1 LA PROPRIETE : DOGME OU INSTRUMENT POLITIQUE ? OU COMMENT LA DOCTRINE S’INTER
1 LA PROPRIETE : DOGME OU INSTRUMENT POLITIQUE ? OU COMMENT LA DOCTRINE S’INTERDIT DE PENSER LE REEL Jean-Pascal CHAZAL Professeur des Universités, Ecole de droit de Sciences Po « Nos idées ne sont que des instruments intellectuels qui nous servent à pénétrer dans les phénomènes. Il faut les changer quand elles ont rempli leur rôle » Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale “Property monopolized or in the Possession of a few is a curse to Mandkind. We should preserve not an Absolute Equality – this is unnecessary, but preserve all from extreme Poverty, and all others from extravagant Riches”, John Adams, Fragmentary notes for the Dissertation Récemment, un article stimulant posait la question à l’accent faussement Proudhonien : Qu’est-ce que la propriété1 ? A cette question j’ai envie de répondre qu’il n’y a pas de réponse ! Dit comme cela, on ne retiendrait qu’une provocation. En creusant un peu et en acceptant de laisser en suspens toute réponse hâtive ou péremptoire, cette question invite à sortir de ce « sommeil dogmatique » dans lequel la doctrine française est plongée depuis plus de deux siècles. Comment se fait-il que celle-ci continue à enseigner majoritairement que la propriété est un droit absolu2 et exclusif d’une personne sur sa chose, alors que les lois et les décisions de justice contredisent depuis longtemps (pour ne pas dire depuis toujours) cette assertion ? Pourquoi, alors qu’au tournant du XIXe et du XXe siècle, d’importants civilistes jugeaient nécessaire une socialisation du droit3 et que d’autres contestaient l’exactitude de la 1 Gwendoline Lardeux, Qu’est-ce que la propriété ?, RTD.civ.2013, 741. 2 Selon les cas, absolu signifie : ou bien un pouvoir illimité du propriétaire, ou bien un droit réel direct sur la chose opposable erga omnes (par opposition à relatif), ou bien encore (surtout avec le superlatif « le plus absolu ») le caractère sacré et inviolable de la propriété. 3 Saleilles, Gény, Charmont, pensaient indispensable de trouver un meilleur équilibre entre les intérêts contraires au sein d’une société fortement fracturée. Pour ces conservateurs, il s’agissait de sauver les droits individuels en les répartissant plus équitablement et éviter ainsi le risque d’une révolution socialiste ; lire l’article de Joseph Charmont, La socialisation du droit, Rev. De métaphysique et de morale, 1903, p.380. 2 définition du Code4, la croyance en l’absolutisme du droit de propriété n’a-t-elle pas été abandonnée ? Et pourquoi ceux qui n’y croient pas, ou pas entièrement, éprouvent tant de mal à exprimer une rupture théorique nette par rapport à cette assertion5 ? Comment expliquer qu’une conception unitaire de la propriété, le plus souvent réduite à la propriété privée et individuelle, soit toujours dominante dans les manuels de droit, malgré le constat de la « désintégration » ou « désagrégation » du droit de propriété dressé de longue date par quelques auteurs lucides6 ? Le cas américain est intéressant à analyser car, les mêmes évolutions n’ont pas produit les mêmes conséquences. Aux Etats Unis, comme en France, la propriété privée, élément essentiel de l’ordre social, a été au cœur de la pensée politique révolutionnaire et postrévolutionnaire, perçue à la fois comme une chance (émancipation des individus) et comme une menace (concentration des richesses) pour la démocratie. Dans les deux pays, les juristes ont hérité d’une définition individualiste et absolutiste de la notion de propriété : la figure du propriétaire-souverain se trouve chez le très influent Blackstone, qui parle de « Despotic dominion »7 ; en France elle ne n’apparait pas avant les années 1830, même si on trouve chez Denisart l’expression de « maître absolu »8, pour ensuite se généraliser. Ces deux pays ont connu des mutations économiques et sociales analogues qui les ont poussés à se poser les mêmes questions (dès le début du XIXe siècle pour les Américains, quelques décennies plus tard pour les Français) : que faire de la notion de propriété privée lorsque le caractère prétendument absolu de celle-ci est une entrave au dynamisme économique, comment résoudre des conflits mettant en présence des intérêts sociaux et économiques contradictoires et comment laisser au juge le soin de trouver une solution de conciliation ou de prévalence entre ceux-ci sans lui conférer un pouvoir politique concurrent à celui du législateur ? Mêmes si des ressemblances existent, les réponses apportées à ces questions sont étonnement différentes. Certes beaucoup de juristes américains, notamment à partir des années 1820-1830, ont pensé possible et souhaitable d’élaborer des concepts abstraits et 4 Emile Acollas, Cous élémentaires de droit, T.I, 1869, p.569 et s. ; Marcel Planiol, Traité élémentaire de droit civil, 5ème éd. 1908, T.I, n°2329. 5 Ex. : Christian Larroumet (Droit civil, T.2, Economica 3ème éd.1997, n°196) qui parle des « prétendues caractéristiques du droit de propriété », mais les utilisent pour structurer ses développements ; Marie-Laure Mathieu-Izorche (Les biens, Sirey 3ème éd. 2013, n°20 et n°204 et s.) qui reconnait que le droit des biens est un droit des relations des hommes relativement aux choses, mais n’en tire pas de conséquences lorsqu’elle examine les caractères de la propriété, sauf la facétie d’un intitulé : « un caractère absolu …relatif » sauf la facétie d’un intitulé : « un caractère absolu …relatif » et l’étonnante affirmation suivant laquelle le caractère absolu du droit de propriété n’est « exact qu’en principe » ou « du moins en théorie » ; Judith Rochfeld (Les grandes notions du droit privés, PUF. Thémis 2ème éd. 2013, p.269 et s.) qui insiste sur la socialisation de la propriété mais la voit comme une inflexion de la théorie classique ne faisant que nuancer l’absoluité et l’exclusivité ; idem pour J-L. Bergel, M. Bruschi et S. Cimamonti, Les biens, Traité de droit civil, dir. J. Ghestin, LGDJ. 2000, n°59 et s. et n°92 et s. ; voir aussi la position très mesurée d’Yves Strickler (Les biens PUF. Thémis, 2006, n°224), qui parle de la propriété comme « un droit civil, mais un droit social », mais aussi comme un « droit politique ». 6 Léon Duguit, Les transformations générales du droit privé, 1ère éd. 1912, 2nde éd. 1920, réimp. Ed. La Mémoire du droit, p.155 ; Louis Josserand, Cours de droit civil positif, Sirey 1930, T.I, n°1318 : Gaston Morin, Le sens de l’évolution contemporaine du droit de propriété, in Le droit privé français au milieu du XXe siècle, Etudes offertes à Georges Ripert, LGDJ. 1950, T.II, p.3 et not. p.6. 7 Commentaries on the law of England, 1765, Liv.2, Ch.1. Toutefois, l’absolutisme du droit propriété est souvent vu comme une rhétorique contraire à la pratique sociale : Joan C. Williams, The Rhetoric of Property, 83 Iowa Law Review 278 (1998). 8 Collections de décisions nouvelles, 1768, T.3, V° Propriété, p.278. En France, l’absoluité du droit de propriété avant le Code civil est une idée peu répandue. Elle ne se trouve pas ni chez C-J. De Ferrière, (Dictionnaire de droit et de pratique, 1740, V°Propriété), ni dans le Répertoire universel et raisonné de jurisprudence de Guyot (V°Propriété), ni chez Robert-Joseph Pothier. Jean Domat, quant à lui, ne conceptualise pas la propriété dans Les lois civiles dans leur ordre naturel, alors même que son ouvrage est construit autour de l’appropriation et de la circulation des biens. 3 généraux afin d’encadrer objectivement les pouvoirs des juges. C’est l’époque où se (re)construisent les théories individualistes et libérales de la propriété, mais aussi du contrat ; c’est aussi l’époque où s’affermit la tradition des traités de droit (ceux de Kent, Angell, Story, etc.) dont l’objet est d’exposer des concepts desquels les solutions sont déduites, d’élaborer une véritable science du droit neutre, objective et apolitique9. De « crypto politicien », le modèle du juriste devient celui du « technocrate neutre »10. Toutefois, dès la fin XIXe siècle cette tentative dogmatique est critiquée. Non seulement les abstractions juridiques ne donnent pas de solutions concrètes, comme le dit Oliver W. Holmes jr11, mais surtout elles ne prémunissent pas contre la politisation des décisions de justice, bien au contraire elles en dissimulent la présence. Le mouvement, qu’il est convenu d’appeler le réalisme juridique, qui prend ici ses racines et qui atteindra son apogée dans les années 1930, a provoqué des bouleversements conceptuels spectaculaires de la propriété, dont l’un des aspects les plus intéressants est de produire une réflexion sur la distribution des richesses et donc de poser à nouveau la question sociale. C’est précisément ce que ne va pas connaitre la France12 où se perpétue une théorie doctrinale relativement stable de la propriété. Certes, des auteurs vont construire des théories dissidentes (on pense évidemment aux théories sociales de Léon Duguit ou Emmanuel Lévy, dans une moindre mesure à la conception personnaliste de Marcel Planiol et Serge Ginossar), mais ces tentatives n’ébranlent pas l’enseignement de la doctrine dominante, qui les relègue à la marge et les présente comme anecdotiques. Pourquoi outre atlantique la prise en compte des évolutions économiques et sociales a provoqué des reformulations incessantes des théories de la propriété, allant souvent (mais pas toujours) dans le sens d’une plus grande socialisation, alors qu’en France, la doctrine enseigne encore aujourd’hui une uploads/Philosophie/ j-p-chazal-la-propriete-dogme-ou-instrument-politique-ou-comment-la-doctrine-s-x27-interdit-de-penser-le-reel.pdf
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- Publié le Nov 07, 2021
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