Luc Fraisse, L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust Paris, Presses de l’Un

Luc Fraisse, L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, coll. « Lettres françaises », 2013, 1332 p. Thomas Carrier-Lafleur Université Laval et Université Paul-Valéry (Montpellier III) Un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction. Gilles Deleuze, Différence et répétition Il y a de ces livres-sommes, de ces livres-cathédrales desquels on ne peut parler trop vite, d’abord parce qu’on a le souffle www.revue-analyses.org, vol. 9, nº 2, printemps-été 2014 328 coupé devant la masse qu’ils constituent. Une certaine prudence est aussi de mise, car on devine celle avec laquelle l’ouvrage a été construit, pierre par pierre, bloc par bloc. De tels livres confrontent le lecteur à la question de l’orientation, mais aussi à celle de la reprise. Quel est le meilleur point de vue pour juger de l’œuvre ? Après la lecture, comment faire pour trouver quelque chose à ajouter sans pour autant dénaturer les harmonies et les mouvements de cette petite musique que nous avons encore en tête ? À la recherche du temps perdu est un de ces ouvrages. L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust, la récente livraison de Luc Fraisse, qui est loin d’en être à ses premières armes, l’est à sa manière tout autant. Un début dans la vie Entre la « phénoménologie » et la « photographie », la « philosophie » a su trouver sa place dans le Dictionnaire Marcel Proust, publié il y a déjà dix ans (chez Honoré Champion). Pourtant rédigée par Françoise Leriche, une spécialiste de Proust au travail stimulant, force est d’admettre, sans plus attendre, que cette entrée ne nous apprend pas beaucoup sur les rapports de l’écrivain à la philosophie. On pourrait même ajouter que l’entrée « philosophie » du Dictionnaire Marcel Proust passe à la fois à côté de la philosophie et à côté de Marcel Proust. Prenons le second cas, celui de Marcel Proust – Marcel et non seulement Proust –, c’est-à-dire le versant biographique de la question. Après une brève citation des carnets de l’écrivain (d’ailleurs capitale, on y reviendra) et une autre de sa correspondance, l’entrée « philosophie » saute toute la dimension concrète de son propre enjeu pour enchaîner, à THOMAS CARRIER-LAFLEUR, « L. Fraisse, L’Éclectisme philosophique de M. Proust » 329 différents degrés d’intérêt, avec une curieuse série de considérations abstraites à saveur philosophique. Puis se suivent une quantité d’intuitions conceptuelles qui, on doit en tant que lecteur le croire, ont pour but de constituer le socle de la réflexion des analogies entre Proust, son œuvre et la philosophie. Si un dictionnaire, et même un dictionnaire d’écrivain, a pour but de proposer des définitions afin de rendre plus clair un problème ou une situation, on peut dire que la « philosophie » du Dictionnaire Marcel Proust ne livre pas vraiment la marchandise. Ces intuitions, pistes et demi-vérités n’aident que trop peu la compréhension de la philosophie en tant que problème – au sens philosophique du terme, précisément – dans et pour l’œuvre de Proust. On l’a dit, l’entrée du dictionnaire passe même à côté de Proust lui-même. Dans quelle mesure ? Bien, pour la raison suivante : à aucun moment le lecteur n’est informé des études philosophiques menées, avec passion d’ailleurs, par le jeune Marcel Proust. Alors pourquoi une entrée « philosophie » dans un dictionnaire qui porte son nom ? Sans doute a-t-on supposé, à bon droit, que son œuvre, et principalement À la recherche du temps perdu, est en elle-même philosophique, qu’elle questionne, convoque la philosophie ou du moins certains de ces enjeux, par exemple la philosophie du sujet. Mais la question se pose : comment est-il possible que le dictionnaire fasse omission des études philosophiques de Proust, d’autant plus que le fait a été relevé par la critique depuis le début des années 1980, c’est-à-dire depuis le premier livre de Anne Henry, Marcel Proust. Théories pour une esthétique (1981) ? À l’inverse, l’enquête de L. Fraisse éclaire d’entrée de jeu cet élément essentiel à la résolution du problème. Dans le domaine de la philosophie, Proust a en effet acquis « une compétence au-dessus de l’usage, par l’intérêt www.revue-analyses.org, vol. 9, nº 2, printemps-été 2014 330 passionné qu’il a porté à la classe de philosophie le menant en 1889 au baccalauréat, puis par la lourde licence de lettres et philosophie qu’il a obtenue en 1895. Sa correspondance montre […] que les connaissances acquises lors de ce cursus demeurent à tout instant présentes à son esprit parvenu dans sa pleine maturité, qu’elles peuvent ressurgir avec précision à toute occasion » (p. 13). Mais, de manière inexplicable, elles n’ont pas ressurgi dans l’entrée du dictionnaire exclusivement consacrée à cet enjeu. On pourrait interroger cette absence de manière (faussement) psychanalytique, en la considérant comme un acte manqué, voire comme un souvenir-écran qui veut cacher aux yeux du jeune et du moins jeune lecteur la réelle mécanique du problème de la philosophie. Cette absence vient aussi donner plus de poids – le poids de l’expérience – à la toute première page de L’Éclectisme philosophique de Marcel Proust, affirmant que « les rapports de Proust, et plus particulièrement de Proust romancier, à la philosophie, constituent l’un des sujets les plus difficiles sur lesquels puisse buter, auxquels puisse s’affronter la critique consacrée à cet auteur » (p. 11). Mais force est aussi de constater que la critique ne se donne pas tous les moyens disponibles pour éviter les erreurs et pour se faciliter la tâche. Que les années universitaires de Proust ne soient pas présentes dans la notice « philosophie » de son dictionnaire est un fait encore plus troublant si l’on considère que, après tout, Jean Santeuil et la Recherche sont des romans de formation où le biographique a certainement son importance. Or, si les rapports de Proust à la philosophie (peu importe pour le moment le statut et la tâche que l’on peut attribuer à celle-ci) sont d’emblée complexes, il est ni plus ni moins ahurissant que l’on ne prenne pas en considération une des seules données concrètes, et à peu près vérifiables, que l’on puisse avoir sous la THOMAS CARRIER-LAFLEUR, « L. Fraisse, L’Éclectisme philosophique de M. Proust » 331 main, soit la nature précise de la formation philosophique de Proust. Mais ce n’est pas là toute l’histoire, car l’entrée « philosophie » du Dictionnaire montre à nouveau son manque de philosophie en passant aussi à côté des véritables enjeux philosophiques de l’œuvre. Alors que le premier paragraphe de l’entrée se termine par la suprématie du génie proustien sur toutes formes possibles d’influences, et en premier lieu d’influences philosophiques1, le second paragraphe vient tuer dans l’œuf l’orientation d’une enquête qui aurait néanmoins pu être passionnante. « Certes, les notions de “réminiscence” et de “mémoire involontaire” n’avaient au début du XXe siècle rien d’original ». Rien de plus faux, et c’est d’ailleurs contre une telle idée reçue (qui à sa manière témoigne soit d’un aveuglement soit d’une forme de paresse intellectuelle) que luttent plusieurs centaines de pages des quelque 1300 qui composent le dernier ouvrage de L. Fraisse : la mémoire involontaire proustienne est au contraire un concept qui n’existait pas avant la Recherche, ni en philosophie ni dans le roman. Ainsi, passer à côté de la philosophie, c’est donc de ne pas tenter de voir en quoi les deux notions les plus importantes dans le roman de Proust ont peut- être – et pourquoi pas – une dimension philosophique originale, celle-ci étant entre autres justifiée par de lourdes et 1 « Proust revendique donc une “pensée” qui lui est propre, qui a d’ailleurs évolué ». En plus de se questionner sur la raison d’être des guillemets dans cette phrase, il est aussi normal de se demander à quel point cette posture n’en est pas une de relative lâcheté : on dit que la pensée mi-romanesque mi- philosophique de Proust est essentiellement et indiscutablement originale, pour s’éviter d’entrer dans la question – pourtant une des plus importantes – de l’étude des sources. Chercher l’analogie pour l’analogie est certes un défaut de la critique, mais penser qu’avant Proust, c’était le déluge en est certainement un autre. www.revue-analyses.org, vol. 9, nº 2, printemps-été 2014 332 approfondies études philosophiques. Si l’écrivain ne faisait, à l’instar ici de la critique, que ressasser les mêmes vieilles choses et les concepts poussiéreux, comment se fait-il que ces notions de mémoire involontaire et de réminiscence (souvenir pur) soient par ailleurs deux des plus importants morceaux du casse-tête proustien, sans compter qu’ils ont tous deux à leur manière donné l’élan et l’orientation à une entreprise romanesque qui a duré plus de 15 années ? Bien sûr, la question est rhétorique et caricaturale, mais le constat de la faible présence de la « philosophie » dans l’entrée éponyme de notre Dictionnaire n’en est pas moins pour autant paradoxal et difficile à comprendre. La philosophie comme enjeu nous montre que la critique proustienne, comme plusieurs autres plus souvent spéculatives que réellement en train d’enquêter, ne se réfère au uploads/Philosophie/ l-x27-eclectisme-philosophique-de-proust.pdf

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