QUEL EST LE VRAI SUJET DE PARSIFAL ? Alain Badiou Journée Parsifal (Ens, 6 mai
QUEL EST LE VRAI SUJET DE PARSIFAL ? Alain Badiou Journée Parsifal (Ens, 6 mai 2006) [transcription de l’exposé] Ma question, qui en vérité aura été longuement préparée ce matin, est celle-ci : quel est, en définitive, le vrai sujet de Parsifal ? Vous me direz tout de suite — et je me le dis à moi-même — : mais qu’est-ce que la question du sujet d’un opéra ? Comment peut-on poser la question du sujet d’un opéra si on entend par sujet le mode propre de constitution de l’Idée, c’est-à-dire le mode propre selon lequel se constitue l’Idée elle-même (puisque mon point de vue n’est pas que l’art soit la descente de l’Idée dans le sensible mais que l’agencement sensible constitue lui-même le lieu de l’Idée) ? Cette question du sujet est particulièrement difficile quand il s’agit des arts les plus impurs, par exem- ple du cinéma. On a beaucoup discuté, et moi-même y compris, sur la question du sujet au cinéma puis- que le cinéma est un art composite, aux matériaux extrêmement complexes et imbriqués, et la question de savoir comment s’y constitue l’Idée est particulièrement difficile. Mais déjà l’opéra est un art extrêmement impur. Il est en fait comme le pré-cinéma fabuleux du 19° siècle. C’est d’ailleurs pour cela que les connexions entre opéra et cinéma constituent quasiment une question à elles toutes seules. La difficulté dans les arts impurs, c’est qu’on peut dire, après tout, que le mode propre de constitution de l’Idée, c’est le point de pureté de l’impur, c’est déceler dans la composition extrêmement impure et compliquée qu’est un opéra le point de pureté immanent de cette impureté elle-même, c’est-à-dire com- ment quelque chose de pur est édifié à partir de l’impur lui-même. On voit bien alors que la question, c’est que l’agencement sensible de l’Idée, sa constitution sensible, se fait en réalité dans une multiplicité hétérogène, en tous les cas dans une multiplicité d’apparence hété- rogène. Si on aborde alors la question d’un art impur de ce biais-là, la question est : qu’est-ce que c’est qu’une multiplicité hétérogène ? On pourrait dire que la multiplicité est hétérogène quand elle est une composition elle-même de hasard et de néant, c’est-à-dire quand elle est à la fois exposée à une contingence matérielle (qui est la composi- tion hétérogène souvent des sources et des matériaux divers qu’elle brasse) et que, ce faisant, elle expose la pureté de l’Idée au néant précisément, à son ensevelissement dans la contingence des matériaux. Cette composition de hasard et de néant qui est le sort de la multiplicité hétérogène dans les arts les plus impurs a été particulièrement remarquée à propos de Parsifal et cela a créé une tradition — que François Nicolas a parfaitement analysée et décortiquée 1 — qui est une tradition de dépréciation de Par- sifal puisque la thèse selon laquelle Parsifal ne serait pas le meilleur opéra de Wagner mais un opéra de vieil homme fatigué a une longue tradition – Parsifal est sous-estimé, très sous-estimé selon Thomas Mann 2 -. Alors le hasard ? C’est ce qui a donné toujours lieu à la critique du bric-à-brac scénique et symbolique de Parsifal dont on peut faire rire. Faire rire avec Parsifal, c’est très facile ; et je peux le faire à l’occasion. • Il y a d’abord un attirail chrétien suspect : le Graal, la rédemption, la messe, le péché de la chair, etc. • Il y a des relents racialistes, ça, c’est quand même vrai. On a pu soutenir par exemple que 1 [Notes du transcripteur] Cf. l’intervention précédente de François Nicolas : « Écoutez Parsifal ! » Texte : www.entretemps.asso.fr/Wagner/Parsifal/12.htm Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1246 2 Cf. l’intervention précédente d’Isabelle Vodoz : « De Parzival à Parsifal » Texte : www.entretemps.asso.fr/Wagner/Parsifal/Vodoz.htm Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1247 2 « Rédemption au rédempteur ! » voulait dire que le Christ lui-même a besoin d’être rédimé parce qu’il était juif. Sans aller jusque-là, il y a quand même autour du sang, de la question de la pureté du sang, etc., des choses qui effectivement font partie d’un bric-à-brac idéologique. • Il y a une symbolique sexuelle douteuse parce que finalement, là, Nietzsche n’a pas complètement tort de dire qu’on ne sait pas très bien distinguer entre l’apologie de la chasteté et l’apologie de la luxure ; tout cela, c’est très commutable dans Parsifal, exactement comme servir ou corrompre, c’est la même chose. Et l’épisode des Filles-fleurs, c’est musicalement admirable, mais on a souvent dit que cela ressem- blait beaucoup à un bordel bavarois par ailleurs. • Et puis la blessure d’Amfortas, c’est la Chose — Slavoj Zizek a écrit là-dessus des choses tout à fait brillantes 3 - ; c’est la Chose quasiment exhibée comme un morceau de viande chez Syberberg, et elle a des parentés manifestes au sexe féminin. Donc Parsifal remue tout ça, et on peut considérer que c’est en effet un attirail compliqué, une soupe extrêmement douteuse. Cela, c’est pour le hasard. Du côté du néant ? Le néant a donné lieu aussi à des effets qui font que Parsifal serait impuissant à produire réellement la pureté de l’Idée. • On a ainsi fait des procès à l’extension démesurée du temps dans cet opéra : on a objecté à Parsifal que la logique des leitmotive qui, dans les opéras précédents, était une logique de métamorphose, y devenait une logique d’extension voire de succession, en remarquant en particulier que bon nombre des motifs de Parsifal sont des motifs longs, des cellules segmentaires qu’on peut combiner ou mé- tamorphoser rapidement. • On a dit aussi qu’il y avait une sophistication ornementale : pour masquer précisément cette incapaci- té des métamorphoses, la vieille sorcellerie wagnérienne était mise en jeu, mais un peu comme un co- loris plaqué. • On a objecté qu’il y avait un sublime mais finalement néosulpicien, un sublime un peu en confiture - même Boulez n’a jamais pu réellement aimer la fin de Parsifal : il dit cela -, ça monte dans la vapeur rose, quand même… Alors si Parsifal est bien tout cela, cela veut dire qu’il aurait échoué dans les deux luttes constitutives de l’Idée dans le cadre des arts impurs, à savoir la lutte contre le hasard et la lutte contre le néant qui sont les effets de la multiplicité hétérogène. Comment lutte-t-on alors contre le hasard et contre le néant si ce combat est bien l’enjeu de l’appréciation de Parsifal ? Là-dessus il y a un propos d’éthique de l’art absolument formel chez Mallarmé. Je serai un peu guidé par la comparaison entre l’entreprise parsifalienne et l’entreprise mallarméenne pour des raisons que je dirai. En réalité le problème est de transformer le hasard en infini et de transformer le néant en pureté. Ca n’est pas de les abolir à proprement parler, c’est de les relever : le premier comme infini — on en a déjà beaucoup parlé : l’infinité locale… — et les deux sont prononcés de manière extraordinairement puis- sante à la fin d’Igitur par Mallarmé, à la fin des manuscrits d’Igitur. D’abord s’agissant de l’acte même d’Igitur, Mallarmé dit : « Il réduit le hasard à l’Infini » 4. Cela, c’est la première lutte. Et puis la dernière phrase des manuscrits d’Igitur, c’est : « Le Néant parti, reste le château de la pureté. » 5 Alors on pourrait dire : le sujet dans le cas des œuvres impures, particulièrement exposées aux affects délétères du hasard et du néant et de leur combinaison, le sujet serait le point où le château de la pureté trouve sa déclôture, ou sa déclosion infinie, le moment où la pureté, validant en quelque sorte le néant, est 3 Cf. La politique de la rédemption, dans La subjectivité à venir (Éd. Climats, 2004) Voir également l’intervention suivante de Slavoj Zizek : « Parsifal, une pièce du théâtre didactique brechtien » Vidéo : www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=1249 4 Cf. Œuvres complètes (Pléiade, 1945) : p.442 5 p. 443 3 aussi déclosion, c’est-à-dire un château ouvert : le château ouvert de la pureté. C’est la première esquisse à propos de Parsifal effectivement. Parsifal c’est en tout cas bien le sym- bole de tout cela ; et Parsifal le nom propre, le personnage lui-même. Le personnage de Parsifal, c’est vraiment cette question de la pureté ouverte, de la pureté non pas comme clôture mais comme déclosion, le symbole de tout cela. Il faut remarquer que c’est aucunement un personnage à vrai dire. Dès qu’on se représente Parsifal comme un personnage, on a des difficultés parce que c’est vrai que l’histoire de ce puceau qui est au deuxième acte séduit par l’allégorie de sa maman et qui ensuite se perd indéfiniment (on ne sait pas trop pourquoi d’ailleurs) et qui au bout du compte ne fait pas grand-chose, rien comme tu [Fr. N.] disais : il dit non à un moment donné… Comme personnage, il est inconsistant ; il chante d’ailleurs très peu : il chante vingt minutes en tout dans l’opéra, il aurait pu presque tout faire en une seule fois. Et d’ailleurs il uploads/Philosophie/ quel-est-le-vrai-sujet-de-parsifal.pdf
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- Publié le Jui 18, 2022
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