Pierre MACHEREY LA PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE DE GEORGES CANGUILHEM EPISTEMOLOGI
Pierre MACHEREY LA PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE DE GEORGES CANGUILHEM EPISTEMOLOGIE ET HISTOIRE DES SCIENCES [In : La Pensée n°113, février 1964, p. 62-74] PRÉSENTATION PAR LOUIS ALTHUSSER L’ARTICLE qu’on va lire donne, pour la première fois, une vue systématique sur les travaux de G. Canguilhem. Le nom de ce philosophe et historien des Sciences, Directeur de l’Institut de l’Histoire des Sciences de l’Université de Paris, est bien connu de tous ceux qui, en philosophie et dans les sciences, s’intéressent aux recherches nouvelles sur l’Epistémologie et l’Histoire des Sciences. Son nom et son oeuvre connaîtront bientôt une audience beaucoup plus large. Il est juste que la revue fondée par Langevin accueille la première étude approfondie qu’on lui consacre en France. Epistémologie (ou philosophie des sciences), Histoire des Sciences. Ces disciplines ne sont pas neuves. Pourquoi parler de recherches nouvelles, et quelle nouveauté radicale attendre d’une réflexion qui a déjà un très long passé, et un nombre important de travaux à son actif ? Tout savant ne s’intéresse-t-il pas, dès qu’il est un peu curieux, à l’histoire de sa science, tout savant ne se pose-t-il pas, même sous une forme simple, des questions fondamentales sur la raison d’être des problèmes, des concepts, des méthodes de sa science, des questions philosophiques (épistémologiques) sur sa propre science ? N’existe-t-il pas d’excellents ouvrages, très érudits, sur l’histoire de chaque science, et par exemple les mathématiciens eux- mêmes qui signent sous le nom de Bourbaki la grande oeuvre mathématique de ces vingt dernières années, n’ont-ils pas pris soin de donner, dans tous leurs ouvrages, une note historique préalable au traitement de tous les problèmes ? Quant à la philosophie des sciences, elle remonte aux origines de la philosophie : de Platon à Husserl et Lénine (dans Matérialisme et Empiriocriticisme), en passant par la philosophie cartésienne, la philosophie rationaliste du XVIIIe siècle, Kant et Hegel, et Marx, la philosophie des sciences est beaucoup plus qu’une partie de la philosophie parmi d’autres : elle en est la part essentielle, dans la mesure même où, au moins depuis Descartes, la science, les sciences existantes (mathématiques avec Descartes, puis physique au XVIIIe, puis biologie et histoire au XIXe, puis mathématiques, physique et logique mathématique et histoire depuis), servent de guide et de modèle à toute réflexion philosophique. La philosophie marxiste-léniniste a recueilli le meilleur de cet héritage : elle requiert une théorie de l’histoire des sciences et une épistémologie renvoyant l’une à l’autre dans une profonde unité. C’est justement cette unité qui fait aujourd’hui problème et difficulté. Très rares sont les ouvrages, soit d’histoire des sciences, soit d’épistémologie qui nous proposent cette unité. Le plus souvent l’historien raconte l’« histoire » d’une science, en racontant la succession des découvertes, ou, au mieux, la succession des théories, pour montrer leur progrès, faire voir comment toute théorie répond aux problèmes insolubles de la théorie précédente, etc. Par là on suggère que le progrès ou « Histoire » d’une science dépend soit des hasards des découvertes, soit de la nécessité des réponses à donner aux questions antérieurement restées sans réponse. Par là les historiens des sciences nous indiquent qu’ils se font de l’Histoire dont ils parlent une certaine idée (rarement énoncée, mais réelle) qui est : soit l’idée d’une Histoire contingente (une succession de hasards géniaux les découvertes) ; soit l’idée d’une Histoire logique, je veux dire mue par la logique qui veut que toute science progresse en répondant aux questions demeurées sans réponse dans l’état précédent de la science, – comme si au contraire le progrès réel d’une science ne se faisait pas bien souvent en refusant les questions demeurées en suspens, et en posant de tout autres questions. Les deux conceptions de l’histoire qu’on vient de désigner (contingente, logique) sont des conceptions idéalistes. C’est au XVIIIe siècle, chez les Encyclopédistes, d’Alembert, Diderot, Condorcet et leurs disciples qu’on trouve les plus purs exemples de ces conceptions, qui sont aujourd’hui encore généralement acceptées. Au fond les histoires des sciences les plus répandues ne sont trop souvent que de simples chroniques scientifiques, ou au contraire des philosophies (idéalistes) de l’Histoire, cherchant dans le développement des sciences de quoi justifier, par leur « exemple », les « valeurs » idéologiques portées par ces philosophies. Trop souvent, de la même manière, la partie, essentielle à toute la philosophie rationaliste critique (idéaliste) moderne, depuis Descartes, que consacre toute grande la philosophie aux sciences, n’est que la justification, dans l’exemple de la structure et des problèmes d’une science, des thèses idéologiques que défend et propose toute philosophie idéaliste. Depuis un certain nombre d’années, sous l’effet d’une conjoncture théorique précise (rencontre des questions théoriques posées, à partir de problèmes scientifiques réels et de problématiques différentes, mais relativement convergentes : celles de Marx-Lénine, Husserl, Hegel, – voire, paradoxalement mais réellement pour qui connaît ces « ruses » de l’histoire, de Nietszche, – sans oublier tout ce qui provient de valable aujourd’hui du modèle linguistique), la vieille conception tant de l’histoire des sciences que de la philosophie des sciences (Epistémologie) est remise en cause. Des voies nouvelles ont été ouvertes, en épistémologie par Cavaillès, G. Bachelard et J. Vuillemin, en Histoire des Sciences par G. Canguilhem et M. Foucault. La première nouveauté de ces recherches tient à cette exigence élémentaire, et pourtant jusque-là trop souvent négligée : le respect scrupuleux de la réalité de la science réelle. Les nouveaux épistémologues sont semblables aux ethnologues, qui vont « sur le terrain » : ils vont voir la science de près, et n’acceptent pas de parler de ce qu’ils ignorent, ou de qu’ils ne connaissent que de seconde où troisième main (c’était malheureusement le cas de Brunschvicg) ou perçoivent du dehors, c’est-à-dire de loin. Cette simple exigence d’honnêteté et de connaissance scientifique vis-à-vis de la réalité dont on parle, a bouleversé, les problèmes de l’épistémologique classique. Les épistémologues modernes ont tout simplement découvert que les choses ne se passent pas dans la science comme on le croyait, et en particulier comme le croyaient trop de philosophes. La seconde nouveauté de ces recherches tient à cette autre exigence élémen- taire : qu’il est impossible en droit de prendre une simple chronique, ou une phi- losophie, de l’histoire (c’est-à-dire une conception idéologique de l’histoire, du progrès de l’histoire, du progrès de la Raison etc.) pour l’Histoire. Là encore les nouveaux historiens de l’histoire sont allés sur le terrain. Ils ont étudié dans le détail, au prix d’un énorme travail de recherche (car ils devaient se servir de documents proprement inconnus, ceux dont leurs prédécesseurs avaient refusé de se servir, parce qu’ils ne servaient pas leurs démonstrations..., ceux qui avaient été enfouis dans l’oubli officiel ; parce que contradictoires avec les vérités officielles), la réalité même de l’histoire réelle. Et eux aussi, ils ont découvert que dans l’histoire les choses ne se passaient pas non plus comme on le croyait. Marx avait, en son temps, fait la même expérience, avec ce que tout le monde tenait pourtant pour la partie la plus « scientifique » de l’histoire : l’économie politique anglaise, – et bien entendu avec les conceptions idéologiques de l’Histoire, du « moteur » de l’histoire et du rôle respectif de l’économie, de la politique et des idées. Les nouveaux historiens des sciences, qui sont parfois très loin de se dire marxistes (G. Canguilhem connaît très bien Marx, mais il invoque, dans ses travaux de tout autres maîtres, de Comte (G. Ganguilhem ne désavouerait pas cet admirable texte d’A. Comte : « ... Non seulement les diverses parties de chaque science, qu’on est conduit à séparer dans l’ordre dogmatique, se sont en réalité développées simultanément et sans l’influence les unes des autres, ce qui tendrait à faire préférer l’ordre historique ; mais en considérant dans son ensemble le développement effectif de l’esprit humain, on voit de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait, perfectionnées en même temps et mutuellement ; on voit même que les progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, par d’innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été, dans le fait, perfectionnées en même temps et mutuellement ; on voit même que les progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, par d’innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été très étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce vaste enchaînement est tellement réel que souvent, pour concevoir la généralisation effective d’une théorie scientifique, l’esprit est conduit à considérer le perfectionnement de quelque art qui n’a avec elle aucune liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans l’organisation sociale, sans lequel cette découverte n’eût pu avoir lieu. Nous en verrons dans la suite de nombreux exemples. Il résulte donc de là qu’on ne peut connaître la véritable histoire de chaque science, c’est-à-dire la formation réelle des découvertes dont elle se compose, qu’en étudiant d’une manière générale et directe, l’histoire de l’humanité. C’est pourquoi tous les documents recueillis jusqu’ici sur l’histoire des mathématiques de l’astronomie, de la médecine..., quelque précieux qu’ils soient, ne peuvent uploads/Philosophie/ pierre-macherey-la-philosophie-de-la-science-de-georges-canguilhem.pdf
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- Publié le Apv 12, 2022
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