JACQUES DERRIDA, SA VIE, SON ŒUVRE Bruno Clément Collège international de Philo
JACQUES DERRIDA, SA VIE, SON ŒUVRE Bruno Clément Collège international de Philosophie | « Rue Descartes » 2006/2 n° 52 | pages 117 à 118 ISSN 1144-0821 ISBN 9782130556787 DOI 10.3917/rdes.052.0117 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2006-2-page-117.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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En un sens Derrida dit «viens!» à la métaphysique même. Cette manière de céder, de rompre le cours (du temps, du discours, du sens) est précisément ce qui rouvre l’origine à elle-même, à sa plus propre différance. Telle est l’expérience neuve et rejouée de l’exigence métaphysique (de l’inconditionnelle postulation de la raison, pour le dire avec Kant, ou de l’inquiétude absolue de l’Esprit, pour le dire avec Hegel). Il n’y a ni début, ni fin, mais il y a toujours envoi, toujours adresse et destinerrance (comme il écrit). Il y a toujours un nouvel Hermès, ou bien Hermès est toujours un autre et s’envoie autrement. Derrida pense dans cet envoi, dans cet infini renvoi de l’envoi. Il n’a pas cessé de s’y envoyer lui-même, éperdument, généreusement, avec acharnement, avec prodigalité inconsidérée, excessivement, imprudemment, étourdiment même et plus encore. Da capo, il en aurait presque perdu la tête, ainsi que la métaphysique toujours a com- mencé par égarer son meta dans le hors-lieu qui lui est réservé et dont nous ne cessons pas de devoir répondre. BRUNO CLÉMENT Jacques Derrida, sa vie, son œuvre * Ma rencontre avec Jacques Derrida s’est nouée autour de Circonfession. C’est un texte qui occupe dans son œuvre une place tout à fait particulière. Il me semble que son problématique objet a plus ou moins déterminé les conditions de notre dia- logue. Ce «plus ou moins» définit le lieu d’une question philosophique qu’il aura aidé, je le crois, à poser d’une manière nouvelle. Au moins dans l’espace de la philosophie. Dans ce processus qui voue les textes de Derrida, tels du moins que je les ai toujours lus, à l’incar- nation (à la rencontre, au dialogue, à la protesta- tion, au doute), gît sans doute le secret d’une fer- veur. Celle qui s’est spontanément et multiplement manifestée après le 9 octobre 2004. J’ai entendu autour de moi, j’ai lu dans ces jours-là ce que j’avais moi-même constaté et ressenti, à savoir que la vie de Derrida n’était pas séparable de son œuvre; que nos larmes avaient aussi un sens phi- losophique. Ces larmes que Circonfession œuvrent à faire entrer dans l’ordre de la pensée. Ce que je retiens de ce livre étonnant – à peine un livre, en fait: une suite d’annotations de bas de page – de ce commentaire en forme d’autobiogra- phie (ou de cette autobiographie en forme de com- mentaire – toute la question est là), ce que je retiens est la thèse, assez résolument formulée pour constituer désormais un problème, selon laquelle l’événement biographique (ici, la circoncision) déterminerait la nature, l’ampleur, l’acuité du ques- tionnement et de la proposition philosophiques. Voici comment elle est formulée, dans les Carnets que retravaille Circonfession (p. 70): «Circoncision, je n’ai jamais parlé que de ça, considérez le dis- cours sur la limite, les marges, marques, marches, etc., la clôture, l’anneau (alliance ou don), le sacri- fice, l’écriture du corps, le pharmakos exclu ou retranché, la coupure/couture de Glas, le coup et le recoudre, d’où l’hypothèse selon laquelle c’est de ça, la circoncision, que, sans le savoir, en n’en par- lant jamais ou en en parlant au passage, comme d’un exemple, je parlais ou me laissais parler tou- jours.» Les implications d’une telle hypothèse sont immenses. Mais je veux indiquer, avant même de © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.78.193.13) © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.78.193.13) BRUNO CLÉMENT 118 | chercher à les énumérer ou à les évaluer, que si la question peut paraître inédite en philosophie, elle est depuis longtemps l’objet d’un questionnement serré, et inquiet, en littérature. L’idée que l’œuvre littéraire ait quelque chose à voir avec la vie de celui qui l’écrit est née au XIXe, Sainte-Beuve a été son promoteur célèbre et malheureux; Proust son adversaire décidé. Ils ne sont peut-être pas si éloi- gnés l’un de l’autre que Proust a eu besoin de le dire. Le moi social, sans doute, n’est pas le moi profond; mais que l’œuvre soit le résultat d’un pro- cessus subjectif, ni l’un ni l’autre ne songerait à le nier. Telle est précisément la thèse de Derrida dans Circonfession. Thèse ancienne, on le voit, en tout cas bien repérée, et sur laquelle n’ont pas manqué de se prononcer, dans leur œuvre ou hors d’elle, tous les écrivains du siècle précédent. Sartre est l’un de ceux que la question aura le plus inquiété: «Je ne l’ai jamais dit jusqu’à présent. Ni personne à ma connaissance.» Si l’hypothèse de Circonfession importe, ce n’est pas qu’elle soit neuve, on voit qu’elle ne l’est pas. C’est que Derrida l’importe en philosophie. Que l’œuvre de Kant, ou de Hegel, ou de Thomas d’Aquin, puisse être traitée comme l’œuvre roma- nesque, ou picturale, ou musicale, cela certes, ne va pas de soi. Il faut ici noter que Circonfession n’est pas un texte autobiographique tout à fait ordinaire. Derrida l’a écrit sous la forme d’un com- mentaire de bas de page de la monographie que Geoffrey Bennington a consacrée à son œuvre – et l’entreprise est sans nul doute philosophique. L’affaire biographique, ou même autobiographique ne fait certes pas avec Circonfession son entrée en philosophie. Augustin (modèle et interlocuteur de Derrida) et Diogène Laërce l’avaient déjà prati- quée avec constance et conviction. Mais l’impor- tant pour Derrida n’est pas la relation (ou l’inven- tion) d’une vie vécue en conformité à une thèse ou une doctrine philosophique qui serait formulable ailleurs – et autrement. En réalité, la circoncision ne fournit pas seule- ment à l’œuvre philosophique son thème ou son contenu – son sens; elle lui fournit une forme et un relief. Une figure, en somme. Le circum de la « circonfession», que Derrida appelle aussi « période» ou « périphrase», définit à la fois un événement impossible à nommer ou à appréhen- der et un mouvement général, un trope universel que chaque texte nouveau met en œuvre à son insu. Un fait de vie devient mouvement, puis fait de pensée. La pensée est désormais une pensée incarnée, le concept a les traits de qui l’a conçu. Derrida a certes écrit des textes explicitement et décidément autobiographiques (Le Monolinguisme de l’autre, La Carte postale, etc.), mais cet explici- te diffère – diffère radicalement – de cet insu que suppose et revendique Circonfession. Le champ de recherche qu’ouvre devant nous l’œuvre de Derrida permettrait, je crois, de jeter un peu de jour sur ce que j’appellerais volontiers « identité théorique». J’entends par là le proces- sus d’écriture par lequel une vie singulière – et singulièrement incarnée – produit un appareil conceptuel susceptible d’intéresser la communau- té des lecteurs (dans Spéculer – sur « Freud», Derrida essaie de saisir ce moment très particulier où un grand-père attentif et affectueux devient l’inventeur d’une théorie). Comment, à partir d’un matériau intime, faire de l’universel? Et à partir de cet universel, progresser en sagesse, en vérité? Mais c’est là une manière encore superficielle, encore conventionnelle de poser la question; car ce que met précisément en cause l’hypothèse de la pensée circoncise, c’est le statut même de la vérité. Dans sa formulation, la figuration de l’inti- me ne peut plus désormais être tenue pour un paramètre négligeable. © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.78.193.13) © Collège international de Philosophie | Téléchargé le 14/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 41.78.193.13) uploads/Philosophie/ rdes-052-0117.pdf
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- Publié le Jan 30, 2021
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