Yves Chevallard UMR ADEF La TAD face au professeur de mathématiques Toulouse, l

Yves Chevallard UMR ADEF La TAD face au professeur de mathématiques Toulouse, le 29 avril 2009 I. Objets, sujets, personnes, institutions, rapports 1. En théorie anthropologique du didactique, la première notion fondamentale est celle d’objet : est objet toute entité, matérielle ou immatérielle, qui existe pour au moins un individu. Tout est donc objet, y compris les personnes. Sont ainsi des objets le nombre sept, et aussi le chiffre 7, la notion de père et aussi ce jeune père qui promène son enfant, ou encore l’idée de persévérance (ou de courage, ou de vertu, etc.), et le concept mathématique de dérivée, et aussi le symbole ∂, etc. En particulier, toute œuvre, c’est-à-dire tout produit intentionnel de l’activité humaine, est un objet. 2. La deuxième notion fondamentale est celle de rapport personnel d’un individu x à un objet o, expression par laquelle on désigne le système, noté R(x ; o), de toutes les interactions que x peut avoir avec l’objet o – que x le manipule, l’utilise, en parle, en rêve, etc. On dira que o existe pour x si le rapport personnel de x à o est « non vide », ce qu’on note R(x ; o) ≠ ∅. 3. La troisième notion fondamentale, celle de personne, est alors le couple formé par un individu x et le système de ses rapports personnels R(x, o), à un moment donné de l’histoire de x. Le mot de personne, tel qu’on l’emploie ici, ne doit pas faire illusion : tout individu est une personne, y compris le tout petit enfant, l’infans (étymologiquement, celui qui ne parle pas encore). Bien entendu, au cours du temps, le système des rapports personnels de x évolue : des objets qui n’existaient pas pour lui se mettent à exister ; d’autres cessent d’exister ; pour d’autres enfin le rapport personnel de x change. Dans cette évolution, l’invariant est l’individu ; ce qui change est la personne. 4. Lorsqu’un objet o existe pour une personne x, on dit encore que x connaît o, le rapport R(x ; o) précisant la manière dont x connaît o. On appelle alors univers cognitif de x l’ensemble UC(x) = { (o, R(x ; o)) / R(x ; o) ≠ ∅ }. Il convient de souligner que l’adjectif cognitif n’est pas pris ici dans son acception intellectualiste courante : j’ai un rapport personnel à ma brosse à dents, à la machine à café de la cafétéria, à la pédale de frein de ma voiture, etc., tous objets qui font partie de mon univers 2 cognitif, de la même manière qu’en font partie, par exemple, la notion d’équation du second degré ou celle de dérivée. 5. Pour expliquer la formation et l’évolution de l’univers cognitif d’une personne x, il convient d’introduire une quatrième notion fondamentale, celle d’institution 1. Une institution I est un dispositif social « total », qui peut certes n’avoir qu’une extension très réduite dans l’espace social (il existe des « micro-institutions »), mais qui permet – et impose – à ses sujets, c’est-à-dire aux personnes x qui viennent y occuper les différentes positions p offertes dans I, la mise en jeu de manières de faire et de penser propres – c’est-à-dire de praxéologies. Ainsi la classe est-elle une institution (dont les deux positions essentielles sont celles de professeur et d’élève), de même que l’établissement (où d’autres positions apparaissent : celles de CPE, d’infirmière conseillère de santé, etc.), de même encore que cette institution qui englobe classes et établissements et qui foisonne en positions de toutes sortes, le système éducatif. 6. Comment se constitue, et comment change, l’univers cognitif UC(x) d’un individu x ? Comment expliquer cette dynamique cognitive ? Le rapport personnel de x à un objet o change – ou se crée, s’il n’existait pas encore – par la rencontre de x avec l’objet o dans les institutions I où il vit et où x vient occuper une certaine position p qui le met en contact avec o. Dès sa naissance, tout individu est ainsi assujetti à – c’est-à-dire à la fois soumis à et soutenu par – de multiples institutions, telle sa famille, dont il devient le sujet. En particulier, l’infans est assujetti d’emblée à cette institution qu’est le langage, et plus précisément à cette langue, bien qu’il ne la parle pas encore : il ne peut y échapper, et, en même temps, c’est elle qui lui permettra de parler, qui lui donnera sa « puissance » linguistique. D’une manière générale, c’est par ses assujettissements, par le fait qu’il est le sujet d’une multitude d’institutions, que l’individu x se constitue en une personne. 7. La théorie de la connaissance esquissée jusqu’ici à propos des individus se transfère aux institutions. Étant donné un objet o, une institution I, et une position p dans I, on appelle rapport institutionnel à o en position p, et on note RI(p ; o), le rapport à l’objet o qui devrait être, idéalement, celui des sujets de I en position p. Dire que x est un bon sujet de I en position p, c’est dire que l’on a R(x ; o) ≅ RI(p ; o), où le symbole ≅ désigne la conformité du rapport personnel de x au rapport institutionnel en position p. De même que pour une personne x, on parle alors de l’univers cognitif de la position p de I, UI(p) = { (o, RI(p ; o)) / RI(p ; o) ≠ ∅ }, et, par extension, de l’univers cognitif de I, U(I) = Up UI(p). En particulier, s’il existe une position p de I telle que RI(p ; o) ≠ ∅, on dit que I connaît o. Pour nombre d’objets o, on a RI(p ; o) = ∅ : les sujets de I en position p n’ont pas alors, en tant que tels, à connaître o. 1 La double mention des institutions et des personnes est au cœur de l’approche anthropologique en didactique. Le mot d’institution est pris ici en un sens non bureaucratique, proche de l’emploi qu’en fait par exemple l’anthropologue britannique Mary Douglas (voir Douglas 1987). 3 8. En devenant sujet de I en position p, un individu x, qui est toujours déjà une personne dotée d’un certain univers cognitif UC(x), s’assujettit aux rapports institutionnels RI(p ; o), qui vont remodeler ses rapports personnels : si o existe pour les sujets de I en position p, le rapport personnel de x à o, R(x ; o), tendra à ressembler au rapport institutionnel RI(p ; o), à moins que x ne se révèle être, à cet égard, un mauvais sujet de I. D’une manière générale, nos rapports « personnels » sont ainsi le fruit de l’histoire de nos assujettissements institutionnels passés et présents. Réciproquement, une institution I ne saurait exister sans sujets. Ceux-ci sont les acteurs de l’institution I et font que celle-ci continue de vivre – parfois en changeant son mode de vie. Il y a ainsi une dialectique des institutions et des personnes. Instituer, c’est, en français, mettre sur pied, établir, fonder, ordonner, régler : le rôle des personnes dans la création des institutions est ainsi attesté par le langage courant. Mais leur rôle dans le fonctionnement des institutions n’est pas moins essentiel. Inversement, privées d’appartenances institutionnelles – ce qui est la définition même de l’exclusion –, les personnes cesseraient bientôt d’exister, la désagrégation de la personne étant le prélude à la mort, sociale et peut-être biologique, de l’individu. 9. Le fait que le rapport personnel R(x ; o) émerge d’une pluralité de rapports institutionnels RI(p ; o), RI’(p’ ; o), RI”(p” ; o)… a plusieurs conséquences notables. En particulier, le rapport personnel R(x ; o) n’est jamais parfaitement conforme à tel rapport institutionnel RI(p ; o) : la personne x est quasiment toujours, dans une certaine mesure, un mauvais sujet de I, parce que son rapport s’est formé par l’intégration, au fil du temps, des influences exercées par les divers rapports institutionnels auxquels elle a été assujettie – RI(p ; o), mais aussi RI’(p’ ; o), RI”(p” ; o), etc. En sens inverse, R(x ; o) n’est presque jamais vraiment original, en ce qu’il reflète, en les altérant plus ou moins, les rapports institutionnels sous l’influence desquels la personne x s’est formée. Par contraste, c’est précisément à leur capacité d’élaborer des rapports personnels institutionnellement inédits que l’on reconnaît les créateurs au sens fort du terme, lesquels d’ailleurs ne sont généralement créateurs qu’en tel ou tel domaine artistique, littéraire, scientifique, sportif, etc. La déception narcissique que cette observation pourrait nourrir chez x est généralement masquée par son adhésion passionnée à certaines au moins des institutions dont il est le sujet : la conformité à l’institution est en ce cas davantage prisée que la capacité personnelle à engendrer des rapports novateurs. 10. La multiplicité de nos assujettissements est cependant à la source de notre sentiment de liberté à l’endroit des institutions : constamment, pour éprouver ou exercer notre liberté, nous jouons un assujettissement contre d’autres assujettissements, dont ainsi nous secouons le joug, non d’ailleurs sans contrepartie – en nous privant, uploads/Philosophie/ la-tad-face-au-professeur-de-mathematiques.pdf

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