Un tournant métaphysique de la phénoménologie française? M. HENRY, J.-L. MARION

Un tournant métaphysique de la phénoménologie française? M. HENRY, J.-L. MARION ET P. RICŒUR Cet article est offert en hommage au philosophe Michel Henry décédé le 3 juillet dernier à Albi (France). Il était né en 1922 à Haïphong (Viêt-Nam) Les débats philosophiques sont assez vifs actuellement en Italie et en France. Un article publié il y a quelques années par la Nou- velle Revue Théologique1 a présenté certains aspects de ce qui se passe pour le moment dans la péninsule italique où l’héritage de Heidegger et de l’herméneutique a pris une tournure déterminée du fait de la «chrétienté», dont les auteurs ne peuvent ignorer le poids politique et culturel. Le présent article s’intéressera à la France où la situation est assez différente. Un courant rénovateur de la phénoménologie se développe en effet dans l’hexagone en suivant une orientation nettement métaphysique2. I. – Les tendances philosophiques contemporaines Que l’on soit en France ou en Italie, des tendances philoso- phiques actuellement vigoureuses proviennent de l’héritage de Heidegger et sont attentives aux dimensions de l’existence plus qu’aux formes de la seule raison logique, au flux de l’histoire plus qu’à l’immuabilité des idées transcendantales. Comme le souligne Vattimo, le philosophe italien le plus convaincu que l’herméneu- tique constitue la philosophie première de notre temps, l’histoire est révélatrice de l’être et a donc un poids ontologique auquel la logique formelle ne peut accéder; ou pour mieux dire, l’être se 1. GILBERT P., «Nihilisme et christianisme chez quelques philosophes italiens contemporains: E. Severino, S. Natoli et G. Vattimo», dans NRT 121 (1999) 254-273. 2. Cf. HAAR M., La philosophie française entre phénoménologie et méta- physique, coll. Perspectives critiques, Paris, PUF, 1999, p. 1: «Partout le méta- physique est au moins subrepticement maintenu comme l’originaire». NRT 124 (2002) 597-617 P. GILBERT, S.J. donne un poids ontologique en devenant histoire, et on ne le comprend qu’en interprétant l’histoire. Il y a là une reprise des décisions fondamentales d’Être et temps, encore que dans une perspective marquée par la nécessité des représentations qui bali- sent le chemin de l’esprit, ou la nécessité d’une logique autre que formelle, cette logique autre étant déterminée dans le cas italien par la situation particulière du pays et son lien avec la chrétienté. L’herméneutique sera différente en France; nous le verrons quand nous parlerons plus loin de Paul Ricœur. Mais avant d’envisager la situation française, rappelons quelles sont ces décisions fondamentales de Heidegger. Dans l’«Intro- duction» d’Être et temps, le philosophe allemand rappelle d’abord la «primauté ontologique de la question de l’être» (§ 3); il insiste surtout sur le fait que toute enquête sur le fondement d’une science exige une «mise au point au sujet du sens de l’être en général»3. Toute science, y compris la logique formelle, est fondée plus haut qu’elle-même. L’enquête sur quelque fonde- ment que ce soit ne peut donc se contenter d’une investigation purement formelle. Le logos renvoie à la subjectivité, et le savoir du fondement ne peut l’ignorer. Par ailleurs, l’attention à la sub- jectivité ne pervertit pas le sens de l’entier, du «tout» que la méta- physique traditionnelle tient à son horizon. En effet, celui qui s’attache à comprendre l’«étant» qu’on appelle Dasein, voit qu’«il y va pour cet étant de cet être» (ibid. 36). Comme le dira plus tard la Lettre sur l’humanisme, le Dasein est le pasteur de l’être, non pas son maître; pénétrer le sens du Dasein c’est se disposer à mieux entendre l’être dont le Dasein porte la responsabilité du sens universel. La primauté ontologique de la question de l’être n’écarte cependant en rien la «primauté ontique de la question de l’être» (§ 4); il est en effet nécessaire pour le métaphysicien de considérer l’expérience vécue aux plans de la science, de la conscience commune, du Dasein concret et simplement humain. «C’est pourquoi l’ontologie fondamentale [...] doit être cherchée dans l’analytique existentiale du Dasein» (ibid. 38). Heidegger termine son introduction à Être et temps en affinant les catégories traditionnelles de «phénomène» et de «logos». Il conclut qu’«ontologie» et «phénoménologie» sont deux termes qui «caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et sa façon d’en traiter. La philosophie est l’ontologie phénoméno- logique universelle issue de l’herméneutique du Dasein qui, en 598 P. GILBERT, S.J. 3. HEIDEGGER M., Être et temps (1927), Paris, Gallimard, 1986, p. 35. tant qu’analytique de l’existence, a fixé comme terme à la démarche de tout questionnement philosophique le point d’où il jaillit et celui auquel il remonte» (ibid. 66). Husserl avait posé les premières bases de la phénoménologie; Heidegger affirme main- tenant, peu après la rédaction de la seconde partie des Idées, que la phénoménologie requiert préalablement une herméneutique. Ces affirmations d’Être et temps ont influencé profondément la philosophie contemporaine et sa manière d’envisager la phéno- ménologie. La question est de savoir comment donner une ampleur ontologique à la phénoménologie ainsi approfondie par l’herméneutique. Les héritiers italiens de Heidegger sont passés de la phénoménologie du Dasein à celle de l’histoire, où la décli- vité de l’être est vue comme une kénose historique. En France, la méditation a pris une autre orientation. Le thème du déclin de l’être n’y est pas ignoré, mais d’une manière plus douce si l’on peut dire, plus attentive à la générosité du principe, à sa donation, et aussi à une certaine passivité subjective qui nous rend capable de l’accueillir. L’herméneutique phénoménologique italienne exténue l’être dans une kénose radicale; la phénoménologie fran- çaise, au contraire, retrouve la force et la beauté de sa générosité. En France, les ontologies formelles classiques n’ont guère eu d’écho; aucune scolastique n’a influencé profondément la recherche philosophique. Certes, des auteurs se montrent ça et là attentifs aux relations possibles entre la phénoménologie du pre- mier Husserl (celui des Recherches logiques et des Idées I) et la philosophie analytique, cette cousine de la scolastique4. Toute- fois, la tradition française est globalement plus «réflexive» que descriptive, plus soucieuse de l’engagement et de l’action de l’intelligence que de ses contenus objectifs ou déterminés avant l’acte5. La philosophie française actuelle, par exemple chez LA PHÉNOMÉNOLOGIE EN FRANCE AUJOURD’HUI 599 4. Cf. L’intentionnalité en question. Entre phénoménologie et recherches cognitives, éd. D. JANICAUD, Paris, Vrin, 1995; BENOIST J., Phénoménologie, sémantique, ontologie. Husserl et la tradition logique autrichienne, coll. Épimé- thée, Paris, PUF, 1997; LIVET P., «Phénoménologie et philosophie analytique», dans Philosopher en français, éd. J.-Fr. MATTEI, Paris, PUF, 2001, p. 223-233. 5. Ce diagnostic est précisé par SEBBAH Fr.D., L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et la phénoménologie, coll. Collège Intern. de Philosophie, Paris, PUF, 2001, p. 312: les textes de Derrida, Henry et Lévinas, «en cela fidèles à la tâche phénoménologique bien comprise, et malgré l’apparence du paradoxe, sont moins descriptifs qu’indicatifs ou même prescriptifs: ils indiquent une tâche, et même [...] une épreuve, à laquelle le lecteur doit s’exposer. Avec eux, plus que jamais la philosophie sera pratique dans la théorie, sera la théorie comme pra- tique, comme n’étant nulle part ailleurs que dans l’acte de penser». Michel Henry et Jean-Luc Marion, allie la tradition française la plus authentique à une phénoménologie de l’existence plutôt qu’à la logique. Évidemment, toute la pensée française ne suit pas ce seul mou- vement; la phénoménologie des auteurs que nous venons de men- tionner a subi de vives contestations, par exemple de la part d’Éric Alliez et de Dominique Janicaud6, c’est-à-dire de philo- sophes incroyants qui dénoncent, chez Marion entre autres, une mésalliance entre la foi et la raison. Mais le courant de pensée qui unit la phénoménologie et l’ontologie recèle une puissance spécu- lative qu’il vaut la peine de mettre en évidence, même si elle se développe effectivement dans des milieux croyants. II. – La vie et la donation Pour Michel Henry, la phénoménologie constitue la véritable «philosophie première». Cet auteur organise sa réflexion sur les thèmes du corps7 ou de la chair8; je ne m’arrêterai cependant pas à ces ouvrages et à l’évolution qui va de l’un à l’autre, mais à l’«Avant-Propos» de sa Phénoménologie matérielle9. Le projet phénoménologique, y est-il dit, n’est pas seulement de décrire des contenus de conscience, mais de mettre au jour un originaire, un antérieur à partir duquel émergent ces contenus. La phénoméno- logie ainsi entendue n’est pas descriptive mais réflexive. Henry affronte ici la question de l’anté-prédicatif. Un colloque publié par Jean-François Courtine10 a insisté sur l’importance que Hus- serl accordait à l’anté-prédicatif: la phénoménologie ne se contente pas de décrire ce qui est donné à percevoir; sa démarche est animée par une inquiétude que connaît aussi la métaphysique transcendantale pour les conditions de possibilité à partir des- quelles une pensée s’effectue. Cela va se faire toutefois chez Husserl en deux directions, «l’une correspondant à une ‘phéno- 600 P. GILBERT, S.J. 6. Cf. JANICAUD D., Le tournant théologique de la phénoménologie française, Combas, Éd. de l’Éclat, 1991; ALLIEZ É., De l’impossibilité de la phénoménologie. Sur la phénoménologie française contemporaine, Paris, Vrin, 1995; JANICAUD D., La phénoménologie éclatée, Combas, Éd. de l’Éclat, 1998. 7. Cf. HENRY M., Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, 1965. 8. Cf. HENRY M., uploads/Philosophie/552-le-tournant-ontologique-de-la-phenomenologie-francaise-pdf.pdf

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