RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 35(2), pp. 78-100. LES VISAGES DE L’INTERPRÉTATI

RECHERCHES QUALITATIVES – Vol. 35(2), pp. 78-100. LES VISAGES DE L’INTERPRÉTATION EN RECHERCHE QUALITATIVE ISSN 1715-8702 - http://www.recherche-qualitative.qc.ca/revue/ © 2016 Association pour la recherche qualitative 78 La question de la fertilité de l’interprétation des mythes et sa pertinence en psychologie Sophie Bertrand, Doctorante Université du Québec à Montréal Résumé Dans cet article, nous interrogeons l’apport spécifique d’une recherche qui se base sur l’interprétation d’un mythe. En nous inspirant principalement de la phénoménologie de Mircea Eliade et de la philosophie réflexive de Ricœur, nous décrivons le rôle passé et présent de la mythologie, en passant par l’exploration de sa valeur symbolique. L’herméneutique, discipline philosophique traditionnellement associée à l’exercice de l’interprétation, est aussi abordée : nous y découvrons une créativité qui lui est impartie et qui fait écho à la créativité du mythe lui-même. Notre réflexion culmine avec la question de la fertilité de l’interprétation que nous découvrons plus appropriée à notre domaine et à notre objet d’étude que celle de la validité des résultats. Finalement, nous nous penchons sur la question de la pertinence de l’étude du mythe pour le chercheur en psychologie en explorant les variations symboliques de son expressivité. Mots clés FERTILITÉ, HERMÉNEUTIQUE, INTERPRÉTATION, MYTHOLOGIE, PSYCHOLOGIE Introduction Dans le domaine de la psychologie humaniste existentielle, au sein de laquelle se déploie notre travail de recherche doctoral, la question de l’interprétation est centrale. Nous la comprenons comme l’explicitation du rapport au monde de l’homme – explicitation qui a le potentiel de découvrir une visée de sens impartie à l’articulation de son être dans le langage, celui-ci étant sensé. À partir de cet a priori hérité de la philosophie existentielle, nous nous penchons sur des œuvres ou des phénomènes afin d’approfondir notre compréhension de certains aspects de l’existence humaine auxquels nous n’aurions autrement pas accès. L’interprétation constitue ainsi le travail de recherche en tant que tel. Dans une démarche d’écriture, il s’agit de mettre en lumière des significations nouvelles, issues du dialogue avec un autre, œuvre d’art ou phénomène. Ce faisant, une tradition de pensée est mise à jour et elle-même interprétée; elle prend vie sous une nouvelle forme, par son application à la situation concrète de l’interprète. La réflexion sur ce processus fait aussi partie de l’aventure alors BERTRAND / La question de la fertilité de l’interprétation des mythes et sa pertinence 79 que nous nous engageons sur la voie de l’herméneutique, c’est-à-dire l’art de l’interprétation. Dans le langage de la recherche, nous pouvons ainsi dire qu’au terme de l’investigation, nous avons plutôt affaire aux résultats de l’interprétation qu’à l’interprétation des résultats. De plus, la question de la validité de ces résultats devient plutôt celle de la fertilité des résultats, en ce sens que la richesse des fruits de l’interprétation, l’abondance des possibles qu’elle ouvre, des significations rigoureuses qu’elle dégage, est ce qui témoigne d’une interprétation juste, d’une recherche fructueuse, ou, en suivant la formule de Ricœur (1960), d’un « pari » gagné après s’être prêté au jeu de l’exploration. Car c’est d’une aventure risquée, d’un voyage en contrée inconnue dont il s’agit d’abord et avant tout lorsque l’on aborde un objet culturel comme un mythe grec pour en apprendre davantage sur les conditions d’existence de l’homme. Trois questions fondamentales nous interpellent alors : 1) celle du sens de l’étude du mythe; 2) celle de son interprétation, telle qu’abordée à partir de la philosophie herméneutique ; 3) celle de son intérêt pour la psychologie. Ceci nous conduira à mettre à jour la question de la créativité du mythe et de l’herméneutique, ainsi que celle des interprétations possibles et de leur horizon, questions qui s’inscrivent dans la lignée de la philosophie réflexive de Ricœur portant sur l’herméneutique. Nous aboutirons ainsi sur la question de la fertilité des résultats et commencerons son exploration. Le mythe comme objet d’étude Démythisation et conquête du mythe Commençons par reconnaître que le choix d’un mythe comme objet d’étude implique des présuppositions, qu’il engage déjà des positions philosophiques. Un travail d’éclaircissement préalable de celles-ci s’impose alors que nous entamons une réflexion sur notre démarche. Il est primordial de nous demander comment nous abordons le mythe et en quoi cela peut éclairer notre choix de travailler à partir de cette catégorie d’œuvre. En effet, qu’est-ce qui peut bien motiver notre intérêt pour cette forme aussi poussiéreuse et naïve de connaissance de l’homme? Pendant fort longtemps, dans l’histoire de l’homme, les mythes ont eu un rôle central. Ils ont contribué à le situer dans le monde et dans le temps. Au- delà de leurs rôles explicatif et historique, ils étaient omniprésents, car le monde spirituel et religieux était au premier plan. L’histoire arbitraire et irréversible était désinvestie au profit de l’histoire des dieux, des héros ou des « ancêtres » (Eliade, 1969), qui englobait leur monde. Les évènements naturels étaient reliés à des intentions divines ou aux conséquences des gestes des dieux. Si les mythes ont ainsi servi à donner du sens au monde énigmatique de 80 RECHERCHES QUALITATIVES / VOL. 35(2) l’homme préscientifique, à partir de l’Antiquité, ils ont commencé à être perçus comme des fabulations. C’est à ce moment que les philosophes ont commencé à chercher à répondre à la question de l’être par l’effort de la pensée (logos), au-delà de la narration mythique, ce qui marqua le début de la civilisation occidentale et la naissance de la science (Eliade, 1963)1 À l’heure actuelle, les mythes réfèrent donc généralement à des histoires fictives, des constructions charmantes à valeur d’explications, élaborées par les anciens pour répondre à une ignorance fondamentale sur le monde et le sens des choses qui s’y produisent. Dans son introduction de Raconter et mourir, Thierry Hentsch (2005) relève comment, depuis l’avènement de la modernité, notre tradition narrative est en crise parce que les mythes ont cessé pour nous d’être vrais, notamment parce qu’implicitement, aujourd’hui : . [i]l n’y a plus de vérités solides en dehors de la science, qu’il est vain de les chercher ailleurs, qu’il n’y a plus, à terme, de domaine qui échappe à l’investigation scientifique, et que les arts, la littérature, la poésie n’ont plus d’autres objets que d’exprimer des états d’âme, des idiosyncrasies résiduelles (collectives ou individuelles) (Hentsch, 2005, p. 18). Pour nous, modernes, les histoires, les œuvres et les mythes sont considérés comme ayant peu de portée, car ils ne présenteraient rien de « solide » et leur potentiel de prédiction serait défaillant. Or, remarque Hentsch, la naïveté de croire que les histoires sont sans portée « s’énonce à partir d’une position de certitude sur ce qu’est le vrai savoir : celui dont la vérité se rapporte à l’efficace » (Hentsch, 2005, p. 29). Et si le potentiel de significativité du récit était garant de sa véracité? Si, par l’interprétation, le « pouvoir dire vrai » du mythe trouvait sa légitimité? Il y a une différence entre « le passage du muthos (mythe) au logos (raison) » (Marino, 1980, p. 168) dans la possibilité de comprendre le monde et le fait de dire que la mythologie n’est pas digne d’intérêt pour le chercheur qui a pour mission de faire avancer les connaissances en sciences humaines, car elle serait invalide à ses yeux. Il faut prendre garde à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, comme le dit l’expression. D’autant plus que la science, comme la philosophie dont elle dérive, est un système de représentations qui participe au développement de l’intelligibilité de notre monde et, en ce sens, elle est aussi de l’ordre de la narration (Hentsch, 2005). Nous pensons qu’il y a un danger à ce qu’un récit prétende à l’universalité et se croit autosuffisant, car cela le prive d’un espace de réflexivité et de la richesse du dialogue avec un autre, qui peut l’amener à se questionner par la présentation de perspectives nouvelles. BERTRAND / La question de la fertilité de l’interprétation des mythes et sa pertinence 81 Alors que la valeur étiologique des mythes est désormais désuète, nous pouvons nous demander de quel genre est le sens qu’ils proposent, quelle est leur place dans l’existence humaine s’ils ne sont plus reliés à l’histoire telle que nous l’écrivons aujourd’hui, s’ils ne se rattachent plus à notre géographie et si la pensée même s’en sépare. Comment, en moderne, redécouvrir le mythe alors qu’il a été « démythologisé », selon la formule de Ricœur (1960)? Le philosophe envisage que le fait de l’avoir perdu « comme logos immédiat » (p. 154) nous ouvre la possibilité de le redécouvrir précisément comme muthos. Ce détour par une certaine forme de désillusion pourrait avoir comme visée « la conquête du mythe comme mythe » (Ricœur, 1960, p. 154), c’est-à-dire la découverte de l’essence du muthos, une fois celui-ci délesté de sa visée historique et étiologique. Ce détour passe par un retour au monde de l’homme préscientifique pour redécouvrir le sens du mythe pour lui et en dégager ce qui en reste de vivant, de signifiant aujourd’hui, pour l’homme moderne. Pour ce faire, nous abordons le mythe comme les historiens et phénoménologues des religions du siècle dernier, c’est-à-dire comme un récit traditionnel uploads/Philosophie/ la-question-de-la-fertilite-de-l-x27-interpretation-des-mythes-et-sa-pertinence-en-psychologie.pdf

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