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.. • Extrait de la ., •~ ,_ """c' r RE''' 1 r: '~ .- N .'.-~ALE No ~. '72. Albert le Grand et la révolution culturelle du XIIIe siècle Fernand Van Steenberghen Écoutons ce qu'écrivait Roger Bacon, vers 1267, à propos de Maître Albert de Cologne : << On le cite comme autorité dans les écoles, comme on cite Aristote, Avicenne et Averroès ... Cet homme, qui vit encore, a eu, de son vivant, une autorité qu'aucun homme n'a jamais eue en matière de doctrine. Car le Christ lui-même n'y est pas arrivé, puisqu'il a été rejeté, avec sa doctrine, pendant sa vie >>.Ainsi parle Roger. Son témoignage n'est pas suspect, car cet esprit critique, qui dénigre volontiers ses contempo- rains, n'a aucune sympathie pour Albert et il juge tout à fait excessive l'estime que les gens d'étude manifestent pour l'œuvre du maître domini- cain. Quelques années plus tard, Siger de Brabant appelle Albert de Colo- gne et Thomas d'Aquin, son disciple, praecipui viri in philosophia, les per- sonnalités les plus éminentes en philosophie. Enfin, vers le même temps, Ulrich de Strasbourg considère son maître Albert comme nostri temporis stupor et miraculum : son œuvre gigantesque lui apparaît comme une per- formance miraculeuse, qui suscite la stupéfaction. Propos dithyrambi- ques, sans doute, qui trahissent l'enthousiasme du disciple; mais tous les maîtres ne jouissent pas d'une telle appréciation~ de la part de leurs disci- p~! . D'où venait cette renommée exceptionnelle d'Albert auprès de ses contemporains ? Comment s'explique l'énorme succès de son œuvre ? C'est à ces questions que je voudrais répondre. Je rappellerai d'abord ce que fut la révolution culturelle du XIII' siècle. Je dirai ensuite quelle fut la réaction d'Albert devant ces événements. Je montrerai enfin les leçons qui s'en dégagent pour nous. N.D.L.R.- Ce texte est celui d'une conférence donnée à la Société Saint-Albert-le- Grand à Bruxelles, le 16 mars 1982, à l'occasion du cinquantenaire de la Société. 25 Fernand Van Steenberghen La révolution culturelle du xm• siècle La révolution culturelle du XIII' siècle a été provoquée par l'invasion massive de la littérature païenne et, à titre principal, par l'entrée d'Aristote dans le monde chrétien. Pour mesurer la portée de ces événements, il faut se représenter très concrètement ce qu'avait été la vie intellectuelle dans la chrétienté occidentale depuis les débuts du Moyen Age jusqu'à la fin du XII' siècle. Pendant cette longue période, l'organisation de l'enseignement s'inspire des vues développées par Saint Augustin dans son traité De doc- trina christiana : pour le chrétien, tout le savoir profane doit être mis au service de la science sacrée, c'est-à-dire de l'étude des saintes Écritures, porteuses de la Parole de Dieu; ainsi est assurée l'unité du savoir sous l'égide de la Révélation. L'organisation scolaire du haut Moyen Age est la réalisation de ce programme :les écoles d'« arts libéraux>>, où l'on enseigne les sept sciences profanes qui doivent fournir la formation de base des gens d'étude, sont des écoles préparatoires, qui ouvrent l'accès aux écoles supé- rieures de science sacrée; il existe également des écoles de droit et de méde- cine, mais elles sont encore très clairsemées avant le XIII' siècle. Qu'entendait-on par les « arts libéraux >> ? Le mot latin ars a une signification beaucoup plus large que le mot français art. Ars peut désigner toutes les productions de l'esprit humain, toutes les choses<< artificielles >> par opposition aux choses naturelles : le savoir (les sciences), les techni- ques (ou métiers) et les beaux-arts. Les sciences sont appelées artes libera- les parce qu'elles sont l'affaire des hommes libres, tandis que les métiers sont appelés artes serviles parce qu'ils sont pratiqués par les esclaves (dans l'Antiquité) ou par les serfs (au Moyen Age). Les sept sciences fondamentales enseignées dans les écoles d'arts libé- raux comportent deux groupes: trois branches littéraires (trivium): gram- maire, rhétorique, dialectique; quatre branches mathématiques (quadri- vium): arithmétique, géométrie, astronomie et musique (ces deux derniè- res sont considérées comme sciences mathématiques appliquées). L'origine de ce corps de sciences fondamentales remonte à la plus haute antiquité : on en trouve déjà l'idée en Égypte et en Inde, on la retrouve dans l'organisation scolaire en Grèce et à Rome. Le nombre de ces sciences a varié; la liste des sept arts libéraux a été fixée définitivement par Martianus Capella, vers 420, à Carthage (Martianus était donc le com- patriote et le contemporain de Saint Augustin, mort à Hippone en 430). Revenons maintenant aux écoles du haut Moyen Age. Nous consta- tons qu'une seule discipline philosophique figure au programme des écoles d'arts libéraux : la dialectique, c'est-à-dire la logique, science purement formelle, qui enseigne les lois de la pensée discursive. Tou tes les autres 26 Albert le Grand et la révolution culturelle du XIII' siècl disciplines philosophiques sont absentes de l'enseignement : métaphysi que, philosophie de la nature, psychologie, éthique. Cette situation s modifie lentement au cours du XII' siècle sous l'influence des premièn traductions de Platon, d'Aristote et d'Avicenne : certains maîtres intrc duisent dans leurs leçons des développements philosophiques occasion nels; mais les cadres de l'enseignement demeurent inchangés. Il ne faudrait pas conclure de tout cela que la philosophie est tout à fa absente du VI' au XII' siècles. Seule la logique est enseignée et c'est ce q1 explique l'existence d'une littérature assez abondante relative à cette dise pline, notamment à la querelle des universaux. Mais on trouve aussi de l philosophie dans certains écrits théologiques : citons ceux de Jean Sec Érigène, de Saint Anselme, de Pierre Abélard. Enfin, à partir du XII' sii: de, des écrits purement philosophiques voient le jour, surtout chez h Chartrains; les sources principales de ces écrits sont Platon (le Timée) c diverses sources néoplatoniciennes, notamment Saint Augustin, l pseudo-Denys l' Aréopagite et Avicenne. Comment s'est produite l'invasion de la littérature païenne qui " bouleverser la vie culturelle du XIII' siècle? Des contacts s'étaient établis l'occasion des croisades entre les Latins et les Byzantins, dont ll bibliothèques conservaient de riches collections de manuscrits philosoph ques et scientifiques, entre autres les écrits des philosophes et des savan1 de la Grèce païenne. D'autre part, des relations s'étaient nouées en Esp< gne entre érudits arabes et chrétiens, souvent par l'intermédiaire de savan1 juifs initiés aux deux langues, arabe et latine (ou espagnole). Grâce à Cl contacts, la curiosité des Latins s'était éveillée et s'était intéressée de plt en plus à l'immense littérature scientifique issue du monde païen, d'abor chez les Grecs, ensuite chez les Arabes. Sous le stimulant de cette curiosité, de vastes entreprises de traductio naissent à Tolède, puis à Naples et ailleurs, mettant à la disposition dl chrétiens une littérature scientifique et philpsophique de plus en ph considérable. Dans ces productions littéraires, l'œuvre grandiose d' Ari~ tote s'impose rapidement comme la réalisation la plus parfaite de la penst: païenne. Nous avons peine à nous représenter ce que fut, pour les Latin: la découverte des traités du Philosophe : comme le remarquait Étienn Gilson, ce n'était pas pour eux la découverte d'une philosophie nouvelle c'était la révélation de la philosophie à des hommes d'étude qui n'en possi daient aucune. Ajoutons qu'il s'agissait de la philosophie entendue au ser très large qu'avait ce terme dans l'Antiquité et au Moyen Age, c'est-à-dit l'ensemble des sciences humaines, l'encyclopédie du savoir que l'homm peut acquérir par les voies de l'expérience et par le travail de la raisor 2 Fernand Van Steenberghen 28 Saint Thomas d'Aquin et Saint Albert le Grand (tableau de la Comtesse Mahault -XIX' s.- à l'Albertinum de Fribourg, Suisse). Albert le Grand et la révolution culturelle du X/Il' siècle Si le prestige d'Aristote est immense au XIII' siècle, c'est parce que ses trai- tés offrent une solution cohérente à presque tous les problèmes que l'uni- vers pose à l'esprit humain. Et cette pénétration massive de l'aristotélisme s'opère à l'heure où les vieilles écoles groupées autour de la cathédrale dt: Paris s'organisent en corporation des gens d'étude et donnent naissance~ l'Université de Paris, qui sera désormais la métropole intellectuelle de la chrétienté. Les écoles d'arts libéraux se muent en faculté des arts et les éco· les de science sacrée deviennent la faculté de théologie. Il est clair que les maîtres de la faculté des arts, intéressés par leur pro- fession au domaine des sciences profanes et déjà familiarisés depuis long- temps avec la logique d'Aristote, ne pouvaient rester indifférents à la révé- lation de son œuvre intégrale. On assiste bientôt à l'éclatement des cadre~ de cette faculté qui, sans changer d'étiquette, deviendra progressivemen1 une école de philosophie et de philosophie aristotélicienne. La faculté des arts a gardé son nom jusqu'à la fin du Moyen Age e1 même au delà. On a d'ailleurs continué d'y enseigner les sept sciences mais la part du lion a souvent été accordée à la philosophie. Les Anglais. très conservateurs, donnent encore aujourd'hui des diplômes de bachelo1 of arts et de master of arts; même chose aux États-Unis. Et ces diplôme: peuvent recouvrir les programmes d'études les plus variés. Il est clair aussi que cette situation nouvelle comportait uploads/Philosophie/ van-steenberghen-albert-le-grand-et-la-revolution-culturelle-du-xiiie-siecle-1982-d84.pdf

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