18 • Formation et profession 21(3), 2013 Denis Jeffrey Professeur titulaire Uni
18 • Formation et profession 21(3), 2013 Denis Jeffrey Professeur titulaire Université Laval ésumé Avant la Révolution tranquille, la formation des maîtres vise essentiellement à s’assurer de la moralité et de la piété des futurs enseignants. On les prépare à occuper, à l’instar des prêtres et des religieuses, une position de moralité exemplaire qui les place au-dessus des autres citoyens. Cette conception ancienne des enseignants aurait dû être remplacée, au cours de la modernisation du système scolaire, par une conception professionnelle de l’enseignement et des enseignants. Cela signifie de délaisser l’ancien système de moralité pour adopter une nouvelle normativité éthique fondée sur la capacité d’assumer des responsabilités avec professionnalisme. Mots-clés Enseignant modèle, éthique, déontologie, droit des enseignants, moralité exemplaire Abstract Before the Quiet Revolution, the training of teachers is rather short. It essentially aims to ensure that morality and piety of future teachers. They are prepared to take, like priests and nuns, a position which places their morality above other citizens. This conception of the teachers wasn’t replaced, during the modernization of education system, by a professional conception. In this regard, it no longer requires the teacher to be a model of morality, but to respect the ethical standards of his profession. We propose some ideas to understand why the old model of teachers persists despite the professionalization of teaching and teachers. Keywords Teachers as a model, ethics, deontology, right of teachers, ethics of virtues R Profession enseignante : de la moralité exemplaire à l’éthique professionnelle The teaching profession: From moral model to professional ethics doi:10.18162/fp.2013.189 Pour obtenir un brevet d’enseignement, avant la Révolution tranquille1, les institutrices et les instituteurs devaient être moralement irréprochables. L’historienne Thérèse Hamel (1991) souligne que le climat académique dans les écoles de formation des maîtres était calqué sur celui des couvents. La discipline était sévère. Les futurs enseignants ne pouvaient se laisser distraire par les bruits du monde. Ils étaient formés pour incarner des vertus religieuses auprès des élèves et de leurs parents. La formation actuelle des maîtres ne ressemble guère à celle d’autrefois. Elle fut officiellement transférée dans les universités au milieu des années soixante2. On se souvient que les signataires du rapport Parent encourageaient la professionnalisation du corps enseignant : « En situant la formation des instituteurs au niveau universitaire, nous avons recommandé la première mesure requise pour que l’enseignement puisse se comparer aux autres professions » (Ministère de l’Éducation du Québec, 1963, Tome 2, p. 213). Le nouveau cadre de formation universitaire a favorisé une lente et progressive professionnalisation de l’enseignement et des enseignants (Gohier, 1997; Tardif, Lessard et Gauthier, 1998). Depuis 2001, la formation des maîtres est fondée sur un référentiel de compétences qui vise explicitement la professionnalisation des enseignants (Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport [MELS], 2001). La douzième compétence de ce référentiel couvre la dimension éthique dont le contenu touche l’ensemble des responsabilités que les enseignants doivent assumer dans le cadre de leurs fonctions. La conception de l’éthique retenue pour cette compétence s’appuie sur une normativité 1 Période de l’histoire du Québec (1955-1975) marquée par l’accélération de la modernisation des mœurs et des institutions. 2 Dans le secteur francophone de la province, en 1957 sont signées des ententes entre universités et écoles normales pour reconnaître que le brevet A équivaut à trois années universitaires en pédagogie. Dans le secteur anglophone, des ententes existent depuis le milieu du XIXe siècle. Profession enseignante : de la moralité exemplaire à l’éthique professionnelle Formation et profession 21(3), 2013 • 19 déontologique (Prairat, 2009). Les principes, normes, valeurs et obligations qu’elle promeut n’exigent plus des enseignants qu’ils incarnent des vertus religieuses. Elle s’inscrit plutôt dans une logique strictement professionnelle comme aptitude à résoudre certaines séries de problèmes éthiques liés aux fonctions enseignantes. Quatre principes fondent ses visées professionnalistes : l’autonomie accrue des enseignants, leurs nombreuses responsabilités, la reconnaissance de leur autorité en classe et leur capacité de conserver la confiance des élèves et du public. Dans le cadre de cette éthique, les enseignants doivent être capables de justifier leurs actes et décisions à l’aune des savoirs spécifiques à leur profession. Soulignons que l’autonomie du professionnel constitue la principale raison pour laquelle existe un code de déontologie dans les professions libérales (Dubar, 2000). Dans le nouveau programme universitaire de formation des maîtres, la compétence 12 ne vise pas à former des enseignants vertueux, dans le sens catholique du terme, mais des enseignants responsables3. Pourtant, un très grand nombre d’enseignants du Québec se perçoivent encore aujourd’hui comme des modèles de moralité, dans l’esprit des vertus religieuses que cela implique. Ces derniers conservent le sentiment que leur crédibilité professionnelle est jugée à l’aune de la moralité de leur personne. Cette représentation de l’enseignant comme modèle de moralité constitue un archétype bien ancré dans les mentalités enseignantes, et les raisons pour expliquer sa perdurance sont nombreuses. Dans la présente contribution, nous allons d’abord montrer que les juges de la Cour suprême du Canada ont largement contribué, depuis 1996, à entretenir cette conception « moralisatrice » de l’enseignant qui va pourtant à l’encontre de leur professionnalisation (Jeffrey, Deschesnes, Harvengt et Vachon, 2009). En seconde partie, nous allons présenter le contexte historique dans lequel apparaît la conception de l’enseignant comme modèle de moralité exemplaire. En troisième partie, nous défendons l’idée selon laquelle une normativité déontologique répond mieux à l’autonomie accrue et aux diverses responsabilités professionnelles des enseignants. La Cour suprême du Canada et la moralité exemplaire Les juges de la Cour suprême du Canada4, dans trois causes des années 1990 (R. c. Audet, 1996; Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, 1996; Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, 1997) qui touchent à la profession enseignante, réfèrent à une conception préprofessionnelle et moralisatrice de l’enseignement pour justifier leurs décisions. Résumons brièvement chacune d’elles. Dans la cause R. c. Audet (1996)5, l’enseignant fut accusé d’attouchement sexuel sur une élève à qui il avait déjà enseigné. Les juges ont soutenu que l’enseignant était en position d’autorité sur l’élève au moment des faits, même si l’événement s’était déroulé durant l’été alors que l’école était fermée pour les vacances, même si l’élève était majeure en termes de consentement sexuel. Dans la cause Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick (1996), l’enseignant fut congédié parce qu’il avait écrit des propos antisémites (révisionnistes) connus d’un cercle restreint 3 Pour la petite histoire, le MELS avait mandaté le professeur Clermont Gauthier pour être membre de l’équipe de rédaction du référentiel de compétence. Ce dernier m’avait demandé de lui fournir quelques principes de base pour réfléchir sur la compétence 12. On retrouve dans le libellé de cette compétence, à quelques mots proches, le texte que je lui avais proposé. 4 Cette cour, composée de neuf juges, est le plus haut tribunal canadien. Elle est la juridiction d’appel du dernier ressort du pays. 5 Voir en référence le nom des accusés. 20 • Formation et profession 21(3), 2013 de personnes de l’extérieur de l’école. Sa position n’était connue ni des élèves ni des parents. De son côté, l’enseignant Bhadauria (Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, 1997) fut congédié parce qu’il avait insulté et menacé des membres de la direction de son institution qui lui refusaient une promotion. Intéressons-nous aux justifications à caractère moral de la Cour suprême qui ont fondé la culpabilité de ces trois enseignants. Selon une majorité de juges de la Cour suprême du Canada, les enseignants devraient avoir une moralité exemplaire en toutes circonstances, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’école, tant dans le cadre de leur travail que dans le cadre de leur vie privée. Dans la cause Bhadauria, les juges énoncent ce principe de moralité : « Du fait de leur situation de confiance, les enseignants doivent prêcher par l’exemple et par leur enseignement, et ils donnent l’exemple autant par leur conduite en dehors des salles de cours que par leur prestation dans celles-ci. En conséquence, toute mauvaise conduite en dehors des heures normales d’enseignement peut constituer le fondement de procédures disciplinaires » (Conseil de l’éducation de Toronto (Cité) c. F.E.E.E.S.O., district 15, 1997). L’exemplarité morale exigée par les juges doit traduire les qualités vertueuses qu’un enseignant doit montrer à l’école et dans sa vie privée. Par conséquent, l’enseignant doit assumer son autorité d’enseignant, quels que soient les contextes sociaux. En fait, il ne peut se départir de son rôle et de son identité d’enseignant dans un espace public. Un enseignant qui aurait un « comportement déplacé » hors des heures de classe, comme le suggère le passage suivant tiré de la cause Ross, pourrait être sanctionné : La raison pour laquelle le comportement en dehors des heures de travail peut équivaloir à de l’inconduite est le fait que l’enseignant occupe une position de confiance et de responsabilité. Si celui-ci agit de manière déplacée, au travail ou après le travail, il peut en résulter une perte de confiance du public à son égard et à l’égard du système scolaire public, une perte de respect de la part des élèves uploads/Philosophie/de-l-x27-ethique-a-la-morale-professionnelle.pdf
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- Publié le Aoû 25, 2021
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