Ithaque 27 – Automne 2020, p. 67‐85 La fonction du concept de constitution dans

Ithaque 27 – Automne 2020, p. 67‐85 La fonction du concept de constitution dans les Ideen I Daniel Coulombe∗ Résumé Cet article cherche à élucider la fonction du concept de constitution dans la théorie idéaliste transcendantale des Ideen I de Husserl. Après avoir établi que le concept de constitution renvoie toujours dans la phénoménologie statique de Husserl à la propriété fondamentale qu’a la conscience intentionnelle de produire le sens de l’objet (Seinssinn), l’article se concentre par la suite à montrer que le projet général que poursuit les Ideen I est celui de comprendre la manière particulière par laquelle le réal arrive à se manifester à la conscience. En passant par la théorie du noème, on arrive, à travers cette compréhension du concept de constitution, à montrer en quel sens l’objet réal se constitue par et dans la conscience comme un « X identique », un objet purement « formel », marqué par l’absence de toute détermination, et comme un « centre unificateur » grâce auquel les différents sens « objectifs » s’y greffent à titre de « prédicats ». C’est alors qu’on comprendra in fine que le concept de constitution joue pour la phénoménologie des Ideen I une fonction épistémologico-phénoménologique. Introduction En 1907, dans la cinquième leçon de L’idée de la phénoménologie, Husserl fait pour la première fois du concept de constitution « le concept central de la phénoménologie1 ». Mais on ne peut s’engager dans la voie de l’élucidation du sens de ce concept central qu’en s’en ______________ ∗ L’auteur est étudiant à la maîtrise en philosophie (Université Laval). 1 Pradelle, D. (2008), « La constitution des idéalités est-elle une création ? », p. 228. Daniel Coulombe 68 faisant l’interprète, car Husserl lui-même ne s’est jamais engagé dans cette voie2. C’est que, comme le dit E. Fink, le concept de constitution n’est pas un concept thématique, mais un concept opératoire, c'est-à-dire un concept fonctionnel, qui sert à la thématisation d’autres concepts. Mais parce que dans cette position centrale, c’est le sens même de la phénoménologie husserlienne qui semble être en jeu, nous nous proposons pour notre part de le thématiser. Toutefois, il serait hardi ici de faire du concept de constitution, comme Sokolovski dans The Formation of Husserl’s Concept of Constitution, le centre de la pensée de Husserl. Plutôt, nous nous proposons, pour simplement mieux comprendre le sens de la phénoménologie husserlienne, de limiter nos recherches à la phénoménologie naissante, celle des Ideen I, où nous chercherons simplement la fonction qu’y joue ce fameux concept de constitution. Pour ce faire, nous irons, dans un premier temps, élucider la signification générale de ce concept. À partir de là, on sera en mesure, dans un deuxième temps, de repositionner cette signification dans le projet général de la phénoménologie des Ideen I. En dernière instance, on trouvera que le concept de constitution joue au sein des Ideen I une fonction épistémologico-phénoménologique. 1. Élucidation du sens général du concept de constitution D’abord, qu’entend Husserl en général lorsqu’il parle de constitution ? Ceux qui ont cherché à répondre à cette question l’on fait parfois en demandant d’abord si la constitution devait s’entendre soit comme une création de l’objet dans le champ de la conscience, soit comme une restitution ou une re-constitution dans le champ de la conscience de l’objet lui-même qui serait déjà-là en soi. Plus précisément, les commentateurs essaient d’abord de repositionner sa théorie par rapport au débat classique de la connaissance, c'est-à-dire qu’il cherche d’abord à interpréter le sens général de ce concept de constitution soit comme un idéalisme classique (création), soit comme ______________ 2 Zahavi, D. (1993), « Réduction et constitution dans la phénoménologie du dernier Husserl », p. 376-377. La fonction du concept de constitution dans les Ideen I 69 un réalisme classique (restitution, reconstitution)3. Toutefois, ce détour méthodologique n’est que temporaire, car il cherche à chaque fois à montrer comment la théorie husserlienne de la connaissance dépasse l’antinomie classique de la connaissance. Par conséquent, la constitution chez Husserl doit s’entendre en un tout autre sens que celui qu’on pourrait entendre s’il l’on se plaçait dans les perspectives de ces thèses-là. Ainsi, si l’on devait entendre la constitution chez Husserl dans le sens d’une création, d’une restitution ou d’une reconstitution, ce serait en un sens tout autre. On expliquera ceci en retraçant le raisonnement qui conduit Husserl à concevoir que la conscience est constituante. D’abord, « la théorie husserlienne de l’intentionnalité […] [est] le cadre auquel appartient originairement le concept de constitution4 ». Voyons pourquoi. L’intentionnalité est la propriété fondamentale qu’a la conscience d’être directionnelle, c'est-à-dire d’être à chaque fois dirigée- vers, de viser quelque chose, notamment un objet – encore qu’« être objet n’est pas un caractère positif, ni une espèce particulière de contenu, [mais] désigne seulement le contenu comme corrélat intentionnel d’une représentation5 ». De la sorte, la conscience, en tant qu’elle vise toujours un objet, est toujours conscience d’objet – encore que cette conscience est celle d’un « contenu » qui peut désigner n’importe quelle représentation. Or, si à travers ce « contenu », une chose est donnée, ceci implique que la chose ne doit pas être recherchée en dehors de la conscience (comme le veut le réalisme classique notamment), mais dans la conscience intentionnelle, c'est-à-dire dans l’activité même de la conscience, qui vise la chose et par où on dit qu’elle la constitue. Pour Husserl, alléguer des choses « en soi » est absurde, car, dans l’intentionnalité, la description phénoménologique de la « relation » de la conscience à son objet n’est pas à entendre en un sens réel, mais précisément en un sens intentionnel. Car ce ne sont pas deux choses ______________ 3 Voir en particulier Pradelle, D. (2008), « La constitution des idéalités est- elle une création ? », p. 227 et Zahavi, D. (1993), « Réduction et constitution dans la phénoménologie du dernier Husserl », p. 363. 4 Zahavi, D. (1993), « Réduction et constitution dans la phénoménologie du dernier Husserl », p. 368. 5 Husserliana XIX cité dans Zahavi, D. (1993), « Réduction et constitution dans la phénoménologie du dernier Husserl », p. 368. Daniel Coulombe 70 qui sont présentes à la conscience – l’objet « en soi » et l’objet représenté –, mais bien plutôt une seule et même chose qui est présente, le vécu intentionnel, dont le caractère descriptif essentiel est précisément l’intention relative à l’objet. C’est cette intention qui, selon sa spécification particulière, constitue totalement et à elle seule la représentation ou le jugement de cet objet, etc. 6 Bref, pour Husserl, s’il s’agit d’abord de comprendre en quoi on peut dire que nous nous représentons un objet, il faut dire que, dans l’intentionnalité, nous ne nous représentons pas l’objet en tant qu’il serait réellement « hors de la conscience » et que la conscience aurait dû par là, d’une quelconque manière, le restitué ou le re-constitué dans son champ, tant et si bien que l’objet (représenté) tient dans le fait pour elle de le viser. Il ne faut donc pas comprendre le sens de la constitution comme pourrait le faire un réalisme classique. Mais, par le rejet du réalisme classique, est-ce alors donner raison à l’idéalisme classique ? La constitution husserlienne est-elle à entendre dans le sens d’une véritable création de l’objet dans le champ de la conscience ? – Non. À la différence des scolastiques, et de Brentano par la suite, Husserl abandonne l’idée que l’intentionnalité doit inclure non seulement comme propriété fondamentale la directionnalité, mais aussi celle que les scolastiques ont dénommé « inexistence intentionnelle » (inexistentia intentionalis) ou mentale de l’objet. D’après cette dernière propriété, l’objet serait non seulement un objet de conscience, mais il serait contenu en lui de manière immanente, c'est- à-dire qu’on devrait dire de lui qu’il serait dans la conscience. Toutefois, à travers la figure de Brentano, notamment, cette thèse s’est vue achopper face à des problèmes d’ordre psychologiques, entre autres celui de rendre compte de ce qui se produit dans les cas d’hallucinations, où chaque acte renvoie pourtant à un objet, là où il ne peut être reconnu comme existant réellement. Or, si l’objet est véritablement à chaque fois immanent à la conscience, comment rendre compte du fait que dans le cas précis de l’hallucination, on ______________ 6 Husserliana XIX cité dans Zahavi, D. (1993), « Réduction et constitution dans la phénoménologie du dernier Husserl », p. 368 [nous soulignons]. La fonction du concept de constitution dans les Ideen I 71 reconnait à l’exception que l’objet n’existe pas réellement en dehors de la conscience ? Mais si, comme Husserl, on abandonne cette idée, cela implique qu’il ne doit pas y avoir dans la conscience intentionnelle emboitement de l’acte intentionnel et de l’objet. Pour Husserl, au contraire, l’intention « ne contient pas l’objet de façon immanente7 » ; le plus souvent en effet, l’objet a le statut d’être transcendant par rapport à l’acte qui le vise. Ainsi, dans le cadre de la théorie de l’intentionnalité de Husserl, et en ce sens que l’objet n’est pas immanent à la conscience, il ne uploads/Philosophie/coulfd-6v1.pdf

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