Vie de la discipline Edgar Morin, la transdisciplinarité… et nous Philippe GUIL
Vie de la discipline Edgar Morin, la transdisciplinarité… et nous Philippe GUILLOT, professeur de SES, IUFM de la Réunion Quelques années à peine après la mise en place d’une «rénovation pédagogique des lycées» par le ministre de l’Éducation nationale d’alors, un certain Lionel Jospin, nous sommes en route, semble-t-il, pour une nouvelle réforme, à l’initiative, cette fois, de son ancien chef de cabinet devenu à son tour ministre de l’Éducation par la grâce d’une dissolution que d’aucuns ont pu considérer comme «hasardeuse», là où d’autres l’ont trouvée providentielle. Pour asseoir sa réforme sur des bases démocratiques (démagogiques?) notre ministre, on le sait, a organisé, sous la houlette d’un spécialiste reconnu des sciences de l’éducation, Philippe Meirieu, une consultation auprès des lycéens et de leurs professeurs clôturée par un colloque sur le thème: «Quels savoirs enseigner dans les lycées?». Un conseil scientifique de quarante membres, dont Alain Touraine, était en outre chargé de «recueillir et de synthétiser les points de vue de la communauté savante» sur ce qu’elle pensait qu’un lycéen du XXIe siècle doit savoir. Son président était Edgar Morin. A u premier abord, nous étions en droit d’en être satisfaits. En effet, si on hésite parfois à qualifier Edgar Morin de sociologue bien qu’il soit l’auteur d’ouvrages de sociologie, c’est que ce directeur de recherche émérite au CNRS n’hésite pas, comme nous, à franchir les frontières pourtant étanches qui existent entre les disciplines dans l’Université française. Normal, dira-t-on, pour celui qui se veut le champion de «la pensée complexe», qu’il définit ainsi: «La pensée simple résout les problèmes simples sans problème de pensée. La pensée complexe ne résout pas d’elle-même les pro- blèmes, mais elle constitue une aide à la stratégie qui peut les résoudre. DEES 115/MARS 1999 . 43 Elle nous dit: “Aide-toi, la pensée complexe t’aidera”.»1 À l’occasion de la nomination à la tête du Conseil scientifique de la consul- tation nationale sur les lycées de cet «étudiant permanent», comme il se qualifie, à l’âge de soixante-treize ans dans un livre récent2, une journaliste le définit tour à tour comme un «grand arpenteur des savoirs» et un «socio- logue-philosophe» qui refuse «de com- partimenter, de segmenter et d’isoler»3. De fait, l’analyse de ses productions en matière d’enseignement, qui fait l’objet du présent article, montre à quel point Edgar Morin est, intellec- tuellement, proche de nous. Un seul problème, mais de taille : le maître ignore4 – ou feint d’ignorer – notre existence… 1. Dominique Dhombres, « Un décrypteur infatigable du monde contemporain », Le Monde, mardi 16 septembre 1997, p. 18. 2. Mes démons, Stock, 1994. 3. Béatrice Gurrey, « Edgar Morin, à saute-mouton sur les disciplines », Le Monde, vendredi 9 janvier 1998, p. 9. 4. Ou ignorait ? Dans un entretien accordé au Monde quelques semaines après sa nomination à la tête du Conseil scientifique, la journaliste qui l’interroge évoque la cohabitation entre la science économique et la sociologie au lycée dans notre série ES, lui demandant, en substance, si le divorce brutal entre ces deux disciplines à l’université ne lui pose pas problème, à quoi il répond que c’est effectivement le cas. Difficile, dans ces conditions, de ne pas savoir que nous existons (« Edgar Morin plaide pour le décloisonnement des savoirs au lycée », propos recueillis par Béatrice Gurrey, Le Monde, vendredi 27 février 1998, p. 8). Pourtant, dans une réflexion très récente sur l’éducation et la « réforme du savoir valable pour l’enseignement supérieur et secondaire » qu’il suggère, nous sommes encore aux abonnés absents (1998 b). En revanche, l’histoire, en tant que « dialectique entre l’économique, le sociologique, le technique, le mythologique, l’imaginaire », est nettement mise en avant. T 44 . DEES 115/MARS 1999 Pour mieux faire connaître la pensée d’Edgar Morin, le ministère de l’Éducation nationale a réuni, dans une luxueuse brochure intitulée Articuler les savoirs5, cinq textes : celui de la conférence prononcée à l’occasion de l’installation du Conseil scientifique, certes, mais aussi des extraits de diverses publications. L’intérêt de ce recueil est qu’on y trouve tous les arguments propres à défendre notre discipline. Malheu- reusement, l’ensemble est très dispa- rate et il nous a semblé utile d’y mettre de l’ordre. Pour ce faire, nous avons cherché le plus possible, non seulement à respecter la pensée de l’auteur, mais aussi son expression, ce qui nous a conduit à multiplier les citations6. Nous verrons ainsi à quel point Edgar Morin a, pour l’ensei- gnement, des objectifs qui nous sont chers comme l’interdisciplinarité ou l’apprentissage de la citoyenneté. À le constater, on est en droit de regretter que sa présence à la tête d’une commission chargée de conseiller notre ministre ne nous ait en rien bénéficié! CONTRE LES EXCÈS DE LA SPÉCIALISATION Comme nombre d’entre nous, Edgar Morin part du constat que « la culture scientifique est une culture de spécialisation, tendant à se clore, et dont le langage devient ésotérique non seulement pour le commun des citoyens mais aussi pour le spé- cialiste d’une autre discipline. Le savoir lui-même croît de façon exponentielle et ne peut être engrammé par aucun esprit humain. À travers ce formidable développe- ment de la culture scientifique, on assiste à une perte de la réflexivité» (D, p. 36-37). Ainsi, non seulement la science ne peut plus réellement éclairer l’ensemble de la population, mais les scientifiques eux-mêmes ne sont plus en mesure de maîtriser l’ensemble des connaissances scientifiques. «Les développements disciplinaires des sciences n’ont pas apporté que les avantages de la division du travail, elles ont aussi apporté les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir», de plus en plus «ésoté- rique» et «anonyme», réservé «aux experts, dont la compétence dans un domaine clos s’accompagne d’une incompétence lorsque ce domaine est parasité par des influences extérieures ou modifié par un événement nouveau. Dans de telles conditions, le citoyen perd le droit à la connais- sance. Il a le droit d’acquérir un savoir spécialisé en faisant des études ad hoc, mais il est dépossédé en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent. S’il est encore possible de discuter au Café du commerce de la conduite du char de l’État, il n’est plus possible de comprendre ce qui déclenche le krach de Wall Street comme ce qui empêche ce krach de provoquer une crise économique majeure, et du reste les experts eux-mêmes sont profon- dément divisés sur le diagnostic et la politique économique à suivre» (E, p. 49-50). L’économie est particulièrement visée. Qu’on en juge : « La seule science humaine et sociale qui a désormais la dignité de pouvoir détenir un prix Nobel, à savoir l’éco- nomie, est une science très hautement formalisée et sophistiquée. Comme elle est close sur elle-même, elle est incapable de prévoir la moindre crise, le moindre krach boursier […]. Or cette inaptitude s’explique aisé- ment par le fait que l’économie est en fait immergée dans les autres réalités humaines, qui dépendent d’elle, mais dont elle dépend aussi» (D, p. 36). Une analyse partagée par les professeurs de SES et même certains professeurs d’économie du supérieur7. Cependant, focalisant son attention sur la manière dont l’économie est enseignée aujourd’hui à l’université, Edgar Morin n’est certainement pas loin de penser, comme le ministre qui l’a nommé à la tête du Conseil scien- tifique, que son introduction dans les lycées a été une erreur – même s’il n’irait sans doute pas jusqu’à la qualifier de «génétique», comme l’a fait, fort cavalièrement, un proche collaborateur de Claude Allègre, Alain Boissinot8. POUR UNE VÉRITABLE INTERDISCIPLINARITÉ De la nécessaire transdisciplinarité… Pour échapper à «la myopie hagarde du repli sur soi-même» (D, p. 41), il faut, déclare Edgar Morin lors de la présentation du Conseil scienti- fique, «mettre ensemble les connais- sances acquises», parce que, selon lui, «un savoir n’est pertinent que s’il est capable de se situer dans un contexte et que la connaissance la plus sophistiquée, si elle est totale- ment isolée, cesse d’être pertinente» (A, p. 3). Et, s’inspirant de Blaise Pascal qu’il cite volontiers9, il écrit: « Je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties» (E, p. 52). Et de fustiger «le règne des experts, c’est-à-dire des techniciens spécialistes qui traitent des problèmes découpés et qui oublient les grands problèmes, car les grands problèmes, ils sont transver- saux, ils sont transnationaux, ils sont multidimensionnels, ils sont trans- disciplinaires, et à notre époque de mondialisation, ils sont planétaires» (A, p. 4). Seule l’interdisciplinarité permet de 5. Curieusement, celle-ci contient aussi un texte sur l’enseignement de la poésie au lycée. 6. Pour que cet article ne soit pas surchargé de notes répétitives, nous avons attribué une lettre à chacun de ces textes. Leur mention entre parenthèses renvoie à la bibliographie tout comme le nom des autres auteurs mentionnés, suivis de la date de parution de leur travail. 7. Lire à ce sujet, par exemple, de Émile Quinet et Bernard Walliser, professeurs à l’École nationale des ponts et chaussées, « L’économiste, l’ingénieur et le médecin uploads/Philosophie/edgar-morin-la-transdisciplinariedad 1 .pdf
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- Publié le Fev 20, 2022
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