LA TOTALITÉ COMME COMPLOT CONSPIRATION ET PARANOÏA DANS L'IMAGINAIRE CONTEMPORA
LA TOTALITÉ COMME COMPLOT CONSPIRATION ET PARANOÏA DANS L'IMAGINAIRE CONTEMPORAIN Collection dirigée par François Cusset et Rémy Toulouse Cet ouvrage reprend le premier chapitre de The Geopolitical Aesthetic: Cinéma and Space in the World System (Indiana University Press. 1992, et British Film Institute, 1992) © Fredric Jameson © 2007, Les Prairies ordinaires pour la traduction française 206, boulevard Voltaire 75011 Paris Diffusion : Les Belles Lettres ISBN : 978-2-35096-006-7 Réalisation : Les Prairies ordinaires Conception graphique : Maëlle Dault Impression : Normandie Roto Impression Outrage publié arec le concoure de la Région Ile-de-France Fredric Jameson LA TOTALITÉ COMME COMPLOT CONSPIRATION ET PARANOÏA DANS L'IMAGINAIRE CONTEMPORAIN traduit de l'anglais (américain) par Nicolas Vieillescazes Préface de Nicolas Vieillescazes Postface de Emmanuel Burdeau L E S P R A I R I E S O R D I N A I R E S COLIECTION « PENSER/CROISER > Je tiens à remercier Marc Beaudry, pour l'aide qu'il m'a, à plus d'un titre, apportée. Ce travail est dédié à la mémoire d'Henri Marque (1923-2007). Nicolas Vieillescazes Le cas Jameson, ou Le retour du refoulé Par Nicolas Vieillescazes « Quand je pense à quelque chose, je pense toujours à autre chose. » Jean-Luc Godard Inscrire Edward Said disait que la théorie est « voyageuse » : déplacée, détachée du lieu et du contexte de sa nais- sance, traduite dans une autre langue, elle se traduit aussi en autre chose : soudain, elle vient répondre à des problématiques qui lui étaient pourtant, au départ, étran- gères ; venant se loger dans un espace discursif déjà constitué, elle permet en retour de problématiser cet espace, d'en révéler non seulement les manques, mais aussi les présupposés et la structure. Difficile de dire, a priori, à quelles conditions une pensée serait susceptible de prendre, mais on peut voir comment, par exemple, la récente introduction en France des théories du genre et du post-colonialisme, vient opérer un travail de sape idéo- logique qui problématise l'omniprésence d'impensés sexuel, racial, républicain et colonial, et qui, du même coup, rend caduques les manifestations féministes ou antiracistes qui ont dans notre pays les faveurs des médias, dévoilant ainsi leur complicité structurale avec les pouvoirs. 5 LA TOTALITÉ COMME COMPLOT L'importation de théories venues de Grande-Bretagne ou des Etats-Unis ne se produit pas ex nihilo, mais s'ins- crit bien sûr dans une conjoncture : elle vient nourrir et se greffer sur le travail déjà entamé par des sociologues, des anthropologues et des historiens, jeunes pour la plu- part. En parallèle s'est opérée une redécouverte d'une partie de la pensée française des années 1960-1970 qui nous revient comme neuve, par l'entremise de sa récep- tion anglo-américaine, sous le nom de French Theory (Tocqueville avait raison, les États-Unis restent bien l'avenir de l'Europe !). A quoi vient s'ajouter - élément sans doute central - une reconceptualisation des années 1980 : projeté au-dehors et thématisé, ce qui, pour nombre de ceux qui y ont grandi, s'apparentait à un abattement tangible mais indéterminé, à une grisaille zébrée de fluo et clairsemée de paillettes, se voit désormais probléma- tisé comme ensemble cohérent et comme « coupure épo- cale », comme la matrice du renoncement, de la trahison, et, pour beaucoup, de la grande défaite, présentée comme inévitable par ses zélateurs d'hier devenus les figures médiatiques d'aujourd'hui1. Ces trois éléments viennent donc, du moins on l'es- père, rétablir des lignes de partage nettes au sein d'un pay- sage intellectuel français qui depuis longtemps, à de rares exceptions (individuelles) près, paraissait pour le moins amorphe et inconsistant, parce qu'y avaient presque totale- ment disparu les slogans d'hier, les concepts2 de lutte, de domination et de rapport de force : s'il y avait bien des « injustices », celles-ci avaient été repoussées vers la péri- phérie de l'espace moral et juridique qui désormais défi- nissait notre œcoumène, et nous pouvions entretenir l'es- poir réaliste de devenir des sujets communicationnels, ou ces sujets rationnels de l'économie néoclassique, voire 6 LE CAS JAMESON, OU LE RETOUR DU REFOULÉ - utopie démesurée ! - de vivre enfin dans le règne paci- fié décrit par John Rawls dans sa Théorie de la justice. D y avait bien de l'exploitation, il y avait bien des « extré- mistes », des « fondamentalistes » et des « systèmes tota- litaires », mais tout cela se situait ailleurs, dans ce règne indéfini d'un Autre qu'il fallait à tout prix empêcher de miner notre Culture, et qu'un nouvel impératif catégo- rique ou militaire nous enjoignait de moraliser et de démocratiser, afin de réaliser sur cette terre le Règne des Fins. Il n'y avait plus guère que quelques énergumènes qui persistassent encore à nous dire des choses comme « la politique, c'est le dissensus », rabat-joie égarés là on ne sait trop comment, détritus abandonnés sur la grève par le ressac des années 1970, fossiles qui, après la fin de l'histoire, nous donnaient parfois un léger frisson « histo- rial », en nous rappelant, par leur existence même de « traces », qu'il y avait bien eu autre chose, et même qu'il y avait eu du Temps, c'est-à-dire de la politique. On l'aura compris, Fredric Jameson (né en 1934) est aux États-Unis, l'un de ces énergumènes dont la théorie vient, ces jours-ci, voyager dans nos contrées. On s'abs- tiendra de dire que Jameson est considéré comme le plus grand cultural critic actuel, car, outre que l'argument d'au- torité est détestable et creux, de notre point de vue Jameson n'existe pas encore : il s'agit donc d'inscrire dans le contexte français La Totalité comme complot (1991) et la constellation à laquelle ce texte se rattache. Mais d'avance, cette tentative semble vouée à l'échec. Eu égard à la France, Jameson souffre d'une double condition d'im- possibilité a priori (qui permet aussi de répondre à la question fort légitime, « mais s'il est si grand que ça, pour- quoi ne l'a-t-on pas traduit avant ? »). Tout simplement : il est le théoricien par excellence du postmodernisme, or le 7 LA TOTALITÉ COMME COMPLOT postmodernisme est nul et non avenu ; il est marxiste, or le marxisme est dépassé. D'emblée, donc, Jameson semble devoir nous rendre des comptes, et c'est pourquoi son introduction en France ne saurait se réduire à l'expo- sition synthétique de ses « thèses » ; elle devra passer par une double médiation (contradictoire), autrement dit par une double ligne narrative : traverser le soupçon jeté d'une part sur le fossile du marxisme3, et d'autre part sur un concept de postmoderne arrêté en France aux ana- lyses de Jean-François Lyotard. Quant au marxisme : on sait qu'il a fait, depuis une trentaine d'années, l'objet d'une condamnation presque unanime, à droite cela va sans dire, mais aussi et surtout à gauche. On se souvient de Foucault niant, contre Althusser, que Marx marquât une « coupure épistémolo- gique » ; on se rappelle (peut-être moins) son apologie in- conditionnelle des Maîtres penseurs d'André Glucksmann4. Au-delà de ces deux exemples, on n'a sans doute pas oublié le grand mouvement de démarxisation de la gau- che, où disparurent la lutte des classes et le prolétariat au profit de la désindustrialisation, de la réalité indépassable du marché et d'un retour des théories du contrat, tout cela apparaissant comme les fondements intemporels d'une société paisible et prospère. Certains marxistes d'hier optèrent pour la dénonciation féroce de leurs anciennes croyances, d'autres se dirigèrent vers une gauche plus « pragmatique » et modérée, d'autres allèrent peupler les cabinets ministériels et les conseils d'administration, d'autres encore trouvèrent refuge dans ( l ' h i s t o i r e de) la philosophie. Quant aux marxistes « résiduels » (pour employer un terme de Raymond Williams cher à Jameson), stigmatisés, traités comme archaïques, ils furent contraints, quand ils le purent, de se replier sur des positions univer- 8 LE CAS JAMESON, OU LE RETOUR DU REFOULÉ sitaires spécialisées où ils n'embêteraient plus grand monde. Mais d'une façon générale, force est de constater que beaucoup se sentirent soulagés de pouvoir jeter le bébé (marxiste) avec l'appareil de parti (communiste), comme si marxisme était strictement synonyme de stali- nisme, ou pire encore, de « totalitarisme ». Sartre était certes la preuve du contraire, mais Sartre, vous savez... On peut s'étonner qu'aujourd'hui, en l'absence d'un ennemi politique consistant, le Medef en soit encore à vomir une France dominée par le fantôme du commu- nisme, incapable de libérer sa force de travail des car- cans bolcheviques. Mais sur le plan intellectuel, la jeune garde de la gauche, celle qui redécouvre la French Theory, celle qui fait donc « retour sur » des auteurs devenus la dreatn team des campus anglo-saxons, semble vouloir faire l'économie d'une relecture des diverses traditions marxistes. Si l'on regrette les récu- pérations, notamment dans le domaine du marketing, dont ont pu faire l'objet les Foucault et les Deleuze, si l'on se défend parfois d'y revenir (ce « retour à » qui fit fortune dans les années 1980), on paraît pourtant tenir pour acquis leur actualité et la péremption d'un marxisme identifié uploads/Philosophie/ la-totalite-comme-complot-conspiration-et-paranoi-a-dans-l-x27-imaginaire-contemporain-par-fredric-jameson.pdf
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- Publié le Mai 02, 2021
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