89 89 89 89 89 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 123 / 4e trimestre 2010 SITUATIONS À P

89 89 89 89 89 CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 123 / 4e trimestre 2010 SITUATIONS À PROPOS DE HANS BLUMENBERG Entretien avec Heinz Wismann Heinz Wismann, né en 1935 à Berlin, est philosophe et philologue, spécialiste d’herméneutique et d’histoire des traditions savantes. Ancien directeur de l’Institut protestant de recherches interdisciplinaires de Heidelberg, il est actuellement directeur d’études à l’École des Hautes études en sciences sociales, où il dirige un programme d’enseignement et de recherche portant notamment sur les théories de la connaissance historique. En 1986, il a fondé la collection « Passages » aux Éditions du Cerf, collection qu’il a dirigée jusqu’en 2007 et au sein de laquelle il a publié La Lisibilité du monde. Marion Schumm1 L’œuvre de Blumenberg rencontre un intérêt grandissant en France, initié, accompagné ou renforcé par la parution de traductions – je pense notamment à La Lisibilité du monde dans la collection « Passages » – et la tenue de colloques et de séminaires. Mais c’est un intérêt qui fait suite à une longue période de ce que Denis Trierweiler a qualifié d’« autisme de la réception ». En tant qu’éditeur, en tant que passeur et aussi en tant que penseur ayant activement contribué à la découverte et à la discussion de cette œuvre, quel regard portez-vous sur cette réception, ses délais et ses détours ? NHeinz Wismann On peut tout de suite remarquer que ce qui a empêché, pas seule- ment en France, mais peut-être surtout en France, la réception de Blumenberg, c’est la présence écrasante de la référence heideggérienne. Je crois que c’est ça qui a fait barrage, dans la mesure où l’œuvre de Blumenberg a pour particularité de se détacher progressivement de la référence heideggérienne. Elle est encore présente au début ; Blumenberg a été l’élève de Landgrebe, ensuite il a été dans le courant phénoménolo- gique de l’époque, et ce n’est pas que cette phénoménologie un peu éclatée qui existait après la guerre en Allemagne soit heideggérienne elle-même, mais elle entretenait naturellement des liens évidents avec Heidegger, puisque lui-même venait de là. Donc le premier Blumenberg est effectivement très influencé, pourrait-on dire, par un certain nombre d’options heideggériennes ; et d’ailleurs le texte dans lequel apparaît pour la première fois la notion de métaphore, qui date de 1957, et qui s’intitule « La lumière N 1. Marion Schumm est doctorante à l’université Paris Ouest Nanterre-La Défense et prépare une thèse sur l’anthropologie phénoménologique de Hans Blumenberg. Elle a accepté de conduire ces deux entretiens, durant l’été 2010, à la demande des Cahiers philosophiques. 90 90 90 SITUATIONS CAHIERS PHILOSOPHIQUES n° 123 / 4e trimestre 2010 comme métaphore de la vérité », est encore assez ambivalent. On peut interpréter à partir de ce texte, en négligeant un peu le cheminement de Blumenberg dans la préci- sion historique des différentes étapes qu’il a parcourues, on peut interpréter ça comme relié à l’histoire de l’être chez Heidegger, dans la mesure où « Licht », la lumière, et « Lichtung », un concept clé dans l’histoire de l’être chez Heidegger, entretiennent une sorte de résonance. Et il y a des auteurs qui pendant très longtemps ont soutenu que Blumenberg était au fond en train de reformuler l’histoire de l’être telle que Heidegger la concevait, c’est-à-dire comme une succession de dévoilements du visage de l’être. Or très vite Blumenberg s’est écarté de cette vision – comme on dit en français – « historiale », c’est-à-dire « geschicklich », de l’histoire de l’esprit, en considérant – et là il est plus proche de Cassirer – que les métaphores ne sont pas des dévoilements, qui viennent de l’être comme un destin auquel l’homme doit répondre, qu’il doit accueillir ou auquel il doit se soumettre, mais que les métaphores sont – et là, c’est tout à fait l’expression de Cassirer – des « actes de l’esprit ». Ces actes de l’esprit ne sont évidem- ment dictés par aucune puissance souterraine, invisible, plus ou moins accessible, ces actes de l’esprit sont le témoignage d’une certaine autonomie de l’homme par rapport à l’histoire. Cela dit – on peut l’ajouter tout de suite –, Blumenberg avait proposé à Rothacker, qui publiait l’Archiv für Begriffsgeschichte qui préfigure le grand dictionnaire historique de la philosophie, de glisser son analyse de la métaphore, peut-être aussi le recensement des métaphores apparues au cours de l’histoire, dans ce dictionnaire. Il y avait là une sorte d’ambiguïté parce que c’est un dictionnaire qui s’intéresse aux concepts et à leur développement systématique, et Blumenberg aurait souhaité que ce dictionnaire comporte aussi une partie qu’il appellera plus tard « métaphorologique ». Ça lui a été refusé. Tout cela va très vite, dès 1960, il propose ses Paradigmes pour une métaphorologie, ensuite il travaille sur des métaphores, et je crois que c’est en 1979, dans le petit texte intitulé Naufrage avec spectateur, qu’il ajoute à la fin un petit développement qui s’intitule « Ouverture sur une théorie de l’a-conceptualité ». C’est là qu’on saisit ce qui l’intéresse réellement et ce qui le distingue fondamentalement de Heidegger, à savoir que les métaphores, ces actes de l’esprit, sont en fait des gestes de défense à l’égard du caractère écrasant du réel, ce qu’il appelle le « chaos ». Loin de trouver dans les métaphores une révélation de ce qu’est l’être dans son invisibilité constitutive, les métaphores, je le dis souvent, forment comme un écran devant ce chaos qui risque de nous engloutir, et permettent à l’homme d’évoluer intellectuellement dans un univers de sens qu’il a lui-même créé. Ça ressemble par certains aspects aux formes symboliques de Cassirer. Les métaphores sont des formes symboliques à ceci près que pour Blumenberg le geste défensif est essentiel. Les métaphores, d’ailleurs, s’appelleront très vite « absolues », dans la mesure où elles préservent de l’absoluité du réel, le réel étant cette espèce de chaos qui nous entoure – c’est un peu pascalien comme effroi, l’espace infini, tout ce qui pour nous est dépassement radical de notre finitude, cet infini-là nous met en situation de défense. Et voilà qu’il s’est définitivement séparé de toute tentation heideggérienne, puisque – et La Lisibilité du monde est un exemple, mais il y a beaucoup d’autres exemples – il développe dans des écrits très complexes et très fouillés, avec une érudition époustouflante, l’histoire des transforma- tions, exploitations, déplacements, mais aussi le refoulement des métaphores qui sont censées nous offrir un « horizon d’intelligibilité » à l’intérieur duquel nous sommes un peu chez nous. C’est en ce sens que son œuvre présente une réelle originalité, qu’on commence seulement à percevoir. 91 91 91 91 91 ENTRETIEN AVEC HEINZ WISMANN M. S. Vous parlez de l’intérêt de Blumenberg pour le lecteur actuel. J’ai l’impression que l’on pourrait qualifier Blumenberg de penseur inactuel, aussi bien dans ses objets de réflexion que dans son style, c’est quelqu’un qui a affirmé détester l’opportunisme, aussi bien intellectuel que politique, qui s’est toujours intéressé à des figures oubliées et des événements passés inaperçus. Pourriez-vous préciser quelques éléments de cette actualité d’un penseur lui-même inactuel ? NH. W. Je trouve que c’est une très bonne question. En effet, Blumenberg a esquissé dans un livre posthume, Beschreibung des Menschen (Description de l’homme), paru en 2006, une sorte d’anthropologie que résume cette scène tout à fait étonnante, où on voit les premiers hominidés, à la lisière de la forêt tropicale, là où commence la savane avec les hautes herbes, se redresser pour regarder plus loin. Et Blumenberg de dire : dans cette situation, cet être, qui va être appelé à devenir un homme, découvre la puissance que lui confère le regard qui passe au-dessus des herbes, et qui lui permet de voir le danger au loin. Cependant, il reste une ambivalence dans la mesure où il s’expose par là même au regard d’autrui. Et l’un des thèmes souterrains de l’œuvre de Blumenberg, c’est le camouflage, c’est-à-dire l’effort pour se soustraire au regard d’autrui. Je ne vais pas faire de la psychologie banale, mais il a vécu caché lui-même, il a fait des apparitions, mais il s’est arrangé pour être à l’abri. Sa pensée est fortement marquée par ce souci de ne pas se tenir seulement à la surface des choses. Il avait une vraie hantise, il ne voulait pas être photographié. Et ça s’explique parfaitement à partir de cette scène, qu’il restitue dans son anthropologie, où l’homme qui a le grand avantage de voir le danger venir de loin s’expose en même temps à ce danger, qui ne peut plus replonger dans l’herbe ou se cacher dans la forêt et redevenir un animal qui rampe à quatre pattes. Désormais l’homme se définit par cette situation. Or dans cette situation, tout ce qu’il peut faire, c’est inventer ce que Blumenberg appelle la « métaphore absolue », en un sens presque étymologique, parce qu’elle est « détachée de », elle n’est pas absolue au sens de « totale », mais de « séparée ». L’homme réussit ainsi à se détacher, à s’abriter, à se rendre indépendant de ce qui vient de loin et le menace, uploads/Philosophie/a-propos-de-hans-blumenberg.pdf

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