41 Math. & Sci. hum., (38 e année, n°150, 2000, p. 41-79) À LA RECHERCHE DES LO
41 Math. & Sci. hum., (38 e année, n°150, 2000, p. 41-79) À LA RECHERCHE DES LOIS DE LA PENSÉE Sur l’épistémologie du calcul logique et du calcul des probabilités chez Boole Michel SERFATI1 RÉSUMÉ – Dans les conceptions de G. Boole, les deux disciplines, «logique» et «calcul des probabilités», concouraient toutes deux à la transcription dans la langue symbolique mathématique des «lois de la pensée», en une entreprise à la fois quasi-expérimentale pour Boole (par l'introspection qu'elle nécessitait), mais aussi profondément mathématique, ancrée dans des techniques de calcul raffinées. Nous examinerons, dans les Laws of Thought, l'articulation entre logique et probabilités, et décrirons aussi les perspectives que l’ouvrage propose au lecteur contemporain, à la fois sur le «calcul discret» moderne, en même temps que sur une ébauche de théorie de la mesure. MOTS-CLÉS – Symbolique, Logique, Analogie, Probabilité, Paramétrisation, Division logique, «Développement», Méthode, Élimination, Ininterprétable. ABSTRACT – The search for the Laws of thought. On the epistemology of Boole’s logical calculus and calculus of probabilities In G. Boole’ s conceptions, both «logic» and «calculus of probabilities» converged to transcript the «laws of thought» into symbolic mathematical writing. This process turned out to be quasi- experimental for Boole (when referring to the necessity of introspection), but also profoundly mathematical, deep-rooted in some subtle calculation techniques. We shall investigate, in the Laws of Thought, the articulation between logic and probabilities, and also describe the viewpoints it may propose to the contemporary reader on the modern «discrete calculus», as well as on a possible starting point for measure theory. KEYWORDS – Symbolic, Logic, Analogy, Probabiliy, Parametrisation, Logical division, «Development», Method, Elimination, Uninterpretable. 1. INTRODUCTION Cet article décrit la genèse épistémologique du premier des véritables calculs logiques de l’histoire, ancré dans des techniques mathématiques raffinées, qui demeurent parfois surprenantes, aujourd’hui encore. On en proposera une analyse quelque peu détaillée, en même temps qu'on s'efforcera de décrire l’articulation qu’avait voulu placer Boole entre calcul logique et calcul des probabilités. Car, pour Boole, logique et calcul des probabilités se constituaient comme deux disciplines solidaires, celle-là précédant nécessairement celui-ci. Ainsi, dès sa première équation, le calcul des probabilités booléen prend-il nécessairement appui sur le calcul logique préalable. Dans les conceptions de Boole, les deux disciplines concouraient en effet à la transcription dans la langue symbolique 1 Professeur de mathématiques spéciales, IREM et LIAFA, Université de Paris VII – 2 place Jussieu 75251 Paris Cedex 05, e-mail!: serfati@cicrp.jussieu.fr. M. SERFATI 42 mathématique des lois de la pensée, en une entreprise à la fois quasi-expérimentale pour Boole (par l'introspection qu'elle nécessitait), et aussi profondément mathématique, inscrite dans des procédures de calcul subtiles, analogiquement héritières des méthodes de résolution des systèmes d’équations linéaires. Car c’est l'analogie numérique qui dirige Boole dans la création, à partir de l’observation des lois de la pensée, de ses procédures mathématiques spécifiques, «booléennes», souvent raffinées, parfois extravagantes, comme la division logique. Et c’est cette même analogie, concept-clé pour la compréhension de l’épistémologie booléenne, qui le conduit à l’écriture de ses symboles ininterprétables, tels 1 0 et 0 0 , à qui la postérité fournira pourtant, à sa façon, de la substance et du sens. On examinera ainsi, dans les Laws of Thought, l'articulation entre logique et probabilités, et aussi les perspectives que l’ouvrage propose au lecteur contemporain, à la fois sur le calcul discret moderne, en même temps que sur une ébauche de théorie de la mesure. L'ÉTUDE DES LOIS DE LA PENSÉE EST POSSIBLE ET NÉCESSAIRE «Le but de ce traité est d'étudier les lois fondamentales des opérations de l'esprit par lesquelles s'effectue le raisonnement ; de les exprimer dans le langage symbolique d'un calcul, puis, sur un tel fondement, d'établir la science de la logique et de constituer sa méthode ; de faire de cette méthode elle-même la base d'une méthode générale qu'on puisse appliquer à la théorie mathématique des Probabilités ; et enfin de dégager des divers éléments de vérité qui seront apparus au cours de ces enquêtes des conjectures probables concernant la nature et la constitution de l'esprit humain. Qu'un tel but ne soit pas tout à fait nouveau […]» (et Boole cite Aristote). Telles sont les premières lignes des Investigations on The Laws of Thought, on which are founded the mathematical theories of Logic and Probabilities2. Ainsi, parce qu'elles ont un caractère structurel universel, les lois de la pensée peuvent et doivent faire l'objet d'une étude scientifique. Et leur description en sera mathématique. Il s'agira donc d'un calcul en matière logique, et qui sera parfois techniquement raffiné. De cette conception de la «constitution de l’intellect» (une partie du titre du dernier chapitre des Laws), Boole racontera comment il eut l'illumination en 1833 alors qu'il n'avait que dix- huit ans, à Doncaster au cours d'une promenade à travers champs3. Même s'il avait lu Leibniz qu'il cite à l'occasion du principe de contradiction (Lois, 238, chap. XV [Laws]), Boole ne pouvait cependant en connaître les textes logiques dont l’essentiel fut découvert et publié seulement au début de notre siècle, en particulier par Couturat. Les espérances leibniziennes étant restées inconnues et sans descendance, Boole pouvait donc croire présenter un projet profondément original : examiner les lois de la pensée, dont une nouvelle algèbre transcrirait fidèlement les structures. Ce projet initial n'était donc nullement l'élaboration d'une nouvelle structure mathématique (celle-ci viendra en quelque sorte par surcroît), mais ce qu'on peut appeler une algébrisation naturellement nécessaire de la logique. En fait, et même si Boole ignorait Leibniz logicien, son projet s'inscrira pourtant dans le droit-fil leibnizien : calculer dans le langage, sur ces objets que sont les 2 MacMillan, Londres, 1854, réimpress, Dover, 1958, L’ouvrage sera référencé Laws. Nous utiliserons aussi la traduction française de S.B Diagne, Les lois de la pensée, Vrin, 1992. Dans la suite de l’article, nous nous réfèrerons à la traduction française que nous dénommerons Lois. 3 C'est une sorte d'expérience mystique que son biographe, Desmond Mac Hale, compare à celle de Saül sur le chemin de Damas, Desmond Mac Hale, Georges Boole, His Life and Work, Dublin, Boole Press, 1985, p. 19. À LA RECHERCHE DES LOIS DE LA PENSÉE 43 classes ou les propositions, et sans se limiter à un support proprement numérique4. On rapprochera davantage encore les deux hommes en rappelant leur absence d’éducation mathématique première : Boole, tout comme Leibniz, était un autodidacte en mathématiques ; et on sait qu’il est parfois arrivé aux autodidactes, innocents du poids des usages et des traditions qui les ont précédés, de se trouver investis d'une capacité de création profonde qui peut définitivement faire défaut aux érudits. Utilisant des catégories épistémologiques modernes, nous dirions aujourd’hui que la réalisation du projet logique booléen se situe dans le registre de la modélisation, usuel dans les sciences physiques : recueil des données observées, traduction en termes symboliques des énoncés primitivement rédigés en langue naturelle, résolution ultérieure par le calcul nouveau des systèmes d'équations logiques obtenues, enfin réinterprétation en sens inverse dans le langage usuel des résultats obtenus. On n'aura malheureusement pas la place, dans le cadre du présent article, de détailler les étapes obligées de la procédure : collecte, interprétation et codification des données, mise en équation, techniques mathématiques de résolution des systèmes obtenus, retour enfin à la description des lois de la pensée, à nouveau dans une phase de l’interprétation. On notera toutefois qu’une des particularités dans l'élaboration de cette théorie – et qui, pour Boole, la facilitait grandement – est que, pour lui la structure des lois de la pensée est aperçue sur un exemple de façon immédiate et indiscutable ; la répétition n'apportant ici rien à la construction : «Les lois de la Nature ne sont pas, la plupart du temps, des objets immédiats de perception (...) En revanche, la connaissance des lois de l'esprit n'a pas besoin de se fonder sur un vaste ensemble d'observations. La vérité générale y est aperçue dans l'exemple particulier, et ce n'est pas la répétition des exemples qui la confirme »5. On aura pu ici observer chez Boole une certaine identification entre vrai et évident, bien proche des positions cartésiennes. Mais on a en même temps pu aussi découvrir une forme du psychologisme de Boole. Dans l’élaboration booléenne de la théorie des lois de la pensée en effet, l’observation et l’examen directs, l’introspection et l’examen du discours et du langage, jouent le rôle véritablement moteur, eux qui, selon Boole, ne peuvent se tromper. Qu’en particulier l’introspection soit décisive, pour Boole dans les Laws, nous paraît incontestable, lorsqu’on examine sa présentation de tout le faisceau des preuves – au sens mathématique du mot – qu’il nous donne quant aux relations algébriques symboliques qu’il déduit de l’examen du langage. D’un autre côté, il nous faut ici constater cette difficulté spécifique qu’a dû affronter Boole, et qui tient à ce que, pour modéliser, les physiciens d'aujourd'hui ont souvent trouvé à leur disposition un appareil mathématique forgé par d'autres – ce ne fut néanmoins pas toujours le cas – , cependant que Boole sera ici en devoir de créer en même temps l'appareil mathématique qu'il utilisera. Ce à uploads/Philosophie/ n150r823.pdf
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- Publié le Dec 03, 2021
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