Kojève, Alexandre. Le concept et le temps. Deucalion, no 5, octobre 1955, p. 11
Kojève, Alexandre. Le concept et le temps. Deucalion, no 5, octobre 1955, p. 11-20. LE CONCEPT ET LE TEMPS Was die Zeit betrifft, so ist sie der daseiende Begriff selbst HEGEL POUR UNE HISTOIRE VRAIE DE LA PHILOSOPHIE Il y a diverses façons possibles d'ordonner un exposé des progrès que la Philosophie a réalisés au cours de l'histoire en direction du Savoir ou de la Sagesse (Sophia). L'une des meilleures est peut-être celle qui met au premier plan les progrès de la recherche du rapport exact entre le Concept et le Temps. On trouvera alors à l'origine de la branche occidentale de la Philosophie la conception de Parménide, qui identifie le Concept à l'Eternité. L'Eternité est prise ici dans son sens propre et fort : elle n'est pas la totalité du Temps, mais son opposé, voire son absence. L'Eternité qui est, est Identité sans Différence (Négativité), c'est-à-dire sans Devenir. Elle n'est donc pas Totalité (de ce qui est), mais l'Etre-un-et-unique (identique à lui-même) qui est, sans pour autant durer (c'est-à-dire sans rester ou devenir identique en dépit ou à cause de ses différences). En raison de son radicalisme, cette conception de base de Parménide (reprise par Spinoza), insoutenable parce qu'excluant, en fait, la possibilité même de discourir et donc de discuter, s'est révélée féconde. Le premier amendement important qu'on enregistre sur la voie de sa rectification progressive est dů au couple philosophique Platon-Aristote. Pour ces deux philosophes, le Concept reste encore éternel , mais il n'est plus l'Eternité elle-même. Aussi bien commence-t-on à comprendre dès lors comment le Concept peut faire partie du Monde existant qui devient et y « apparaître » en tant que Discours (Logos) qui dure. Mais selon la théorie platonico-aristotélicienne, le Concept « se rap- 12 porte », (toujours) à I’Eternité et c'est d'elle qu'il tire sa nature éternelle, appelée Vérité. Pour Platon (qui, tout en prétendant vouloir « sauver les phénomènes », se préoccupait surtout du sauvetage des restes du grand vaisseau éléatique qu'il avait lui-même torpillé), l'Eternité à laquelle « se rapporte » le Concept, est, comme pour Parménide, « en dehors » de l'Etre-qui-devient, et donc du Temps lui-même : Platon croyait pouvoir et devoir atteindre la Vérité dans et par l’extase. Mais Aristote, ayant été frappé par le caractère tourbillonnaire de l'Etre qui, dans l'Antiquité, était censé tourner en rond (on ne sait trop pourquoi), a cru avoir découvert dans la durée étendue (cyclique ou vivante) elle-même, c'est-à-dire au sein même du Temps, l'Eternité qui, pour lui comme pour Platon, rendait éternels et donc vrais les concepts qui s'y « rapportaient » (en « se rapportant » aux « cycles » éternels). Ainsi, à l'encontre de Platon, Aristote n'avait plus besoin de ne pas regarder ce dont il voulait parler en vérité. Chez lui, la « Théorie », même appliquée à la Philosophie, cessait d'être aveugle (« mystique » ) en devenant ainsi conforme à son nom (grec). Mais le grand mystère de l’Erreur théorique (et donc de la naissance de la Vérité) lui reste tout aussi caché qu'à son maître, car il n'a jamais voulu mettre en doute le caractère éternel du Concept qu'affirmait l'école socratique. C'est après deux mille ans de démêlés perpétuels avec l’erreur païenne, qui ne fut philosophiquement comprise et dénoncée que par Descartes, sans qu'il ait pu, de ce fait, s'en débarrasser complètement lui-même, que le Christianisme apporta enfin, en la personne de Kant, sa propre contribution décisive au progrès de la Philosophie vers la Sagesse (1). Tout comme pour Platon (1) Le Christianisme était en quelque sorte prédestiné à résoudre (en se dépassant lui-même) le problème du Concept et donc de la Vérité, en comprenant celle-ci à partir de l'Erreur. En effet, le Christianisme ne s’est pas seulement constitué dans et par son opposition consciente à l’erreur païenne. Il avait encore nettement conscience du fait qu’il était né du choc entre la vérité nouvelle évangélique et I’ancienne vérité provisoire de Ia Bible, l'Ancien Testament devenant faux sans l'adjonction de cette nouvelle vérité, mais étant définitivement vrai a la suite de cette adjonction même. 13 (qu'il semble avoir ignoré, d'ailleurs), le Concept (= « Catégorie ») « se rapporte », pour Kant, à quelque chose d'autre que lui, en en tirant son contenu et sa valeur discursive, c.-à-d. sa vérité. Mais l’Aristotélisme scholastique incita ce penseur protestant (du moins dans la mesure où il recherchait, en qualité du philosophe, la Vérité ou le Savoir, et ne développait pas discursivement sa Foi dans le mode du Comme-si) à ne pas chercher ce quelque chose « en dehors » du Monde temporel où il se savait vivre lui-même. C'est donc à l'intérieur du Temps que Kant, à la suite d'Aristote, croit devoir chercher la Vérité (discursive) éternelle. Cependant, ne trouvant pas dans le Temps l'Eternité « cyclique » qu'Aristote croyait avoir vue s'y « révéler » en tant que durée éternelle des « Espèces », Kant a pris la décision révolutionnaire de « rapporter » le Concept (resté pour lui éternel), non plus à l'Eternité ( « cyclique » ou « absolue »), comme le faisaient tous les Socratiques, mais au Temps lui-même. Kant comprit que le Concept ne « pouvait être » ce qu'il est qu'en étant « en rapport » avec le Temps. Du coup, le Concept se révéla comme une entité nécessairement, c-à-d. partout et toujours, discursive : on comprit pourquoi il était vain d'essayer de réaliser et de révéler (dans le Monde temporel) le Logos comme « Verbe éternel »; on comprit la sagesse évidente (mais décevante aussi) de la constatation banale que le Logos-Concept n'est révélé et réel sur terre qu'en tant que Discours (humain), qui a, partout et toujours, c.-à-d. nécessairement, un début, une durée et une fin sans « suite ». Ce « rapport » du Concept au Temps, établi pour la première fois par Kant, a permis à la Philosophie de s'attaquer enfin avec succès au problème de l'Erreur (en dehors duquel le problème de la Vérité, dont s'occupait exclusivement la Philosophie traditionnelle, n'a, à vrai dire, aucun sens). Mais en ce qui concerne Kant lui-même, il n'a que de justesse évité le danger de voir le Concept, vivifié et animé par sa liaison avec le Temps (et donc avec l'Erreur), perdre la possibilité d'avoir un « contenu » partout et toujours identique à lui-même et s'échapper ainsi définitivement du champ clos de la pensée philosophique (c.-à-d. non « scep- 14 tique »), hors duquel la partie du Savoir discursif ou de la Sagesse ne saurait être gagnée. En « rapportant » le Concept au Temps (afin d'éviter l'écueil de l'Eternité ineffable), Kant courait le risque mortel de rendre le Concept lui-même temporel, c'est-à-dire essentiellement inapte à être Vérité. S'il l'avait fait, il n'aurait, certes, rien découvert de nouveau. Le soi-disant « concept » temporel, c'est-à-dire par définition variable et donc multiple et varié, n'est en effet rien d'autre que l'ensemble des « notions » dont les hommes ont peuplé le Monde depuis qu'ils y parlent et qui permettent de fabriquer les discours que les non philosophes de tous genres font partout depuis toujours afin de se communiquer mutuellement, en vue de les faire « reconnaître », les différentes « opinions personnelles » qu'ils ont, certes, et auxquelles ils tiennent avec plus ou moins de conviction, de foi ou de force, mais dont il est absolument impossible de dire si elles sont vraies ou fausses, bien qu'on puisse conclure à leur « orthodoxie » ou « hétérodoxie » en constatant leur « réussite » ou leur « échec » dans le monde naturel et historique donné, où elles sont émises. Si Kant avait voulu admettre que le Concept est temporel, il aurait tout simplement emboîté le pas du premier Sceptique, c'est-à-dire du premier renégat de la Philosophie (resté heureusement anonyme), qui a « décrété » (ce qui est, bien entendu, tout autre chose que « démontré » ) impossible, ou si l'on préfère « absurde », la décision du premier homme devenu philosophe par la renonciation consciente et volontaire à tout discours qui ne démontrerait pas lui-même sa vérité. Si Kant avait admis le caractère temporel du Concept, il aurait pu, comme tout Sceptique, soit rester « sérieux » en se réfugiant dans le Silence « désintéressé » (mystique, algorithmique ou artistique), soit prendre une part plus ou moins « intéressée » au jeu discursif des opinions « intéressantes », tout en proclamant hautement (dans la mesure où il ne voudrait pas être hypocrite) qu'il s'agit là d'un simple divertissement que seuls des « naïfs » peuvent prendre au sérieux, sans parler des « fous » que le divertissement du divers divergent pousse parfois jusqu'à une lutte à mort. 15 Mais Kant, bien que tiré de son « sommeil » dogmatique par le sceptique Hume, a préféré ne pas le suivre et rester philosophe. Tout en « rapportant » le Concept au Temps (d'une façon, il est vrai, « schématique »), il a continué à affirmer le caractère « éternel » uploads/Philosophie/ kojeve-le-concept-et-le-temps-1952 1 .pdf
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- Publié le Mai 13, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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