Cet exposé est en quelque sorte le premier bilan, très provisoire, de mes reche

Cet exposé est en quelque sorte le premier bilan, très provisoire, de mes recherches actuelles: car je suis en train de traduire la Vita Epicuri, de Gassendi. Ce texte, édité en 1649 mais commencé dès avant 1634, constitue le second volet de son travail de redécouverte d’Épicure et de sa philosophie. Cette apologie en huit chapitres examine la vie et les mœurs d’Épicure et ne s’occupe théoriquement pas de sa doctrine; elle se fonde par priorité sur le travail qui l’a précédée, l’édition du texte grec du dixième livre de Diogène Laërce et ses notes dont Gassendi l’alimente. L’ensemble, fidèle à la réputation de Gassendi, répond bien à l’idée que l’on s’en fait, comme un tissu de très grande érudition. Pourtant, ce travail sur Épicure ne va pas de soi et pose un certain nombre de problèmes théoriques, et de taille. Par exemple, et c’est la question que j’aborde ici, il ne fait aucun doute que Gassendi soit un érudit et un savant, mais Épicure a dans l’antiquité la réputation d’avoir fui les études libérales, de les avoir haïes et d’en avoir détourné ses disciples : fuis les sciences à toutes voiles, Pythoclès, si tu veux être sage. Les stoïciens, Plutarque, Cicéron, les pères de l’église l’accusent aussi de parler sa langue de façon incorrecte, d’avoir méprisé ses professeurs, d’avoir insulté ses contemporains. L’entreprise de Gassendi de réhabiliter Épicure se fonde, outre le fait qu’il adhère à son système atomiste, sur la remise en cause de cette mauvaise réputation. La Vita Epicuri rend compte de ce double mouvement ; car après que Gassendi a décrit la vie et l’œuvre du fondateur du jardin et évoqué sa postérité, il reprend et cite longuement les griefs qu’on lui adresse communément et y répond de façon argumentée. En fait, l’infamie dont Épicure est la victime, au point que les traditions littéraire et philosophique fait de lui le paradigme même de l’avilissement et de la dépravation sous le portrait du pourceau et que son jardin est communément associé soit à un lupanar soit au paradis des mahomédans, est pour Gassendi surprenante et, dès qu’il y regarde de plus près, scandaleuse car injustifiée. La démarche érudite s’impose donc d’emblée comme le seul moyen pour répondre par des arguments fondés dans les faits à des rumeurs colportées depuis deux 1 mille ans : elle s’impose car on ne peut répondre au préjugé par une opinion, fût- elle favorable ; l’érudition permet de déplacer le débat du champ de la croyance à celui de la science. Pour autant l’entreprise érudite menée sur quelqu’un qui condamne les études comme d’inutiles vétilles est paradoxale, à moins que Gassendi n’ait pris un objet d’études qui lui soit indifférent en tant que tel et qu’il adopte une démarche de pur historien de la philosophie, c’est-à-dire qu’il s’attacherait à étudier Épicure et à éclaircir les notions de l’épicurisme sans adhérer lui-même à ses dogmes : à cette condition, on ne s’étonnerait plus de constater le divorce entre l’objet de l’étude, c’est-à-dire Épicure, et la forme de l’étude, érudite. Mais cela n’est pas imaginable, Gassendi rappelant sans cesse que la philosophie comporte deux aspects, un aspect théorique et un aspect pratique, une visée contemplative et une visée active. S’il y a donc adhésion de Gassendi à l’homme Épicure et à son système, il faut essayer de préciser les contours de cette érudition de Gassendi d’une part, et de l’ignorance d’Épicure d’autre part. On ne s’étonne pas de ce que, réhabilitant Épicure, Gassendi ait d’abord à cœur d’examiner cette accusation qui est pour lui la plus grave de toutes, celle d’avoir haï le savoir. Gassendi dit au début du 8° livre : « la haine des sciences, qui est reprochée à Épicure, semble être la plus grande tache morale » Je dis la plus grave, parce qu’il y insiste : cela est plus grave que la gourmandise, que la débauche, plus grave que l’impiété aussi. Mais Gassendi ne va pas prendre le strict contre-pied en la matière à l’inverse de ce qu’il fait du point de vue de la gourmandise et de la débauche : car il transforme l’image du pourceau et fait d’Épicure un ascète. Du point de vue du savoir, son approche va être plus nuancée, et il conclura qu’Épicure a effectivement haï les études libérales dans une certaine mesure, dans la bonne mesure, dans la mesure qui définit les rapports de la philosophie et du savoir, quant aux différents domaines de la connaissance d’une part, mais également quant au type d’enseignement. 2 Mon exposé s’attachera donc d’abord à rendre compte de la méthode érudite de Gassendi, pour en préciser le sens et la portée, la nouveauté aussi ; j’en viendrai ensuite à la manière dont il construit la défense d’Épicure contre les différentes mises en accusation, dans le but de finalement définir quelque chose comme le bon rapport entre les sciences et la philosophie, et cela que ce soit à l’égard des différentes matières ou bien à l’égard des autorités qui les transmettent ; enfin je montrerai comment Gassendi modifie la pensée Épicure et transforme la démarche érudite en démarche interprétative, puis en démarche critique et proprement philosophique. I L’érudition de Gassendi Il faut d’abord rappeler à quel point elle est novatrice à son époque, liée au renouveau des savoirs et de la lecture selon une nouvelle définition de la culture. Même les savants pensent par autorité et vont rarement lire les textes. Par exemple, l’étude de Noémie Hepp sur Homère révèle qu’au 17° rares sont les lecteurs d’Homère ; au poète on préfère les commentateurs, au point que l’on néglige la source même de ces commentaires érudits et souvent fantaisistes sous leur apparence cuistre. Les textes anciens sont connus sous la forme d’extraits choisis, ou mieux de recueils de bons mots, florilèges et polyanthées dont le nombre d’éditions et de rééditions étonne. Quand il y a des études plus précises et disons plus documentées des textes, elles se contentent d’une approche purement formelle : pour Lucrèce, les commentaires ne s’attachent pas à l’aspect physique ou philosophique du poème, mais essentiellement à sa poétique, éventuellement à sa morale, essayant de gommer cet épicurisme scandaleux. Épicure est le tout premier la victime de cette méconnaissance générale, et si l’on voit son nom apparaître de part et d’autre, c’est comme bouc émissaire de deux traditions de pensée. Il y a d’abord la tradition philosophique, de source stoïcienne, qui en fait le contempteur de toutes les vraies valeurs ; mais la 3 tradition chrétienne a emboîté le pas et assimile Épicure à la débauche ; elle le rapproche des striges, des sorcières, des musulmans, comme on le retrouve pêle- mêle dans le livre du père Garasse. Les textes sont, il est vrai, difficiles d’accès : la tradition épicurienne est plus que toute autre lacunaire : on n’a pas de mal à ne connaître d’Épicure que sa réputation exécrable. L’entreprise érudite de Gassendi se fonde donc tout d’abord sur une démarche philosophique : un homme est accusé, mais il l’est sans procès, sans avocat, presque sans accusateur défini ; il l’est parce qu’il l’a toujours été, et cette mauvaise réputation constitue un scandale philosophique ; elle résulte d’une évidente démagogie de la part des interprètes et des auteurs, témoignant d’un certain rapport à la foule. Je note au passage que la foule ne s’entend jamais, chez Gassendi, d’un groupe social, le peuple, etc., mais de l’ensemble de ceux qui ne savent pas, d’un public qui n’a pas accès aux sources même du savoir et qui ne s’y intéresse pas, sans doute faute d’être éclairé sur les fins véritables de la vie, faute de savoir quel intérêt pratique elle en tirerait quand à la morale et au plaisir. La mauvaise réputation met en évidence la manière dont les lettrés manipulent ceux qu’ils devraient instruire, mais par effet de retour elle révèle l’impact de la demande de ce public ignare sur les esprits des lettrés qui y répondent. D’une part il est plus facile de persuader, et plus rentable, avec des méthodes rhétoriques confirmées (dont la calomnie et la mise en place d’une tête de turc) ; d’autre part la foule demande des portraits en charge, demande des préjugés, des simplifications, et donc un certain type de discours et une certaine rhétorique, spectaculaire, immédiatement efficace. L’analyse à laquelle Gassendi soumet la démagogie mérite en soi un exposé et va au point qu’il assure qu’elle peut naître de bonnes intentions, comme chez les pères de l’église qui ont amplifié l’infamie à des fins d’édification chrétienne. Enfin la mauvaise réputation est à mettre au compte de l’ignorance des interprètes qui ont cru sur parole la tradition calomniatrice qui s’offrait à eux et ont reçu cette parole comme venant de maîtres, donc incontestable. 4 L’entreprise de Gassendi s’inscrit donc dans le cadre de cette revendication d’autonomie par rapport aux maîtres : il prétend aller voir lui-même dans les textes, de même qu’il va regarder, lui-même, le ciel, pour observer suivant une démarche sinon plus empirique, du moins plus expérimentale, si uploads/Philosophie/ si-tu-veux-etre-sage-les-stoiciens-plutarque-ciceron-les-peres-de-l-x27-eglise.pdf

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