LA « GLOIRE » DE BERGSON Dominique Combe S.E.R. | « Études » 2004/10 Tome 401 |

LA « GLOIRE » DE BERGSON Dominique Combe S.E.R. | « Études » 2004/10 Tome 401 | pages 343 à 354 ISSN 0014-1941 DOI 10.3917/etu.014.0343 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-etudes-2004-10-page-343.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R.. © S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) S EULS Sartre et Camus dans les années cinquante, Foucault, Deleuze, Derrida et Barthes dans les années soixante-dix, peuvent donner une idée de la célébrité de Bergson avant-guerre. Cette célébrité excède — et de très loin — le champ de la philosophie: L’influence de la philosophie de M. Bergson sur ma génération, déclare le poète et essayiste Tancrède de Visan 1, n’est compa- rable qu’à celle exercée par Descartes sur Malebranche ou par Hume sur Kant. Si l’on préfère une image plus rapprochée, je dirai que les Données immédiates de la conscience et Matière et mémoire jouèrent à l’orée du XXe siècle un rôle analogue à celui qu’eut L’Allemagne de Mme de Staël sur les premiers romantiques français. L’importance capitale de l’œuvre de Bergson ne tient pas aux débats, très datés, qu’elle noue avec l’évolutionnisme de Spencer, la psychologie de Ribot ou de Wundt, connus aujourd’hui des seuls historiens de la philosophie ou de la psy- chologie, ni peut-être même avec Platon, Descartes et Kant. La question n’est pas tant de savoir comment Bergson se situe à l’égard de l’idéalisme, du rationalisme, du positivisme, du matérialisme, du spiritualisme même, selon les catégories Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Octobre 2004 - N° 4014 343 Essais La « gloire » de Bergson DOMINIQUE COMBE Université de la Sorbonne Nouvelle 1. L’Attitude du lyrisme contemporain, Mercure de France, 1911, p. 424-425. © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) consacrées de l’histoire de la philosophie, qu’à l’égard de la science, des arts et des lettres de son temps. Car si la publica- tion, en 1889, de l’Essai sur les données immédiates de la conscience par un docteur en philosophie de 31 ans, est à tous égards un événement décisif, c’est non seulement pour l’his- toire de la philosophie, mais surtout pour l’histoire des idées, des lettres et des arts. La « gloire » de Bergson, pour employer un mot de Mallarmé, doit impérativement être rapportée à celle de Proust, de Péguy, de Claudel, de Valéry, de Monet, de Debussy, tout autant qu’à celle de Taine en son temps. Seuls Schopenhauer, Nietzsche, et un peu plus tard Kierkegaard, auront exercé une influence comparable sur les lettres et les arts à travers l’Europe entière. Aucun autre philosophe contemporain de son époque — pas même Husserl, en train d’inventer la phénoménologie —, n’exercera une telle influence en dehors de la philosophie. Et c’est cette proximité avec les écrivains, les artistes, les penseurs qui fait encore toute l’actualité de Bergson, lui conférant une « situation » particu- lière dans la vie intellectuelle de son temps. Une « philosophie de l’intérieur » L’intuition de la « durée » vécue, opposée au temps spatialisé, provoque ce que Péguy appelle une « révolution intérieure ». Bergson propose en somme une « philosophie de l’intérieur » qui, avant la phénoménologie, part de l’expérience vécue d’une conscience. La perception du temps, de l’espace, l’intui- tion et la connaissance rationnelle, la mémoire, la liberté et, bientôt, l’énergie spirituelle et l’évolution créatrice, sont au centre d’une pensée de la « vie » qui rompt avec l’idéalisme spéculatif, aussi bien qu’avec le matérialisme et le positivisme. De la même manière que les « séries » de toiles de Monet donnent à voir les changements de la lumière à travers le temps, ou que les partitions de Debussy, et notamment Pelléas et Mélisande, laissent résonner les impressions pro- duites « en plein air » par les éléments, Bergson libère la philosophie du corset de la tradition académique pour accueillir « les choses mêmes », ou du moins les impressions qu’elles produisent directement sur la conscience. En ce sens, Bergson apparaît comme le philosophe du « concret », auquel aspire Jean Wahl. 344 © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) La réputation du jeune professeur est bientôt confir- mée par Matière et mémoire (1896), qui reprend la question métaphysique des rapports de l’esprit et de la matière, et un peu plus tard par un article de vulgarisation qui résume l’ensemble de l’œuvre — « Introduction à la métaphysique », en 1903 —, L’Evolution créatrice, en 1907, et une conférence célèbre sur « L’intuition philosophique », en 1911. Ensuite, outre la discussion avec Einstein sur la Relativité (Durée et simultanéité, 1922), viendront les recueils d’articles et de conférences L’Energie spirituelle (1919) et La Pensée et le mouvant (1934), ainsi que Les Deux sources de la morale et de la religion (1932), le quatrième et dernier livre, longtemps attendu après un long silence. Bergson était devenu entre- temps le plus grand philosophe français, couronnant une longue tradition héritée de Maine de Biran et de Ravaisson, à qui il a d’ailleurs rendu hommage. En réaction au positivisme triomphant, au matérialisme biologiste et au pessimisme schopenhauerien de la fin du siècle, le « spiritualisme » berg- sonien (c’est du moins ainsi que défenseurs et détracteurs présentent sa pensée) s’impose bientôt comme la pensée dominante de l’entre-deux-guerres. Naissance du « bergsonisme » Après la publication retentissante de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson était même devenu — à son corps défendant — le maître à penser de la « génération » de 1880 tout entière, selon une catégorie introduite par le même Thibaudet. Philosophe sinon « officiel », du moins « à la mode », Bergson a pris le relais de Victor Cousin en son temps, et, plus récemment, de Renan et surtout de Taine, contre qui il s’était ardemment battu. Sur la scène philo- sophique de la Troisième République, pour rivaliser avec Bergson auprès d’un large public, il n’y a alors guère qu’Alain, lui aussi professeur de khâgne, devenu chroniqueur humaniste dans la longue série des Propos. Comment l’austère Brunschvicg, auteur d’une thèse capitale sur La Modalité du jugement (1894) et de très nombreux ouvrages sur « la vie de l’esprit », professeur tout-puissant à la Sorbonne, pourrait- il néanmoins rivaliser avec l’auteur de l’Essai auprès d’un large public? D’autant que la pensée de Bergson nourrit 345 © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) © S.E.R. | Téléchargé le 19/04/2022 sur www.cairn.info (IP: 105.71.146.140) également les sciences humaines naissantes au tournant du siècle: la psychologie de Maurice Pradines et de Henri Delacroix (Le Langage et la pensée, 1926), la linguistique d’inspiration saussurienne de Charles Bally (Le Langage et la vie, 1926), la sociologie de Durkheim, l’anthropologie de Lévy-Bruhl (La Mentalité primitive, 1923) et bientôt de Teilhard de Chardin, qui portent l’empreinte profonde de l’influence bergsonienne. Les livres de Bergson sont largement diffusés, comme en témoigne le nombre impressionnant des réimpressions. Très rapidement, les traductions se multiplient — à partir de 1911, en anglais mais aussi en allemand, en espagnol, en russe... Rarement philosophe français aura exercé, avant Sartre, une telle influence: en Europe, sur Georg Simmel, sur Ortega y Gasset; aux Etats-Unis, sur William James et sa théorie du « flux de conscience »; au Brésil et un peu par- tout dans le monde. Bientôt, des ouvrages de vulgarisation commencent à paraître 2: après le pessimisme, le positivisme et avant l’existentialisme, le bergsonisme est né. Disputes et controverses divisent les milieux philosophiques, en France et à l’étranger. Le bergsonisme, souvent réduit à une vulgate (comme du reste ce fut également le cas pour le schopenhaue- risme et le nietzschéisme, quelques années auparavant, et peu après, pour l’existentialisme), domine la pensée de son temps, jusqu’à devenir à son tour un corps de doctrine, malgré les protestations de Bergson, qui n’a cessé de récuser la sclérose des systèmes qui figent le cours de la pensée. Car il n’y a pas plus de bergsonisme dans l’œuvre de Bergson que de mallarméisme ou de symbolisme dans celle de Mallarmé, lui aussi considéré comme un maître et un « chef d’école » par ses « disciples ». Désireuse, dans les années vingt, de consacrer une série d’études à « trente ans de vie française », la N.R.F choisit donc uploads/Philosophie/ la-gloire-de-bergson-etudes.pdf

  • 77
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager