Arabic Sciences and Philosophy, 28 (2018) : 167–185 doi:10.1017/S09574239180000
Arabic Sciences and Philosophy, 28 (2018) : 167–185 doi:10.1017/S0957423918000012 © 2018 Cambridge University Press CHOSE, ITEM ET DISTINCTION : L’« HOMME VOLANT » D’AVICENNE AVEC ET CONTRE ABŪ HĀŠIM AL-ǦUBBĀ’Ī MARWAN RASHED Université de Paris Sorbonne, Centre de recherches sur la pensée antique, 1 Rue Victor Cousin, 75230 Paris Cedex 05, France Email : marwanrshd@gmail.com Abstract. This article explores the intimate connection between Avicenna’s “flying man” argument and the theory of modes in the school of Abū Hāšim al-Ǧubbā’ī (d. 933). It shows that Avicenna borrows arguments developed originally by Abū Hāšim in order to demonstrate that a definite mode belongs to the living being as a whole (ǧumla). He argues for the incorporeality of soul on the basis of this departure from Aristotelian and Neoplatonic psychology and modal ontology. Here one sees Avicenna’s subtle engage- ment with a thinker to whose writings he reacted critically, yet whom he very likely saw as one of the greatest metaphysicians to write in Arabic. Résumé. Cet article se propose de mettre au jour les relations profondes qui existent entre l’argument de l’« homme volant » d’Avicenne et des considérations modales de l’école d’Abū Hāšim al-Ǧubbā’ī (m. 933). Il montre qu’Avicenne réemploie des argu- ments développés originellement par Abū Hāšim pour démontrer la présence d’un mode de la totalité (ǧumla) dans le cas du vivant – argument lui-même opposé à la psycholo- gie aristotélicienne et néoplatonicienne – pour établir, contre l’ontologie modale de ce dernier, la nature incorporelle de l’âme. On voit ainsi se dessiner le jeu subtil d’Avicenne par rapport à celui qu’il avait très probablement identifié, fût-ce à son corps défendant, comme l’un des plus grands métaphysiciens de langue arabe. L’argument de l’homme volant met en jeu l’âme à deux niveaux : celle qui prend la connaissance en charge et celle qui est connue. Pour que l’argument fonctionne, il faut que l’âme de premier niveau soit certaine de ce qu’elle appré- hende. Elle est certaine de se connaître ; non pas de se connaître se connaissant, mais de se connaître tout court, dans la multiplicité unifiée de ses opérations. L’argument apparaît à deux endroits du traité De l’âme du Šifā’ d’Avicenne, en I 1 et en V 71. Dans le premier passage, il s’agit de démontrer que l’âme est d’essence incorporelle. Dans le second, qu’elle est une instance à la fois unique 1 La bibliographie est longue. Pour une traduction du texte de I 1, voir Pauline Koetschet, La Philosophie Arabe IXe-XIVe siècle : textes choisis et présentés, Paris, 2011, p. 103–106. Le texte de V 7, qu’on traduira plus bas, a été traduit en anglais dans J. McGinnis et D. C. Reis- man, Classical Arabic Philosophy, An Anthology of Sources, Indianapolis / Cambridge, 2007, p. 205–209 et en français par P. Koetschet, ibid., p. 100–102. Pour l’analyse de ce texte, voir https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/S0957423918000012 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. YBP Library Services, on 29 Aug 2018 at 19:31:37, subject to the Cambridge Core terms of use, available at 168 MARWAN RASHED en chaque homme et incorporelle2. Ce projet, dans sa seconde formulation tout particulièrement, me semble entretenir avec les doctrines mu‘tazilites un rapport influencé par la question de la définition de l’homme (fī māhiyya al-insān)3. Les mu‘tazilites la formulent clairement et avec insistance, mais n’y apportent pas, loin de là, une réponse unique4. Leur questionnement part d’une ontologie maté- rialiste. Ce qui n’est pas Dieu est matériel. Il s’agit d’atomes qui en se réunissant forment des corps et qui constituent le substrat des accidents. En d’autres termes, les composants de base de l’ontologie mu‘tazilite sont les atomes et leurs acci- dents exclusivement. Les accidents sont des entités dont les atomes sont les lieux d’inhérence. Cette vision du monde qui permet certes de donner corps à l’objet de la toute- puissance divine pose un problème eschatologique. Car l’âme de Platon et, dans une certaine mesure, d’Aristote (cf. De anima I, contre les doctrines matérialistes de l’âme), puis l’âme des Pères grecs, c’est-à-dire l’âme comme individualité de l’homme, réalité incorporelle perdurant dans l’au-delà, doivent être désormais interprétées dans le cadre de cette ontologie binaire atome-accident. L’âme ne peut donc plus être qu’un corps, ou l’accident d’un corps. Quant à l’homme, la définition qu’on en donne reflète tantôt l’ancienne patristique, en la distordant, on identifie alors l’homme au principe matériel auquel on identifie l’âme (c’est le cas de Mu‘ammar, théologien du VIIIème siècle, qui fait de l’âme une sorte surtout, dans le présent fascicule, T. Alpina, « The soul of, the soul in itself, and the “Flying Man” experiment ». Voir aussi dernièrement Thérèse-Anne Druart, « The Soul and Body Pro- blem : Avicenna and Descartes », in ead. (ed.), Arabic Philosophy and the West : Continuity and Interaction, Washington, 1988, p. 27–49 ; A. Hasnawi, « La conscience de soi chez Avi- cenne et Descartes », in R. Rashed et J. Biard (eds), Descartes et le Moyen Âge, Paris, 1997, p. 283–291 ; L. Muehlethaler, « Ibn Kammūna (d. 683/1284) on the Argument of the Flying Man in Avicenna’s Ishārāt and al-Suhrawardī’s Talwīḥāt », in T. Langermann, Avicenna and His Legacy : A Golden Age of Science and Philosophy, Turnhout, 2009, p. 179–203. Sur la conscience de soi chez Avicenne, on consultera aussi l’étude de Deborah Black, « Avicen- na on Self-Awareness and Knowing that One Knows », in Sh. Rahman, T. Street, H. Tahiri (eds), The Unity of Science in the Arabic Tradition. Science, Logic, Epistemology and their Interactions, Springer, 2008, p. 63–87. 2 Pour la distinction et l’articulation entre les deux passages, voir T. Alpina, Subject, Definition, Activity. The Epistemological Status of the Science of the Soul in Avicenna’s Kitāb al-nafs, Scuola Normale Superiore, Classe di Scienze Umane, Tesi di perfezionamento in Discipline filosofiche, Pise, 2016, p. 188–196. 3 Le seul auteur à avoir entrevu ce fait est M. Marmura, « Avicenna’s “Flying Man” in Context », The Monist 69, 1986, p. 383–395, cf. p. 383–384. 4 Voir Sophia Vasalou, « Subject and Body in Baṣran Mu‘tazilism, Or : Mu‘tazilite Kalām and the Fear of Triviality », Arabic Sciences and Philosophy 17, 2007, p. 267–298 (ainsi que, ead., Moral Agents and Their Deserts. The Character of Mu‘tazilite Ethics, Princeton, 2008) et M. Rashed, Al-Ḥasan ibn Mūsā al-Nawbaḫtī, Commentary on Aristotle ‘De generatione et corruptione’, Berlin / New York, 2015, p. 383–392. https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.1017/S0957423918000012 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. YBP Library Services, on 29 Aug 2018 at 19:31:37, subject to the Cambridge Core terms of use, available at CHOSE, ITEM ET DISTINCTION 169 de πνεῦμα), tantôt la nouvelle ontologie, l’homme devenant soit la totalité des atomes constituant son corps, soit un organe particulier – le cœur – soit un atome résidant dans cet organe. 1. AVICENNE, ŠIFĀ’, DE L’ÂME V 7 Les historiens ne semblent pas avoir vu que la discussion d’Avicenne en De l’âme V 7 se déployait dans un cadre marqué par ce débat mu‘tazilite. Avicenne propose trois arguments en faveur de l’incorporalité de l’instance centrale qui gouverne nos différentes fonctions psychiques. Il introduit ainsi ces trois argu- ments5 : (A) Cette chose (šay’) une en laquelle sont rassemblées ces puissances est la chose (šay’) que chacun de nous voit être son essence, de telle manière qu’il est vrai que nous disions « quand nous avons perçu nous avons désiré ». Et cette chose (šay’) ne peut pas être un corps. Suit l’énoncé du premier argument6 : (B) Premièrement, parce qu’il ne suit pas nécessairement du corps en tant qu’il est corps d’être ce qui rassemble ces puissances, car sinon, tout corps serait dans ce cas. Mais c’est en raison d’une chose (li-amrin) par laquelle il devient tel, et cette chose (d̲ālika al-amr) est le facteur de rassemblement premier. C’est la perfection du corps en tant qu’elle rassemble, et elle n’est pas le corps. Par conséquent, ce qui rassemble est une chose (šay’) qui n’est pas corps, et c’est l’âme. Dans sa facture, cet argument est un décalque de la façon dont les mu‘tazilites de l’école d’Abū Hāšim démontrent que la substance, i.e. la substance corporelle, ne saurait posséder par soi le mode de la vie, de la puissance ou de la connais- sance. Si en effet c’était le cas, disent-ils contre d’autres mu‘tazilites, Abū ‘Alī al-Ǧubbā’ī en particulier, refusant ce mode le plus propre de la substance, alors toute substance (i.e. toute substance corporelle) devrait nécessairement être vi- vante, puissante et connaissante7 : (I) Les compagnons d’Abū Hāšim ont prouvé que les deux choses qui diffèrent ne dif- fèrent qu’en raison d’un mode essentiel en disant : elles ne peuvent que différer eu égard à une certaine raison ou non eu égard à une certaine raison. Or elles ne peuvent différer 5 Avicenne, Šifā’, De l’âme, ed. G. C. Anawati et S. Zayed, Le Caire, 1974, 224.3–4. 6 Avicenne, Šifā’, De l’âme, 224.5–8. 7 Rukn al-Dīn Maḥmūd ibn Muḥammad al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, éd. M. McDermott & W. Madelung, Londres, 1991, 289.23–290.13 (= 262.8–21 dans la seconde édition augmentée : Rukn al-Dīn Maḥmūd ibn Muḥammad al-Malāḥimī, Kitāb al-Mu‘tamad fī Uṣūl al-Dīn, uploads/Philosophie/ l-x27-homme-volant-d-x27-avicenne-avec-et-contre-abu-hasim-al-ubba-x27-i.pdf
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- Publié le Dec 31, 2022
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