22| décryptage MARDI 4 AOÛT 2020 0123 L e désastre écologique a provoqué un bou

22| décryptage MARDI 4 AOÛT 2020 0123 L e désastre écologique a provoqué un bouleversement idéologique. Peut­être même une révolution intellectuelle. Au cœur d’une vie des idées qui a parfois tendance à ronronner, le souci planétaire crée en tout cas un salutaire appel d’air. De la catastrophe nucléaire de Fukushima à la fonte du permafrost de l’ Alaska, des espoirs déçus de la COP21 à la crise inattendue liée au Covid­19, la pen­ sée s’est décentrée, renouvelée, régénérée afin de relever le défi de penser dans un monde abîmé. Une nouvelle génération d’auteurs est en train d’éclore sur la crise du capitalisme, les décombres du sovié­ tisme et les impasses du productivisme. Des intellectuels de terrain, souvent, qui se sont frottés à l’ethnologie et formés à l’anthropologie. Ancrés dans des territoi­ res – ou reliés à ceux­ci – qu’ils défendent à l’aide de nouveaux concepts. Ainsi, alors qu’elle étudie la façon dont certaines populations indigènes sub­ arctiques résistent à l’économie extracti­ viste de part et d’autre du détroit de Béring – les Gwich’in en Alaska et les Even au Kamtchatka –, l’anthropologue Nastassja Martin s’est­elle investie dans un collectif citoyen, dans le canton alpin de La Grave, au cœur du massif des Ecrins, afin de proposer une alternative au projet de « Disneyland de la glisse » en cours et de revivifier l’écosystème mon­ tagnard. Alors qu’il nourrit sa réflexion politique de sa pratique de naturaliste et sa métaphysique de son art de pister le loup du Var, la panthère des neiges du Kirghizistan ou les lombrics des com­ posts d’appartement, le philosophe Bap­ tiste Morizot se mobilise au sein du pro­ jet « Vercors vie sauvage », un écrin de 490 hectares de forêt acheté par plus de 10 000 donateurs, afin de le soustraire à l’exploitation et de le laisser en libre évo­ lution. Ces manières d’agir de façon ac­ cordée ne sont pas le signe de la fin de l’universalité, mais celui d’un ancrage territorial de la pensée. En France, le terrain avait été défriché par quelques pionniers. Michel Serres avait chahuté la philosophie du droit avec Le Contrat naturel (Flammarion, 1990). Le botaniste Jean­Marie Pelt avait popularisé la « vie sociale » des plantes, et Françis Hallé en avait fait « l’éloge ». Elisa­ beth de Fontenay avait mis au jour l’énigme de l’animalité au sein du corpus philosophique occidental dans Le Silence des bêtes (Seuil, 1998) ; Jean­Christophe Bailly avait reconverti la poésie à la pa­ role muette de l’animal dans Le Parti pris des animaux (Christian Bourgois, 2013), et Catherine Larrère développé une « phi­ losophie de l’environnement ». Sans oublier le psychanalyste Félix Guattari qui, dans Les Trois Ecologies (Galilée, 1989), théorisa l’« écosophie », une écolo­ gie globale, à la fois sociale, mentale et environnementale. Mais la greffe n’avait pas complètement pris. D’autant que l’essai de Luc Ferry Le Nouvel Ordre écologique (Grasset, 1992) avait largement contribué à déconsidérer cette critique de l’anthropocentrisme, assimilée à un « antihumanisme » et, dans sa forme la plus radicale, à du néo­ conservatisme, du gauchisme voire du to­ talitarisme et du néofascisme. Mais les temps ont changé. La banquise a fondu et les digues ont sauté. Un changement de perspective s’est donc opéré. Un renver­ sement métaphysique, tout d’abord. Avec de nouvelles ontologies élaborées par l’anthropologue Philippe Descola et le sociologue Bruno Latour. Afin de dépasser le dualisme entre nature et culture, dont il observa l’inadé­ quation sur son terrain amazonien auprès d’une tribu jivaro, les Achuar, qui considéraient les plantes qu’ils man­ geaient et les animaux qu’ils chassaient comme ontologiquement semblables à eux, Philippe Descola a distingué quatre façons de percevoir les continuités et les discontinuités entre les humains et les non­humains : le totémisme (qui repose sur l’idée qu’il y a une homologie, une ap­ partenance commune, entre certains hu­ mains et non­humains) ; l’animisme (qui suppose que la plupart des non­humains qui nous entourent ont une âme ou une intériorité) ; le naturalisme (fondé sur l’idée que les humains vivent dans un monde séparé de celui des non­hu­ mains) ; et l’analogisme (où humains et non­humains mènent des vies séparées mais analogues). LA DRÔME, CLUSTER INTELLECTUEL Afin de prendre la mesure du nouveau régime climatique au sein duquel les acti­ vités humaines sont devenues des forces telluriques, Bruno Latour réactive « l’hy­ pothèse Gaïa », personnification antique de la Terre reprise par le scientifique bri­ tannique James Lovelock dans les années 1970, dont il revendique la puissance d’in­ carnation, car « ceux qui affirment que la Terre n’a pas seulement un mouvement mais aussi un comportement, qui la fait réagir à ce que nous lui faisons, ne sont pas tous des foldingues qui auraient versé dans l’étrange idée d’ajouter une âme à ce qui n’en a pas », explique­t­il. Une Terre qui pourrait même être défendue au sein d’un « parlement des choses », une sorte de Sénat mondial où siégeraient des por­ te­parole d’entités non représentées : forêts, insectes pollinisateurs, oiseaux migrateurs, mais également aéroports ou OGM. En résumé, Philippe Descola a montré qu’il n’y a pas d’universalité de la distinction entre nature et culture, et Bruno Latour qu’il y avait d’autres modes d’existence. Le premier invite désormais à une « politique de la Terre », alors que le second a théorisé une « politique de la nature ». Tous deux sont des références incontestées de la galaxie écopolitique. Le premier est le maître et le profes­ seur, le second l’ami et l’animateur. Philippe Descola a dirigé la thèse de l’an­ thropologue Nastassja Martin, coécrit un livre d’entretiens avec Pierre Char­ bonnier et inspiré les bandes dessinées d’ Alessandro Pignocchi ; Bruno Latour correspond avec Emanuele Coccia ou Vinciane Despret, suit les travaux de la philosophe écoféministe Emilie Hache et mène des projets théâtraux avec Frédérique Aït­Touati, chercheuse au CNRS. Bruno Latour relit les travaux des uns et des autres. Il relie les uns aux autres, aussi. Ainsi, c’est au cours d’une soirée dans son appartement parisien que la romancière Maylis de Kerangal a rencontré Nastassja Martin et l’a encou­ ragée à écrire Croire aux fauves (Galli­ mard, 2019), récit de sa confrontation avec un ours au Kamtchatka qui devint un surprenant succès de librairie. Car toute la petite bande écosophique se connaît, s’écrit, s’encourage, s’apprécie, se critique, et se chamaille de temps à autre aussi. Elle se retrouve parfois dans des régions où la galaxie se densifie. Notamment dans la Drôme, devenue un véritable « cluster » écopolitique, un éco­ système intellectuel : Baptiste Morizot s’est installé près de Chabeuil, à quelques encablures de Saint­Jean­en­Royans où réside l’historien de l’anthropocène Chris­ tophe Bonneuil ; Emilie Hache habite dé­ sormais à Die, tout comme le collapsolo­ gue Pablo Servigne, une ville ouverte sur la pluralité des formes de vie. Profitant de la proximité avec Lyon, les nouveaux éco­ sophes peuvent donner leur cours à l’uni­ versité, vivre pleinement leur urbanité et habiter dans un isolement peuplé (d’ar­ bres, de plantes, d’insectes, de mammifè­ res sauvages ou d’oiseaux et de tous les liens sociaux qui se tissent avec les éleveurs, maraîchers, agriculteurs, mais aussi les intellectuels et activistes écri­ vains de ces régions en transition). Armée de ces nouvelles ontologies, toute la génération écosophique plaide pour l’élargissement du politique « aux bêtes, aux fleuves, aux landes, aux océans, qui peuvent eux aussi porter plainte, se faire entendre, donner leurs idées », comme l’affirme l’écrivaine Marielle Macé, autrice de Nos cabanes (Verdier, 2019), avec « ce sentiment que nous vivons dans un âge où toutes les entités qui peu­ plent le monde réclament attention et pa­ tience ». Car le tournant écopolitique de la pensée contemporaine repose sur une conversion de l’attention. Puisque la crise écologique est « une crise de la sensibi­ lité », assure Baptiste Morizot, c’est­à­dire un appauvrissement, voire « une extinc­ tion de l’expérience de la nature », comme le déplore l’écrivain et lépidoptériste amé­ ricain Robert Pyle, il importe de retrouver les voies de l’attention aux êtres vivants, qu’ils soient humains ou non. Dans un monde où les enfants connaissent davantage les marques et les logos que le nom des arbres ou celui des oiseaux, une reconnexion s’impose. Non, la nature n’est pas de la verdure et le pay­ sage n’est pas un décor, répètent­ils. Le sentiment est communément partagé avec Nietszche que « le désert croît » et, avec Segalen, que « le divers décroît ». On déplore l’érosion de la biodiversité, mais sans que soit altérée la joie de penser. On reconnaît à la collapsologie d’avoir radica­ lisé les alertes sans tomber dans les écueils de l’effondrisme. Il y a une volonté de s’affranchir d’une certaine modernité afin d’échapper aux routes balisées d’un monde usé, mais sans aucun passéisme. « Avant, les naturalistes étaient souvent réacs, remarque l’historien Christophe Bonneuil, mais il y a un renouveau à gau­ che de ces pratiques, au sein de cette mou­ vance qui se trouve à la croisée de la radi­ calisation des alertes. » Ici, on lit et on uploads/Philosophie/ page-171160.pdf

  • 36
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager