Lucien Febvre De la théorie à la pratique de l'histoire In: Annales. Économies,
Lucien Febvre De la théorie à la pratique de l'histoire In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 8e année, N. 3, 1953. pp. 362-369. Citer ce document / Cite this document : Febvre Lucien. De la théorie à la pratique de l'histoire. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 8e année, N. 3, 1953. pp. 362-369. doi : 10.3406/ahess.1953.2189 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1953_num_8_3_2189 DÉBATS ET COMBATS DE LA THÉORIE A LA PRATIQUE DE L'HISTOIRE Lucien Goldmann n'est certes pas un inconnu. Il nous a dotés en 1948 d'un ouvrage original sur un grand sujet : La communauté humaine et Vunivers chez Kant. Bonne occasion pour se poser déjà de grands problèmes ; « philosophie classique et bourgeoisie occidentale », ce titre du premier chapitre les résume en partie. Aujourd'hui, dans la collection de petits mémoires philosophiques qu'Henri Delacroix a fondée et baptisée du nom à"1 Encyclopédie philosophique (le regretté Emile Bréhier l'a dirigée après lui), il nous apporte sur ce thème général, Sciences humaines et Philosophie1, une série de remarquables notations. Les unes concernent la pensée historique et son objet ; les autres, la méthode dans les sciences humaines ; d'autres encore, les grandes lois de structure : déterminisme historique, fonction historique des classes sociales, problème de la conscience possible. A la fin, quelques pages sur les formes, expressions cohérentes et adéquates d'une vision du monde sur le plan du comportement, du concept ou de l'imagination. — et dont l'étude constitue, ou devrait constituer, une des tâches importantes de. l'historien. Le livre est vivant. La pensée, qui se meut dans le cadre général du matérialisme dialectique, ne néglige pas de s'orienter cependant par rapport à quelques points cardinaux qui se nomment le 'Durkheim des Règles de la méthode sociologique, le Max Weber des Études sur la théorie de la science et'de L'éthique protestante et le capitalisme, ou le Georg Luckas à' Histoire et conscience de classe : simple enumeration que nous empruntons, telle quelle, à Lucien Goldmann ; elle est garante pour nous d'une liberté de pensée et d'une curiosité d'esprit également précieuses. L'attitude générale est vigoureusement critique. Et comme notre auteur a une grande lecture, une connaissance approfondie de la philosophie sociologique des Allemands, mais aussi de la sociologie des Américains et de leurs épigones en France et ailleurs — ses réactions contre telle ou telle opinion qu'il discute en peu de mots mais avec une singulière pénétration, animent et vivifient un exposé remarquablement cohérent et lucide. 1. Paris, Presses Universitaires, 1948 ; in-8°, 147 pages. — • La communauté humaine et Vunivers chez Kant est paru également aux Presses Universitaires. Le livre est la traduction (avec -quelques changements) d'une édition antérieure publiée en allemand à Zurich en 1945.^ DE LA THÉORIE A LA PRATIQUE DE L'HISTOIRE * 363 Si nous tentons de dégager quelques-unes des lignes directrices de la pensée de Lucien Goldmann, il ne nous faut pas lire bien avant son livre pour nous sentir en sympathie, avec l'auteur. Tant d'importantes remarques !... Nous n'avons pas à les faire nôtres : elles le sont depuis toujours. Toute philosophie,' nous dit-il d'abord, est entre autres une philosophie de la conscience et de l'esprit- (ce qui ne veut pas dire nécessairement une philosophie idéaliste). En foi de quoi, les philosophies de la nature, des naturalistes de la Renaissance à Schelling et à Hegel, essayèrent d'introduire dans l'univers physique et cet esprit et cette conscience. Défaite pour elles, s'il est vrai que le développement des sciences physico-chimiques semble avoir prouvé qu'un « domaine de la connaissance est acquis à la science positive dans la mesure où il se libère de toute ingérence philosophique». Or,. on sait quel fut le prestige de ces sciences positives au cours du xixe siècle. On sait aussi comment, de ce prestige même, naquit un scientisme qui, des sciences biologiques gagna les sciences humaines en préconisant, comme dit Goldmann, « une biologie mécaniste, une psychologie behaviouriste, une histoire empi- rique'et une sociologie chosiste ou descriptive». C'est-à-dire tout ce que, lorsqu'aux environs de 1900 je naissais à l'histoire, nous trouvions devant nous, en fait ou en puissance, et qui rendait alors les études historiques si rebutantes. D'un mot, ce contre quoi les Annales ne devaient un peu. plus tard cesser de réagir. Ce scientisme n'a* point totalement disparu. Et -Lucien Goldmann a raison de s'inquiéter. Le déclarer justifié, c'est prononcer l'arrêt de mort de la philosophie, considérée comme une survivance idéologique sans portée. Le déclarer injustifié, c'est penser que la philosophie apporte réellement, je n'écrirais pas avec Goldmann (p. 2), des « vérités sur la nature de l'homme » : je me méfie toujours du prestige de ce grand mot, vérité1, trop riche de résonances diverses — mais des analyses ingénieuses et clarifiantes sur les meilleurs moyens d'étudier cette nature humaine. Et il est bien vrai que «les sciences humaines doivent être philosophiques pour être scientifiques » — il est bien vrai, ajouterai-je, historien, que l'histoire ne peut être scientifique que si l'historien a des idées. *** Autre problème, ce problème des rapports de l'histoire et de la sociologie qui s'est posé avec acuité, lui aussi, devant les hommes de ma génération quand, grisée. par ses premiers succès, la sociologie en vint rapidement à vouloir escamoter l'histoire. Pauvre Clio ! Les plus accommodants des sociologues la réduisaient à l'humble rôle de pourvoyeuse, de mercenaire aux gages des Hauts Messieurs de la sociologie ; les autres l'annihilaient par une subtile opération en deux temps : ils la réduisaient d'abord à n'être qu'une méthode ; après quoi, ils faisaient observer que cette méthode, sous le nom de méthode critique, était le bien commun de toutes les disciplines humaines. Passez 1. Son histoire n'est pas faite. Cf. ce que j'en dis incidemment dans Le problème de V incroyance , p. 450-455 : « la véracité au xvie siècle ». . 364 • ANNALES muscade 1 L'histoire était ainsi rayée, élégamment de la liste des « sciences ». Ai-je besoin de dire, ici encore, accord total de notre pensée et de la pensée de Lucien Goldmann? Il poursuit d'ailleurs sa route. Tout fait social, nous dit-il, est un fait historique, et inversement. D'où suit que l'histoire et la sociologie étudient .les mêmes phénomènes. Mais chacune en saisit un aspect réel ; l'image qu'elle en donne est donc partielle et abstraite. Pour qu'elle , devienne totale et concrète, il faut qu'elle tienne compte des apports de l'autre. Est-ce à dire qu'on puisse obtenir par simple addition une connaissance réelle des faits humains en unissant aux résultats partiels et déformants d'une « histoire positiviste » sans plus (« un fait est un fait »), les résultats non moins partiels et déformants d'une sociologie chosiste,4 voire même psychologique? Mais la connaissance concrète n'est pas somme. Elle est synthèse d'abstractions justifiées. Il ne s'agit pas de totaliser les résultats obtenus par le sociologue et par l'historien; il s'agit d'abandonner toute. sociologie et toute histoire abstraites pour arriver à une science concrète des faits humains. Et celle-ci ne [peut être qu'une sociologie historique ou une histoire sociologique. -En d'autres termes, la sociologie ne peut être que si elle est historique. Et l'histoire, si elle veut dépasser le simple enregistrement des faits, doit nécessairement se faire applicative. Ce qui, dans une très large mesure, signifie sociologique. *** Est-ce tout ? Mais dans ces pages initiales si pleines, Lucien Goldmann se pose encore un problème qui me préoccupe personnellement depuis longtemps. Un problème que ne sentirent pas le besoin de se poser les historiens théoriciens de l'histoire : ce qui n'a rien d'étonnant — car, ou bien s'aventurant sur le terrain difficile de la méthodologie pure, ils dérapent aussitôt, faute de se maintenir en prise suffisante sur -les réalités de leur labeur quotidien, et surtout d'être bien informés sur les conditions générales d'existence des autres sciences ; ou bien, ils se bornent à, fournir aux apprentis historiens quelques « Recettes de Tante Rosalie» pour bien réussir le civet de lièvre, ou, plus modestement, les œufs à la coque. Mais," ce problème, les théoriciens non historiens de l'histoire ne se le posent guère non plus : c'est, tout simplement, le dominant problème de savoir « pourquoi l'homme s'intéresse au passé » — et, surtout, « à quoi il s'intéresse dans le passé ». Enfin, enfin, voilà, donc le problème formulé par un philosophe ! Et voyez la rencontre. « Nous croyons, précise Goldmann, que l'histoire embrasse des faits passés, présents et futurs. Mais, pour éviter une discussion qui nous éloignerait trop du sujet qui nous préoccupe actuellement, nous nous demandons pour l'instant, seulement, pourquoi l'homme s'intéresse au passé. » II ajoute que la réponse vaudra, a fortiori, pour les faits historiques présents ou futurs. Or, cette réponse, en ce qui me concerne, je l'ai formulée en deux mots, plus que sommairement (car je me réserve d'y revenir), dans le dernier de mes articles sur l'histoire : celui qu'à la demande d'Emile Bréhier j'ai donné à la Revue de Métaphysique et de Morale dans l'été 1949. L'analogie DE LA THÉORIE Л LA PRATIQUE DE L'HISTOIRE 365 entre uploads/Philosophie/febvre-lucien-de-la-theorie-a-la-pratique-de-l-x27-histoire-pdf.pdf
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- Publié le Nov 18, 2022
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