1 Patrick Pharo CERSES-CNRS-Paris 5 patrick.pharo@univ-paris5.fr paru dans Arch
1 Patrick Pharo CERSES-CNRS-Paris 5 patrick.pharo@univ-paris5.fr paru dans Archives Européennes de Sociologie vol. XLVII (1), 2006, p. 37-56. Les causes, les raisons et la morale1 1. Introduction Une des questions classiques de la sociologie de la connaissance concerne l’opposition expliquer-comprendre qui vient, comme on sait, de la philosophie allemande du 19ème siècle, et en particulier de Wilhelm Dilthey. Celui-ci avait distingué les méthodes des sciences de la nature, qui sont externes et médiatisées par l’expérimentation (Erfahrung) des méthodes des sciences de l’esprit qui sont internes et fondées plutôt sur l’expérience vécue (Erlebnis)2. Cette dualité de méthode instaure ainsi un dualisme épistémologique irréductible entre les deux types de sciences. Or, ce dualisme peut rendre impossible les transferts de connaissance et met les sciences humaines à l’écart du progrès des connaissances dans les autres sciences, ce qui n’est pas une situation très satisfaisante. On considère généralement que la sociologie de Max Weber, qui propose de saisir par interprétation le sens de l’action sociale3, s’inscrit plutôt dans la tradition du Verstehen ; tandis que la sociologie durkheimienne s’inscrirait plutôt dans la tradition des sciences de la nature. Durkheim rejette en effet l’idée de traiter les faits sociaux comme étant « compénétrables à l’intelligence4 » et recommande un accès strictement externe aux faits sociaux, sur le modèle des sciences naturelles. En pratique, cependant, les sociologues ont généralement cherché à surmonter ou contourner ce dualisme épistémologique. Ainsi, Weber proposait-il d’utiliser les deux types de méthode car, selon lui, une explication sociologiquement adéquate, doit l’être à la fois causalement et significativement. Ceci est le 1 Le présent article est issu de plusieurs conférences présentées en 2003 et 2004 aux ENS de Cachan et de Lyon, dans le cadre de la préparation de l’agrégation de sciences sociales sur le thème « expliquer comprendre ». 2 Cf. W. Dilthey, 1911, N. Zaccaï-Reyners, 1995, p. 24-25 3 Cf. M. Weber, 1921, p. 4. 4 Cf. E. Durkheim, 1895, p. XIII. 2 cas par exemple avec l’explication compréhensive du capitalisme par l’éthique protestante5. Quant à Durkheim, il voulait éviter les dérives de l’ « introspectionnisme », mais ne se privait pas de recourir à une forme de compréhension interne dans ses propres recherches empiriques, par exemple à propos du suicide6. De plus, il pensait qu’on peut très bien traiter les faits spirituels comme des faits naturels7, sans pour autant les réduire à leur base physiologique. Et aujourd’hui un sociologue comme Raymond Boudon considère les raisons comme des causes de plein droit qui permettent d’expliquer complètement et, comme il le dit, « sans boîtes noires », les phénomènes sociaux8. Cependant, les problèmes posés par ce dualisme épistémologique n’ont jamais été très bien résolus par les sociologues, car ils reposent sur un arrière-plan philosophique qu’il est difficile d’éclaircir, malgré de nombreuses tentatives9. C’est précisément cet arrière-plan que je voudrais examiner de façon critique dans le présent texte. Le dualisme expliquer- comprendre a d’ailleurs pris aujourd’hui des formes nouvelles, en particulier celle d’un dualisme épistémologique entre une explication par des causes et une explication par des raisons. Mais, d’un autre côté, il est profondément remis en cause par les développements issus des sciences cognitives contemporaines, qui trouvent désormais de nombreux ponts entre les sciences humaines et les sciences de la vie. Or, il n’est pas impossible que ces différents développements permettent d’améliorer le niveau de clarté qu’on peut avoir sur ces questions. Je voudrais donc dans ce qui suit m’appuyer sur ces apports nouveaux pour essayer d’éclaircir l’opposition expliquer-comprendre, en montrant qu’elle repose au fond sur trois idées distinctes, qu’il vaut sans doute mieux ne pas confondre : La première idée est une idée ontologique, suivant laquelle le sens ou les représentations internes n’étant pas des réalités sensibles, ils ne sont pas accessibles par l’observation empirique. Il s’agit là d’une idée somme toute très acceptable, mais qui n’implique pas que le sens et les représentations ne seraient pas accessibles par d’autres moyens que l’observation externe. La seconde idée est une idée logique, suivant laquelle on ne peut rien inférer sur ce qui est à partir du sens et des intentions, car ceux-ci relèvent du désir ou du devoir-être et non pas de l’être. C’est en fait cette idée qui, comme j’essaierai de le montrer, sous-tend l’opposition 5 Cf. M. Weber, 1921, p. 10, 1905. 6 Cf. E. Durkheim, 1897. Selon Durkheim, on ne peut pas connaître les intentions d’une action, mais on peut en revanche faire des conjectures sur ce que l’agent savait de ses conséquences probables. 7 Cf. E. Durkheim, 1974, p. 49. 8 Cf. R. Boudon, 1995, 2003. 3 moderne entre les causes et les raisons, suivant laquelle les raisons, contrairement aux causes, sont essentiellement normatives. Or, là encore, on peut très bien accepter l’idée logique, sans pour autant exclure de traiter les faits sociaux comme une classe de faits particuliers reposant déjà en grande partie sur un sens normatif, ou un devoir être. Ceci est précisément l’une des idées que développe aujourd’hui le naturalisme cognitif. Enfin, la troisième idée est plutôt une idée morale ou éthique, suivant laquelle il serait impossible de faire une interprétation objective du sens et des représentations sociales, en raison du risque d’arbitraire ou de partialité que font courir les jugements de valeur. Là encore, la méfiance à l’égard des jugements de valeur est parfaitement acceptable, mais il n’est pas non plus impossible d’envisager une objectivation de la morale qui échappe à ce travers. 2. Le problème ontologique L’opposition expliquer-comprendre telle qu’on la trouve chez Dilthey pourrait être considérée comme un prolongement du dualisme ontologique des choses sensibles et des idées qui provient du platonisme. Dans la philosophie moderne, ce dualisme ontologique a été entretenu non seulement par le dualisme cartésien de l’âme et du corps et des animaux- machines, mais aussi par le dualisme de la raison et des sentiments qu’on trouve chez les penseurs britanniques du 18ème siècle. Cette opposition a été également nourrie par une prise de conscience progressive du caractère inobservable des intentions et représentations internes, qui est à l’origine de la psychologie expérimentale moderne, à laquelle Durkheim faisait lui- même référence pour justifier sa méthode externaliste10. Elle s’appuie aussi sur la tradition herméneutique moderne, qui cherche à remédier par le « cercle herméneutique11» à l’inaccessibilité directe du sens des textes et, plus généralement, de l’action humaine. Mais c’est sans doute dans la distinction entre connaissance théorique et connaissance pratique avancée par Kant qu’elle trouve sa forme la plus radicale. Kant oppose en effet la raison théorique qui s’applique à la connaissance des phénomènes naturels, à une raison pratique dans laquelle s’exprime la liberté morale de l’agent, mais qui ne peut faire l’objet d’aucune connaissance théorique. De là découle une opposition définitive entre des phénomènes sensibles qui peuvent faire l’objet d’une connaissance objective et des intentions 9 Cf. N. Zaccaï-Reyners, 2003. 10 Cf. Durkheim, 1974, p. 48. 11 Cf. H.G. Gadamer, 1982. 4 pratiques qui échappent au contraire à toute connaissance objective. « En fait, dit Kant, il est absolument impossible d’établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d’une action d’ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir12 ». Et l’opposition épistémologique kantienne va encore plus loin que l’opposition entre expérience externe et expérience interne puisque, selon Kant, même l’expérience interne peut se révéler trompeuse par rapport au sens et aux intentions véritables de l’action (ibid.). L’idée force qui sous-tend cette position (et qui est sans doute difficilement contestable) est que les représentations et les pensées ont un caractère inobservable qui les distingue radicalement des choses sensibles et les rend inaccessibles aux méthodes expérimentales. Cette idée se retrouvera en particulier chez l’un des fondateurs de la logique moderne, G. Frege, qui jugeait impossible d’avoir une connaissance objective des représentations subjectives13. Mais elle est présente aussi dans la tradition pragmatique anglo- saxonne, dans les différentes formes de behaviorisme psychologique et, bien sûr, chez les philosophes analytiques modernes qui s’inspirent de Frege, mais aussi de la tradition pragmatique, notamment de W. James. Il y a cependant une limite à l’inaccessibilité des représentations individuelles, qui est tout simplement que nous pensons de façon interne par des représentations. Or, si les pensées individuelles étaient radicalement inaccessibles à autrui, aucune communication intersubjective, aucune traduction interlinguistique et, a fortiori, aucune science objective ne serait possible. Il faut donc au moins que la raison ou la logique échappe à cette inaccessibilité. C’est d’ailleurs pourquoi Frege a défendu, pour sa part, une forme de dualisme platonicien, selon lequel le contenu des propositions, qu’il appelle des pensées, relèverait d’un « troisième domaine » intermédiaire entre les choses sensibles et les représentations subjectives, et pourvu d’une réalité logique objective capable de s’imposer à n’importe quel esprit14. En fait, la plupart des philosophes analytiques ont rejeté le platonisme de Frege, car celui-ci heurte profondément la tendance des sciences expérimentales modernes, qui est moniste et s’oppose radicalement à toute idée d’arrière-monde. Mais ils en ont gardé le soubassement logico-analytique dont la grande originalité est de substituer au problème 12 uploads/Philosophie/ les-causes-les-raisons-et-la-morale.pdf
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- Publié le Mar 24, 2022
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