LE MONDE, LA RAISON ET LE SENSIBLE : HUSSERL, WHITEHEAD, MERLEAU-PONTY Maurice

LE MONDE, LA RAISON ET LE SENSIBLE : HUSSERL, WHITEHEAD, MERLEAU-PONTY Maurice ÉLIE Des penseurs opposés par leurs visées et leurs méthodes peuvent cependant partager certaines préoccupations, auxquelles chacun répond dans son style propre. Ainsi, dans la diversité des philosophies qui prennent leur essor au début de ce siècle, certaines œuvrent à la réhabilitation du monde sensible (Jaurès, La Réalité du monde sensible, et plus tard Lavelle, La Dialectique du sensible), ou à celle du monde en général et de la « vie », comme Bergson, Whitehead, Husserl ou ses héritiers. Dans leur étendue et leur complexité, des œuvres comme celles de Whitehead ou de Husserl semblent cependant constituer des mondes si différents, que l'on est porté à contester le bien-fondé de tout essai de comparaison entre elles, tant la « construction » spéculative du monde chez Whitehead semble étrangère à la rigoureuse exclusion husserlienne de tout ce qui est transcendant au pur apparaître. Mais, lorsqu'elles s'imposent à la lecture des textes, on ne peut refuser d'apercevoir certaines analogies formelles entre deux domaines en principe si éloignés l'un de l'autre. Dans Die Idee der Phänomenologie 1 de 1907, Husserl exclut la déduction au profit de la « pure vue » ; alors que, 1. « Husserliana ». éd. Walter Biemel, t. II. 2° éd., 1973, trad. française, Alexandre Lowit. L'Idée de la phénoménologie, Paris, Presses universitaires de France, 1970, 5° éd., 1993 (désormais cité L'Idée...). Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle » Tome I : “Philosophie” Maurice Élie dans Process and Reality 2 de 1929, Whitehead édifie un « schème catégorial » destiné à coordonner les faits, tout en étant confirmé par eux. Whitehead et Husserl furent l'un et l'autre logiciens et mathématiciens. Est-ce la raison pour laquelle ils éprouvèrent le besoin l'un, de dénoncer la « bifurcation de la nature » dans The Concept of Nature 3 de 1920, et l'autre, de retracer la « géométrisation » - d'origine galiléenne - de la nature, pour revenir au « monde de la vie », à la Lebenswelt, dans Die Krisis der europaischen Wissenschaften und die tranzsendentale Phaenomenologie 4 de 1936 ? En effet, c'est en raison de leur connaissance des progrès des sciences et des techniques du XXe siècle, que les deux philosophes pouvaient chercher à réhabiliter la connaissance sensible de la nature. Husserl voulut d'abord soustraire la conscience à la « naturalisation » que lui imposait la psychologie positiviste, et constituer la nature matérielle à rebours des sciences empiriques, en passant par le « schème sensible », puis par la nature intersubjective, au lieu d'admettre la nature objective comme une donnée toute faite. Mais les « données » à partir desquelles s'engage le procès whiteheadien doivent, elles aussi, passer par un processus de « concrescence » pour former un monde actuel. Il y eut un courant d'idées, antimathématicien et antimécanicien, à l'époque romantique, en particulier avec les philosophies de la nature de Schelling, de Hegel, et d'autres 2. Process and Reality, An Essay in Cosmology, corrected Edition by David Ray Griffin and Donald W. Sherburne, New-York - London. The Free Press. Macmillan, 1978, trad. coll., Procès et réalité. Essai de cosmologie, Paris, Gallimard, 1995 (désormais cité PR.). 3. Cambridge University Press, 1920, trad. française, Jean Douchement, Le Concept de nature, Paris, Vrin, 1998 (désormais cité Concept...). 4. Op. cit., éd. Husserl-Archief te Leuwen and Martinus Nijhoff, La Haye, 1954, trad. française, Gérard Granel. Paris. Gallimard, 1976, coll. « Tel », n°151, 1993 (désormais cité Krisis). 60 Noesis n°5 - « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle » Tome 1 : “Philosophie” Le Monde, la raison et le sensible : Husserl. Whitehead, Merleau-Ponty Naturphilosophen. Ces philosophies ne se détournèrent pas non plus des sciences de leur époque, mais cherchèrent à « élever l'empirie à la nécessité », selon l'expression de Schelling. Les faits ne leur semblaient pas pouvoir se soutenir d'eux-mêmes, mais devoir être élevés à la rationalité, en étant repris et situés dans un système philosophique. Quelqu'analogie pourrait être établie entre ces tentatives et la spéculation « cosmologique » de Whitehead. En revanche, Husserl se refuse par principe à intégrer les résultats des sciences empiriques dans une science d'« essences ». Le chapitre premier des Idées directrices pour une phénoménologie I 5 porte précisément sur « Fait et essence ». Si « fait et essence sont inséparables » (comme le sont les faits et les catégories whiteheadiennes), pour Husserl l'essence est cependant saisissable par l'intuition éidétique, et les vérités pures concernant les essences ne contiennent pas la moindre assertion (Behauptung) relative à des faits... Il en résulte donc ... que par son sens une science éidétique se refuse par principe à incorporer les résultats théoriques des sciences empiriques [...]. Des faits ne peuvent résulter que des faits. 6 C'est évidemment à partir de certains aspects seulement de la pensée de Husserl et de Whitehead, tels que la Créativité (Whitehead) ou le flux de la conscience (Husserl), qu'on peut tenter d'établir un parallèle. Eugen Fink a opéré une distinction pertinente entre concepts thématiques, dont celui 5. Ideen zu einer reinen Phaenomenologie und Phaenomenologischen Philosophie, in Jahrbuch für Philosophie und phänomenologischen Philosophie, t. I, Max Niemeyer, Halle, 1913. trad. française, Paul Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie, t. I, Paris, Gallimard, 1950, coll. « Tel » n°94, 1985 (désormais cité Idées directrices). 6. Idées directrices, § 8, p. 33. 61 Noesis n°5 - « Formes et crises de la rationalité au XXe siècle » Tome 1 : “Philosophie” Maurice Élie de « subjectivité transcendantale » chez Husserl, et concepts opératoires, qui servent à la formation des premiers, sans être eux-mêmes pensés.7 Tels sont les éléments d'un parallèle déjà entrepris par certains commentateurs (Jean Wahl, Enzo Paci, Jean-Claude Dumoncel, etc...). Et, si l'on ne peut y voir une caution, cela suggère au moins que le pari peut être engagé. Ainsi, Jean Wahl parle de [l']affinité qu'il y a entre la préhension chez Whitehead et l'intentionnalité chez les phénoménologues, à l'importance que les phénoménologues donnent à l'observation du flux du vécu. 8 Il met aussi l'accent sur un point essentiel de la philosophie whiteheadienne : Les objets sont les éléments de la nature qui ne passent pas [...] ils peuvent apparaître ou disparaître dans le monde des événements.... 9 Or, il est vrai qu'à propos de ce que Whitehead nomme les « objets éternels », on peut établir un premier parallèle entre Procès et réalité de Whitehead et les Méditations cartésiennes de Husserl, lorsque ce dernier parle des « objets idéaux » dans la Cinquième Méditation : ... leur supra-temporalité se révèle être une omni-temporalité, comme le corrélat de la possibilité de les produire à volonté et de les reproduire au moment qu'on voudra. Cela peut alors manifestement être étendu, après constitution du monde objectif avec son temps objectif et ses hommes objectifs comme sujets pensants possibles, aux figures idéales qui s'objectivent pour leur part, ainsi qu'à leur omni-temporalité objective, et l'on comprend alors l'opposition qu'elles forment par rapport aux réalités objectives qui sont 7. Eugen Fink, Proximité et distance, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, pp. 151- 152. 8. Jean Wahl, Vers le concret, Paris, J. Vrin, 1932, p. 18. 9. Idem, p. 181. 62 Noesis n°5 - « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle » Tome 1 : “Philosophie” Le Monde, la raison et le sensible : Husserl, Whitehead, Merleau-Ponty individualisées par l'espace et le temps. 10 A cette importante différence près que l'espace et le temps sont des relations entre événements qui constituent le temps chez Whitehead, on voit que le parallèle est possible entre les « figures idéales » de Husserl et les « objets éternels » de Whitehead, entre les « réalités objectives » du premier et les « occasions actuelles » du second. I - Nature, science et perception Dès la première leçon de L'Idée de la phénoménologie (1907), Husserl rappelle qu'il a déjà « distingué entre la science naturelle et la science philosophique » 11 : la présence de l'être va de soi pour la connaissance naturelle ; elle est connaissance de l'objet et ne s'interroge pas sur la possibilité même de la connaissance. La philosophie ne doit pas prendre modèle sur les sciences exactes : La plus rigoureuse mathématique et science mathématique de la nature n'a pas, ici, la moindre supériorité par rapport à une connaissance, réelle ou supposée telle, de l'expérience commune. 12 Dans Ding und Raum de 1907, il affirme aussi que L'appréhension du monde propre à la science a beau s'éloigner considérablement de celle de l'expérience pré-scientifique, elle a beau même enseigner que les qualités sensibles n'ont pas une signification objective aussi immédiate que celle que l'expérience naturelle leur attribue ; il reste cependant que c 'est la simple expérience, la perception immédiate, le souvenir immédiat, etc., qui lui donnent les choses qu'elle détermine théoriquement, en s'écartant seulement de la manière habituelle de penser. Le chercheur qui étudie la nature peut bien dire : “Ce morceau de 10. Cartesianischen Meditationen und Panser uploads/Philosophie/ maurice-elie-le-monde-la-raison-et-le-sensible.pdf

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