Le concept de « généalogie » selon Nietzsche : un analyse de la « Préface » de

Le concept de « généalogie » selon Nietzsche : un analyse de la « Préface » de la Généalogie de la morale En 1991 dans Qu’est-ce que la philosophie? Gilles Deleuze et Félix Guattari définissent la tâche de la philosophie comme l’art de former, d’inventer, et de fabriquer des concepts (Deleuze & Guattari, 2019, p.8). Pour eux chaque concept est un « agencement » singulier qui répond à une certaine situation : la création de concepts répond alors à un certain enjeu où l’on se trouve, à une certaine difficulté qu’on remarque, à une certaine question qui nous guette, nous menace et nous pourchasse. La philosophie est donc l’art de faire face aux problèmes que nous rencontrons, des problèmes qui nous rencontrent et des problèmes qui vont à notre encontre. D’autre part, chaque concept est conçu comme un événement singulier, comme une multiplicité qui tisse sa propre texture et son propre ordre : un concept est dès lors une organisation du multiple, un lieu de condensation, coïncidence et accumulation de ses propres composantes hétérogènes. A travers les concepts, la philosophie organise le chaos du multiple ; à travers les concepts, la philosophie agence et arrange une possible forme d’ « unité » (cf. Deleuze & Guattari, 2019, pp. 23-32). D’après cette position, en définitive, l’activité philosophique est une aventure de création, une aventure singulière qui survole les problèmes pour en répondre avec des concepts originaux, une tâche créatrice qui organise le multiple et fait écho dans le temps de la philosophie elle-même. De telle sorte que le philosophe peut être envisagé comme l’artiste des ordres conceptuels, le créateur d’agencements, des multiplicités agencées. Nous croyons que Nietzsche était un de ces genres de philosophes, un de ces créateurs de concepts qui mobilise et à invente des concepts qui vont marquer la pensée qui se développera après lui, déterminant ainsi une vraie postérité de son œuvre philosophique et engageant un incroyable nombre de commentateurs à reprendre et revisiter ses textes pour en découvrir la force, l’esprit et l’intensité de sa pensée1. C’est dans cet esprit de recherche que nous 1 La preuve de cette répercussion dans la tradition de la philosophie contemporaine dite continentale est le nombre important de philosophes qui se sont engagés à reprendre l’esprit nietzschéen et à développer, d’une part, une recherche originelle et un commentaire nouveau à l’égard du corpus nietzschéen ou, d’autre part, l’introduction des thématiques inédites en philosophie suivant le style de Nietzsche. Dans cet esprit nous pouvons mentionner l’initiative de la faculté de droit de l’université de Columbia aux États-Unis qui a mené en 2016/2017 le séminaire « Nietzsche 13/13 » où l’on s’est mis à replonger et revisiter les textes des exégètes de Nietzsche les plus importants au XXème siècle (le site internet est disponible encore : http://blogs.law.columbia.edu/nietzsche1313/). Nous allons mentionner brièvement ici la bibliographie de ce séminaire où l’on peut trouver les auteurs clés pour comprendre la postérité nietzschéenne dans la tradition contemporaine de la philosophie continentale : a) Martin Heidegger : Nietzsche: I et II (1936-1940) ; b) Georges Bataille : Sur Nietzsche. Volonté de chance (1945) ; c) Maurice Blanchot : « Du côté de Nietzsche », dans La Part du feu (1949), « L’expérience-limite », dans L’Entretien infini (1969), Le Pas au-delà (1973) ; d) Gilles Deleuze : Nietzsche et la philosophie (1962), Nietzsche (1965) ; e) Hannah Arendt : The Life of the Mind: Volume Two, Willing, Chapter 4 (« Conclusions ») (1974/1978), « Some Questions of Moral Philosophy, » dans Responsibility and Judgment (2003) ; f) Aimé Césaire : « Poésie et connaissance » dans Tropiques. Revue Culturelle, No. 12 (Janvier 1945), Et les chiens se taisaient (tragédie écrite en 1946 et publiée en 1958) ; g) Sarah Kofman : Nietzsche et la métaphore (1972), Nietzsche et la scène philosophique (1979) ; h) Frantz Fanon : Peau noire, masques blancs (1952) ; i) Michel Foucault : « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » dans Hommage à Jean Hyppolite (1971) ; j) Luce Irigaray : Amante marine de Friedrich Nietzsche (1980) ; k) Jacques Derrida : Éperons: Les styles de Nietzsche (conférence donnée en 1972, publiée en 1978) ; l) Hélène Cixous : Le Rire de la aimerions nous inscrire dans le présent texte : nous nous proposons d’interroger l’« agencement » d’un seul concept nietzschéen, à savoir, la notion de « généalogie », à partir d’un analyse de la « Préface » de l’écrit polémique du 1887 qu’est précisément la Généalogie de la morale (GM). Nous voulons montrer que le concept de généalogie, pour faire face au problème de la provenance de nos préjugés moraux, s’articule à partir de l’agencement de trois composantes principales : a) un démasquement de la notion de connaissance traditionnelle, b) le projet d’une critique de la valeur de toutes les valeurs, c) une médecine de la volonté. Nous considérons que la Préface de la GM est le lieu privilégié pour interroger la signification et l’articulation du concept de généalogie car ici Nietzsche, en nous préparant à la lecture des trois traités polémiques sur l’origine et le devenir de nos concepts et idéaux moraux, nous donne les éclaircis clés pour comprendre son projet généalogique lui-même. C’est dans la Préface de la GM où nous allons développer les trois axes qui se regroupent sous l’agencement de la généalogie : d’abord, nous allons montrer le démasquement de la notion de connaissance des « hommes de la connaissance », démasquement généalogique qui met en avant, d’un côté, l’essentielle méconnaissance de toute connaissance et, d’autre côté, la volonté fondamentale de connaissance qui se trouve derrière toute forme de connaissance. Puis, nous allons nous concentrer sur la généalogie entendue comme une « critique » de la valeur de toutes les valeurs, perspective qui montre que la généalogie cherche aussi bien les conditions d’émergence des valeurs que leur principe qui leur donne un sens ; dans cette section nous nous proposons aussi de montrer, d’une part, les liens que ce projet critique nietzschéen partage avec la notion kantienne de « critique », et d’autre part, la reformulation du champ historique où la généalogie s’incarne. Finalement nous essayons de montrer la généalogie comme une sorte de médecine qui tisse aussi bien une sémiologie des valeurs qu’une symptomatologie de la volonté, constatant et déchiffrant ainsi les valeurs en tant que signes d’une volonté saine ou malade. Au fond nous estimons que c’est en parcourant ces trois composantes hétérogènes, ce réseau démasquement-critique-médecine, que le concept de généalogie s’articule et répond au problème de la provenance de notre morale, c’est ainsi que Nietzsche, un des trois maîtres de la soupçon, crée et agence un concept qui marquera l’histoire et le devenir de la philosophie. I. La généalogie et le démasquement de toute connaissance : la volonté derrière toute connaissance Tout d’abord, la GM s’ouvre avec un mot d’ordre qui signale une critique épineuse de la notion de connaissance traditionnelle que nous pouvons appeler « introspective » : selon Nietzsche il faut Méduse (1975), L'Heure de Clarice Lispector (1989) ; m) Ali Shari’ti : Man and Islam: "The free man and freedom of man" (1981) et Paul A. Bové « Mendacious Innocents, or, The Modern Genealogist as Conscientious Intellectual: Nietzsche, Foucault, Said » dans Boundary 2, vol. 9 (1981). reconnaitre une essentielle « méconnaissance » de la part de ceux qui connaissent, des « hommes de la connaissance » : « Nous, ceux qui connaissent (Erkennenden), nous sommes des inconnus (unbekannt) pour nous, nous-mêmes nous sommes des inconnus pour nous-mêmes » (GM, Préface 1, p. 45, traduction modifiée2). Pour Nietzsche ce constat a une bonne raison (Grund) : les hommes de la connaissance, ceux qui se chargent avec le poids de « (se) connaître », ne sont jamais partis dans leur vie à la recherche d’eux-mêmes – « comment donc pourrait-il être possible qu’un beau jour ils arrivaient à se trouver, à se découvrir ? » Alors, ce mot d’ordre constitue un constat paradoxale : ceux qui connaissent – mêmes si leur cœur se trouve « dans les ruches de la connaissance », même s’ils sont « nés ailés et collecteurs de miel de l’esprit », même s’ils « ne se soucient que de rapporter quelque chose chez eux » – définitivement sont et restent des inconnus pour eux-mêmes, les hommes de la connaissance ne se connaissent pas, ils méconnaissent la vraie route vers sa propre connaissance. Et cela aussi a une bonne raison : Quant à la vie, pour le reste, aux soi-disant « expériences vécues », – qui d’entre nous a seulement assez de sérieux pour cela ? ou assez de temps ? Pour ce qui est de ces sujets, nous n’avons, je le crains, jamais été « captivés par le sujet » : notre cœur n’y est justement pas – et même pas notre oreille ! (GM, Préface 1, p.45) Voilà donc la source de la méconnaissance des hommes de connaissance, la vie chez eux n’est pas la route pour se connaitre, la vie n’est ici même pas un objet d’intérêt, le cœur uploads/Philosophie/ le-concept-de-genealogie-de-nz.pdf

  • 45
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager