TAOÏSNIE ET YOGA PAR JEAN FILLIOZA T Lorsque vers 646, l'Empereur de Chine ordo

TAOÏSNIE ET YOGA PAR JEAN FILLIOZA T Lorsque vers 646, l'Empereur de Chine ordonna de traduire en sans· krit, pour l'usage d'un roi de l'Inde orientale, l'ouvrage fondamental du Taoïsme, le Tao ta-king, les traductems, désignés d'office, ne trou­ vèrent pas la tâche légère. Certains, sachant que les premiers livres boud­ dhiques sanskrits traduits en chinois l'avaient été souvent au moyen d'expressions usuelles dans les livres taoïques, voulaient rendre ces expressions par les mots sanskrits qu'elles avaient servi à traduire. Ils identifiaient ainsi, comme si elles avaient été réellement équivalentes, des idées indiennes et des idées chinoises. Mais le chef du comité de traduction, l'illustre pèlerin bouddhiste Hiuan-tsang, qui, quelque dix­ huit ans plus tôt était parti seul, à pied, fort de sa seule foi, pour gagner l'Inde lointaine par l'Asie centrale ; Hiuan-tsang, qui avait acquis de l'Inde et du sanskrit une connaissance sans rivale en Chine et qui, par surcroît, avait été versé pendant sa jeunesse dans l'étude des livres taoïstes, s'était opposé à des procédés de traduction qui impliquaient une confusion de la pensée bouddhique et de la pensée taoïque. Il jugeait celles-ci profon­ dément différentes, tandis que son collègue, le taoïste Ts'ai Houang, y voyait les mêmes tendances (1}. L'avis du grand indianiste chinois l'a emporté contre l'opinion syn· crétiste et sans doute ne siérait-il guère à un simple indianiste européen de toucher aujourd'hui au problème des similitudes entre le Taoïsme et les doctrines indiennes, alors qu'un connaisseur incomparable les a déclarées fallacieuses. Aussi n'est-il point question de reprendre ici, dans son ensemble, un pareil problème. Trop souvent il a été vainement traité par ceux qui n'ont pas connu l'arrêt de Hiuan-tsang. Seulement, 42 ANNÉE 1969 il faut préciser la portée de cet arrêt et on comprendra, en le faisant, qu'il n'interdit pas des études comparatives modestes, ni surtout la mise en parallèle des données qui se ressemblent. Hiuan-tsang était un bouddhiste fervent et un philosophe profond. Il a consacré sa vie à éclairer et à promouvoir une philosophie bouddhique particulière, celle pour qui tout dans le monde n'est rien d'autre que Pensée. Il a combattu les théories adverses, même bouddhiques. Nul ne pouvait être plus hostile au sentiment que toutes les théories se valent et expriment avec des mots différents une vérité commune. Il avait des opinions trop fermes et une foi trop vive pour tolérer des assimilations de doctrines qui pouvaient conduire à l'indifférence en matière de reli­ gion. Il se devait donc d'éviter, dans la traduction qu'il était chargé de diriger, tout ce qui pouvait entraîner à confondre les idées qu'il croyait fausses et celles qui lui apparaissaient comme la vérité même. Il se devait par-dessus tout, de séparer radicalement les unes et les autres, qui s'opposaient si nettement par leur valeur à ses yeux. Une telle attitude, si naturelle chez lui, n'excluerait donc pas que d'autres aient pu en prendre une différente et envisager des similitudes, voire des corrélations doctrinales, entre la pensée taoïste et celle des Indiens, surtout celle de penseurs indiens n'appartenant pas au milieu religieux bouddhique auquel il s'était attaché. Mais il y a plus. La spécu­ lation taoïste ancienne s'est associée de bonne heure (2) à un ensemble de techniques spirituelles et matérielles très complexes, visant particu­ lièrement à préparer pour l'adepte un corps immortel, et dont la pratique, de plus en plus active et répandue, a fini par constituer le grand mouve­ ment du « néo-taoïsme ) ). Philosophe, Hiuan-tsang réprouvait ces tech­ niques, il les jugeait ridicules et, par crainte des moqueries des Indiens, il s'opposa à la traduction d'une préface ajoutée au Tao ta-king, préface où il était question de l'usage en vogue chez les néo-taoïstes de grincer des dents et d'avaler sa salive. Mais de pareilles pratiques matérielles n'auraient, en fait, choqué parmi les Indiens que ceux-là seuls qui étaient dans les mêmes idées que Hiuan-tsang. Les techniques du corps ont, en effet, connu dans l'Inde plus de vogue encore qu'en Chine et sont attestées depuis une époque plus ancienne. Souvent, elles diffèrent dans les deux pays, souvent aussi elles sont matériellement semblables. En dépit du mépris de Hiuan-tsang, il est non seulement loisible mais encore nécessaire de les comparer. En elles-mêmes, elles intéressent hautement le physiologiste et le psychologue par les phénomènes phy­ siques et psychiques qu'elles déclenchent. Elles ont joué, et jouent encore souvent, dans deux des plus grandes civilisations du monde, un rôle TAOÏSME ET YOGA 43 considérable. Elles ont constitué pour d'innombrables hommes la forme essentielle de l'activité religieuse ou mieux, le moyen majeur de leur élan vers le dépassement de leur être ou leur affranchissement du monde. C'est un devoir d'historien que de les étudier, de chercher à marquer leurs concordances, leurs oppositions et leurs rapports éventuels. C'est là ce que précisément Henri Maspero, qui a consacré un long et fructueux labeur à l'étude des techniques taoïstes, avait compris. Il a publié dans le Journal Asiatique un mémoire considérable sur les procédés de« nourrir le principe vital» dans la religion taoïste ancienne(3). En tête, il avait placé une introduction générale contenant un exposé de l'anatomie et de la physiologie chinoises et nous avons de lui, dans les Mélanges posthumes que M. Demiéville a publiés, plusieurs mémoires sur les diverses techniques taoïstes (4). Il y a là une masse considérable d'informations précieuses. Il a paru utile d'essayer à son exemple de réunir quelques-unes des données indiennes comparables, qui se ren­ contrent dans la littérature du Yoga, et particulièrement celles qui répondent aux idées et aux techniques étudiées dans son travail le plus détaillé. LA RECHERCHE DE L'IMMORTALITÉ MATÉRIELLE DANS L'INDE Dans les plus anciens textes de l'Inde, les pneres visent surtout l'obtention des biens terrestres, la prospérité, la santé, la longévité. On demande souvent une vie pleine, une vie de cent ans. On aspire plus rarement à l'immortalité. On connaît pourtant la liqueur qui la confère : l' amrta. On la manipule dans le sacrifice sous le nom et sous la forme du soma, et on en abreuve les dieux. Le IJ_gveda invoque ce soma lui-même en vue d'une immortalité dans le troisième ciel, dans le monde du Soleil (s). Les textes brahmaniques ultérieurs sont plus explicites. Ce n'est pas le corps actuel qui peut devenir immortel ; c'est ce qui reste de l'homme après la mort. Au-delà de celle-ci, deux véhicules conduisent dans un autre monde, l'un dans le monde des <<pères ,,, l'autre dans celui des dieux. Mais les dieux seuls sont immortels. Le punarmrtyu, la « mort de nouveau», survient d'autant plus tôt que la vie terrestre a été plus courte, car à la nature de cette dernière participe la vie de l'au-delà qu'elle a préparée. Jadis, les dieux et les hommes vivaient ensemble mais, par l'opération rituelle du sacrifice, les dieux sont devenus immortels et sont partis. 44 ANNÉE 1969 Par le sacrifice, certains des hommes s'apprêtaient à les suivre. Alors, la Mort a réclamé sa part et il a été convenu que les hommes ne devien­ draient immortels qu'une fois débarrassés de leur corps, qui resterait sa proie (6). Le pieux sacrifiant, une fois dégagé de son enveloppe péris­ sable est donc assuré d'échapper, comme les dieux, à la seconde mort de l'au-delà qui guette l'homme vulgaire. Il en est assuré surtout si, déjà sur la terre, il a pu éviter la mort prématurée, fâcheux précédent, qui tendrait à se reproduire dans l'autre monde, et qui, d'ailleurs, ne lui aurait pas laissé le temps de nourrir pleinement et pour toujours dans celui-ci la partie de lui-même qui devrait survivre à la décompo­ sition de son corps. C'est pourquoi il est dit dans un BriihmmJa : « Celui qui vit cent ans ou davantage, c'est celui-là qui obtient l'immortalité n (7). La santé et la longévité n'étaient donc pas seulement des biens de jouissance immédiate au-delà desquels beaucoup, sans doute, ne cher­ chaient pas ; ils étaient encore, pour certains du moins, les gages d'une immortalité céleste au-delà de la mort terrestre. Par là, dans l'Inde ancienne, l'importance de la magie de longévité, de la médecine et de la diététique se trouvait doublée. Ceci explique qu'en milieu brahmanique, la médecine indienne, où l'hygiène et la diététique jouent un rôle pri­ mordial, ait pris rang parmi les branches du Savoir par excellence, du Veda, qu'elle soit devenue le « Veda de la longue vien, l'Ayurveda. Ceci fait encore comprendre comment, dans l'épopée indienne, le récit mythique de la préparation de l' amrta, de la liqueur d'immortalité obtenue en barattant l'océan de lait dans lequel le feu fait couler les sucs des plantes de la terre, rappelle la préparation des drogues, et comment l' amrta est finalement présenté par Dhanvantari, le divin médecin (8). Ceci explique surtout qu'à l'époque d'Alexandre, les Grecs aient été frappés de la sobriété des Indiens (9) et de la longévité (10) qu'ils s'attri­ buaient et qu'ils aient pu constater combien la maladie était une disgrâce cruelle aux yeux des sages indiens, des « gymnosophistes n, qui, pourtant, étaient des ascètes et ne reculaient uploads/Philosophie/ quot-taoism-et-yoga-quot-by-jean-filliozat.pdf

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