’s De Trinitate, Oxford, Oxford University Press, 2008. 2. Pour une vue d’ensemble des critiques d’Augustin voir R. DODARO and G. LAWLESS (éd.), Augustine and his critics. Essays in honour of Gerald Bonner, Londres, Routledge, 2000 et en particulier, dans ce volume, L. AYRES, « The fundamental grammar of Augustine’s Trinitarian theology », p. 71, où il prend en examen C. Lacugna, C. Plantinga, V. Lossky, J. Zizioulas. Pour autre vue d’ensemble sur ce sujet voir F. BOURASSA, « Théologie trinitaire chez saint Augustin », Gregorianum 58, 1977, p. 675ss. Une réponse aux critiques de Lacugna est donnée par S. HEANER LANCASTER, « Three-Personed Substance: The Relational Essence of the Triune God in Augustine’s De Trinitate », The Thomist 60, 1996, p. 123-139. Un des exemple les plus frappants de critiques infondées mais très influentes est offert par C. GUNTON, « Augustine, the Trinity and the theological crisis of the West », in The promise of Trinitarian theology, T&T Clark, 1997. La réponse la plus récente à Gunton est celle de R. Cross, « Quid tres? On What Precisely Augustin bonheur, les mieux inspirés de ces commentateurs présentent parfois une version de ce qu’Augustin aurait dû faire ayant l’avantage singulier et paradoxal de laisser entrevoir ce que l’auteur du célèbre De Trinitate a effectivement fait. Ceci est le cas en particulier des auteurs pris en examen dans la présente étude : deux théologiens des plus représentatifs, Karl Barth et Karl Rahner, et un chercheur augustinien, Olivier du Roy, dont le travail semble tributaire des critiques rahnériennes à l’encontre d’Augustin3. Karl Barth : une impression de frivolité Le célèbre théologien de Bâle dresse son bilan de la pensée trinitaire d’Augustin dans un paragraphe intitulé Vestigium Trinitatis, dans le premier volume de sa Dogmatique4. Ce titre est emprunté au De Trinitate5 et la doctrine qu’il est censé exprimer se réfère à ce que l’on a coutume d’appeler les ‘triades psychologiques’ – une expression pouvant induire en erreur, mais que nous adoptons tout de même par commodité. Le uestigium trinitatis, déclare-t-il, désigne un analogue de la Trinité, du Dieu trinitaire de la révélation chrétienne, dans une réalité créée distincte de lui, une réalité créée qui ne serait pas une forme assumée par Dieu dans sa révélation mais qui, plutôt à l’écart de la révélation de Dieu, manifesterait dans sa propre structure créée une certaine ressemblance avec la structure du concept trinitaire de Dieu, de telle sorte qu’elle pourrait être considérée comme une image du Dieu trinitaire lui-même6. En filigrane on reconnaît aisément dans cette citation la polémique de Barth contre ce qu’il appelle la ‘théologie naturelle’, c'est-à-dire toute tentative d’ériger une voie alternative (ou même simplement complémentaire) à la révélation – « plutôt à l’écart de la révélation de Dieu »– pour connaître Dieu. Cette polémique ne l’empêche cependant pas de fournir une analyse pénétrante de la doctrine qu’il attribue, non sans quelques hésitations7, à Augustin. D’abord, dans la phrase à peine citée, il faut remarquer une précision concernant les analogues entre lesquelles la ressemblance est établie : d’une part la structure d’une réalité créée et, de l’autre, non pas Dieu lui-même, mais la structure du concept trinitaire de Dieu. Nous y reviendrons. Professes Not to Understand in De Trinitate 5 and 7”, Harvard Theological Review 100, 2007, p. 215-232. 3. Cf. plus bas note 45. 4. K. BARTH, Dogmatique I/1 : La doctrine de la Parole de Dieu. Prolégomènes à la Dogmatique, Genève, Labor et Fides, 1953, §8, p. 38-51. 5. Barth emprunte le titre de son paragraphe Vestigium Trinitatis au De Trinitate, cf. VI, 12 (242) : « Oportet igitur ut creatorem per ea quae facta sunt intellecta conspicientes trinitatem intellegamus cuius in creatura quomodo dignum est apparet uestigium ». 6. BARTH, Dogmatique, op. cit., p. 39 (traduction modifiée). 7. Cf. ibid., p. 39 : « L’expression [vestigium trinitatis] vient probablement d’Augustin ». 3 Ensuite, Barth semble entrevoir une distinction dont la portée nous apparaîtra décisive en vue d’une interprétation exacte des ‘triades psychologiques’ qui ne les réduise pas à de simples analogies : « Plus qu’un uestigium –il observe– c’est l’imago Dei, c'est-à-dire l’image la Trinité elle-même, qu’Augustin pensait trouver dans la structure de la conscience humaine8 ». Nous reviendrons sur ceci aussi. Vite, cependant, l’attention se concentre sur l’interprétation analogique des ‘triades psychologiques’ : celle-ci « plus qu’aucune autre, a fait impression et exercé son influence dans tous les siècles ultérieurs9 ». Barth ne néglige pas la valeur positive qu’une telle entreprise pourrait assumer dans un contexte où l’intention ne serait pas celle de « démontrer la possibilité de la révélation dans le monde de la raison humaine » –ce qu’il appelle ‘apologétique’–, mais « d’établir les possibilités concrètes du monde de la raison humaine comme lieu de la révélation » –ce qu’il appelle ‘polémique’10. Persuadés qu’ « il ne peut y avoir de véritable perception de la Trinité qu’en présence de la révélation elle-même : trinitate posita11 », les Pères se gardaient bien de « surestimer [cette approche analogique], d’y voir des exposés théologiques, ni de les utiliser comme des preuves au sens stricte du mot12 ». Dans la mesure donc où le recours à l’analogie ne joue pas un rôle apologétique, Barth est même disposé à en explorer les virtualités théologiques, en y voyant un moyen de façonner un langage pour exprimer le mystère de Dieu : La révélation –affirme-t-il–, celle-là même comprise de façon correcte et normative dans les formulations dogmatiques, peut saisir le langage, c'est-à-dire que, sur la base de la révélation, on peut trouver dans le langage familier, utilisé par tous, assez d’éléments pour pouvoir parler de la révélation13. Les ‘triades psychologiques’ pouvaient ainsi être adoptées pour parler de Dieu « non pas parce qu'elles auraient été appropriées par elles-mêmes pour cela, mais parce qu’elles étaient adaptées en vue d’être appropriées14 ». En un mot, dans le cas du De Trinitate, la vie de l’esprit était interprétée à la lumière du mystère de la Trinité de façon à pouvoir fournir en retour un analogue apte à illustrer le mystère de la Trinité : « La démarche de leur pensée ne consistait donc pas à essayer d’expliquer la Trinité en partant du monde, mais inversement à essayer 8. ibid., p. 42. 9. ibid., p. 42. 10. ibid., p. 45 (traduction modifiée). 11. ibid., p. 44. 12. ibid., p. 43. 13. ibid., p. 44 (traduction modifiée). 14. ibid., p. 45. d’expliquer le monde à partir de la Trinité, afin de pouvoir parler de la Trinité dans le cadre de ce monde15 ». Avec sa pénétration coutumière, Barth est donc tout à fait capable de mettre en lumière le bien fondé de cette méthode analogique. Cependant, le changement de la ‘polémique’ en ‘apologétique’ –selon sa terminologie– qu’il détecte dans la tradition théologique postérieure aux Pères le conduit non seulement à plaider pour l’insuffisance de cette méthode, mais à en stigmatiser résolument le danger, avec l’intransigeance rendue célèbre par sa controverse avec Brunner16. Ce changement est en effet une expression de plus du virage anthropologique de la pensée théologique de la modernité : le uestigium cesse d’être l’utilisation de réalités humaines pour parler de Dieu et devient une instrumentalisation d’aspects de la théologie, sinon de Dieu lui-même, pour parler de l’homme. D’ailleurs, en dépit des bonnes intentions des Pères, cette dérive était prévisible et même inévitable dès le moment où la théologie avait enfreint les limites d’une humble et fidèle ‘interprétation’ de la révélation et s’était aventurée dans son ‘illustration’. Ce faisant, en effet, la théologie trahissait un manque de confiance dans l’évidence propre de la révélation. En outre, une ‘illustration’, étant « plus proche de l’homme que la révélation, parce qu’en définitive il s’agit de son propre être et de sa propre nature, inévitablement devient une menace pour son attention à la révélation, une limitation du sérieux avec lequel il l’embrasse17 uploads/Philosophie/la-connaissance-du-dieu-trinite-chez-saint-augustin-par-dela-les-embarras-de-l-analogie-et-de-l-anagogie-1.pdf

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