Parfois, la réalité d’une autre langue apporte des difficultés de traduction tr
Parfois, la réalité d’une autre langue apporte des difficultés de traduction très grandes, voir même, réduit le traducteur à l’impuissance ou à une périphrase qui n’arrive pas à saisir le sens exact ou l’ampleur connotative du terme traduit. C’est ce qui arrive avec l’essai de Freud, Das Unheimliche, car la traduction de Marie Bonaparte est « L’inquiétante étrangeté », mais cela ne s’avère pas être l’équivalent et les lecteurs « non-germanophone1» sont donc confrontés à un vocabulaire qui s’aborde seulement de l’extérieur. Cette barrière du langage n’empêche pas, après une explication détaillée des racines étymologiques du terme, le lecteur francophone de comprendre le phénomène d’inquiétante étrangeté dans son ensemble. Freud, avant de s’attarder aux différents équivalents d’unheimlich dans plusieurs langues et en allemand, définit l’inquiétante étrangeté comme étant « cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier.2» L’investigation de Freud est esthétique, mais pour une fois, cette esthétique n’est pas contrainte au domaine du beau, le psychanalyste va au-delà, il aborde « la théorie des qualités de notre sensibilité3». Cette inquiétante étrangeté est liée, bien sûr, à l’angoisse, à ce qui apparaît comme effrayant, mais dans une perspective de nouveau, de « non-familier », d’où le préfixe de négation un, car il précède heimlich, terme se rapportant à la maison, au « chez soi ». Bref, le présent travail décortiquera l’essai de Freud de manière à retrouver, en première partie, l’évolution linguistique du terme unheimlich et ses différentes significations, en deuxième partie, l’étrangement inquiétant vécu et, finalement, l’inquiétante étrangeté de la fiction. Tout d’abord, abordons l’usage linguistique d’unheimlich. Freud cherche à éclaircir ce mot allemand en élucidant l’entière signification de son antonyme heimlich. Pour ce faire, il cite longuement l’article de Daniel Sanders retrouvé dans le Wörterbuch der Deutschen Sprache (1860), portant sur les différentes définitions d’heimlich. Cet article fait ressortir deux sens. Le premier touche ce « qui fait partie de la maison, non étranger, familier, apprivoisé, cher et intime, engageant4» et on peut ajouter charmant, confortable et même cordiale. Bref, cette première définition montre qu’il n’y a rien d’étranger, qu’on se retrouve dans le domaine du connu et que tout est sous contrôle. La seconde définition semble venir en complète contradiction avec la première, puisqu’elle relie le terme heimlich à ce qui est « caché, dissimulé, de telle sorte qu’on ne veut pas que d’autres en soient informés, soient au courant, qu’on veut le soustraire à leur savoir5». En gros, il s’agirait d’un adjectif qui n’existe 1 FREUD, Sigmund, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Éditions Gallimard, Paris, 1985, p.212. 2 Idem, p.215. 3 Idem, p.213. 4 Idem, p.217. 5 Idem, p.219. 1 nulle part ailleurs qu’en nouveau-haut-allemand et dont le sens suggère une grande ambivalence. Suite à cette longue citation, Freud dit que « parmi ses multiples nuances de signification, le petit mot heimlich en présente également une où il coïncide avec son contraire unheimlich6». L’adjectif substantif heimlich est constitué de deux définitions prouvant qu’il n’est pas univoque, « mais qu’il appartient à deux ensembles de représentation qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du confortable, et celui de caché, du dissimulé7». Freud ajoute que le terme unheimlich n’appartient pas à la deuxième définition, mais qu’il est bien l’antonyme de la première. Pour bien cerner l’ampleur de connotation du terme unheimlich, Freud s’abreuve intelligemment des définitions d’autrui et de leurs remarques. Par exemple, il cite Schelling : « Serait unheimlich ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti.8» Par ailleurs, il cite aussi Jacob et Wilhelm Grimm qui définissent heimlich comme « le lieu dépourvu de fantomatique », signifiant aussi : « fermé, impénétrable, sous le rapport de l’exploration.9» De plus, Freud fait la relation de l’étrangement inquiétant avec ce qui est nouveau, puisque l’inconnu, ce qui n’est pas familier, peut aisément être effrayant et il relie cette croyance à Jentsch, car ce dernier trouvait « la condition essentielle de l’émergence du sentiment d’inquiétante étrangeté dans l’incertitude intellectuelle10». Selon ce dernier, l’inquiétante étrangeté proviendrait du fait qu’un sujet est désorienté. Bref, toutes ces définitions ne sont pas satisfaisantes pour Freud, car il veut aller plus loin et pour ce faire, il abordera les personnes, les événements, les choses et les impressions, mais avant, il termine son investigation du sens en disant que la signification du terme heimlich évolue vers une ambivalence, jusqu’à la coïncidence avec l’antonyme unheimlich. Lorsque Freud délaisse la signification, il s’attaque à l’inquiétante étrangeté de manière plus concrète, donnant des exemples de cas, des impressions et plusieurs autres facteurs se résumant à l’étrangement inquiétant qui est vécu et à celui qui est lié au domaine de la fiction. Commençons par le premier, qui, à des fins de compréhension, nous diviserons en deux groupes : celui « de la toute-puissance des pensées, de la prompte réalisation des désirs, des forces occultes [geheim] nuisibles, du retour des morts11» et celui ou l’étrangement 6 Idem, p.221. 7 Idem 8 Idem, p.222. 9 Idem, pp.222-223. 10 Idem, p.216. 11 Idem, p.256. 2 inquiétant « émane de complexes infantiles refoulés, du complexe de castration, du fantasme du sein maternel, etc.12» Commençons par le premier groupe. Abordant la toute-puissance des pensées, Freud relie celle-ci à l’animisme, à cette conception antique qui peuplait le monde d’esprits anthropomorphes et dans laquelle se trouvaient des vertus magiques hiérarchisées et la croyance en l’âme et aux esprits. De plus, il dit qu’elle se caractérise par « l’accentuation excessive de la réalité psychique par rapport à la réalité matérielle.13» Aujourd’hui, on attribue souvent cette notion d’inquiétante étrangeté à ce qui touche à l’animisme exprimé de manière psychique. À cet effet, Freud ajoute en commentaire de bas de page, tiré de son livre Totem et tabou : « Il semble que nous conférions le caractère de l’Unheimlich à des impressions qui tendent à confirmer la toute-puissance des pensées et le mode de pensée animiste en général […].14» À l’intérieur de ce groupe se retrouve aussi le facteur de répétition, qui peut être résumé au fait qu’un événement, un phénomène ou une action arrive à plusieurs reprises, tel un nombre qu’on retrouverait partout. Freud affirme qu’on retrouve dans l’inconscient psychique cette compulsion de répétition qui émane des motions pulsionnelles et serait assez forte pour se placer au-delà du principe de plaisir. L’inquiétante étrangeté dans ce cas-ci vient du fait « que sera ressenti comme étrangement inquiétant ce qui peut rappeler cette compulsion intérieure de répétition15». En gros, la répétition peut devenir très angoissante, même effrayante, lorsqu’on est confronté sans cesse à quelque chose qui revient et revient encore, comme une agression répétée ou du harcèlement. Un autre motif d’inquiétante étrangeté évoqué par Freud est les forces occultes [geheim]. Avec ces dernières, on se retrouve sur le terrain de l’animisme et des superstitions telles que la peur du « mauvais œil » (« Quiconque possède quelque chose d’à la fois précieux et fragile, redoute l’envie qu’il aurait éprouvée dans la situation inverse16») et le profane (démon, magie, sorcellerie…). De nos jours, ces croyances sont plutôt effacées, puisque les gens rationalisent ces superstitions et forces sombres, mais elles demeurent encore, car comme Freud le décrit, « on redoute une intention secrète [geheim] de nuire, et sur la foi de certains présages, on suppose que cette intention dispose également du pouvoir [de se manifester].17» Dans le même ordre d’idées, se retrouve l’étrangement inquiétant lié à la mort, aux esprits, aux fantômes, aux cadavres et au retour des morts. À travers les siècles, notre 12 Idem, p.257. 13 Idem, p.251. 14 Idem, p.245. 15 Idem, p.242. 16 Idem, p.244. 17 Idem, p.244. 3 manière de penser en ce domaine à si peu changer que notre relation à la mort demeure semblablement la même, sauf pour la plupart des gens cultivés, qui eux, ne croient pas en une sorte de réanimation ou manifestation des morts, mais pour les autres, la peur primitive des morts est rester solidement ancrée en eux. À présent, abordons le second groupe de l’étrangement vécu. Il faut noter d’emblée que ce dernier est moins présent dans les expériences réelles, qu’il dérive de complexes infantiles et que c’est la réalité psychique qui est en cause. Freud ajoute qu’il « s’agit du refoulement effectif d’un contenu et du retour de ce refoulé, et non de la suspension de la croyance à la réalité de ce contenu.18» Le complexe de castration est l’un des plus grand représentant ce cette réalité psychique et il se définit comme suit : « Le complexe de castration, tel qu’il apparaît (de manière constante) chez l’enfant, fait disparaître l’apparence vécue du complexe d’Œdipe, lequel peut survivre une partie de l’existence du sujet à l’état intériorisé (symbolique ou imaginaire).19» Bien sûr, cette castration est symbolique (ou presque toujours), mais il s’agit tout de même d’une menace qui peut être très angoissante. Freud donne l’exemple de l’étudiant Nathanaël dans L’Homme au sable (un conte d’Hoffman), pour qui les souvenirs d’enfance sont rattachés à la peur de se faire littéralement arracher les yeux par l’Homme uploads/Philosophie/ unheimlich.pdf
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- Publié le Mar 25, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
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