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9 Chapitre 1 • Histoire de la sociologie Chapitre 1 Histoire de la sociologie La sociologie occupe une place singulière parmi les différents savoirs. Dès lors qu’elle se donne pour objet d’analyse les interactions ou le social, elle embrasse l’ensemble de la société et de la vie sociale, y compris les autres disciplines de connaissance, et peut alors aisément passer pour une espèce de science totalisante, faisant la synthèse de l’expérience humaine. De là, l’hostilité qu’elle suscite chez tous ceux qui sont peu disposés à ce qu’un regard extérieur prétende rendre raison de leur expérience indi- viduelle et sociale. Cette hostilité est encore redoublée par une apparente fragilité scientifique que l’on prête volontiers à la sociologie du fait de l’absence de théorie ou de paradigme dominants. Enfin, la connaissance sociologique, dans une large mesure, se diffuse à travers les relations sociales, pénètre les pratiques et les atti- tudes des agents sociaux sans que pour autant ces derniers ne perçoivent l’origine de ces modifications. La sociologie n’a-t-elle pas contribué à lever bon nombre de préjugés relatifs par exemple aux différences entre les hommes et les femmes ou aux différences entre les peuples ? N’a-t-elle pas permis de mieux comprendre les inégalités scolaires, les conduites déviantes, les comportements de consommation, les dysfonctionnements organisationnels, etc. ? Dès lors qu’elle a pour objet cette « totalité réflexive »1 en perpétuel mouvement que l’on appelle société ou culture, la sociologie doit constamment revenir sur ses acquis et se remémorer les combats passés, au fil desquels s’est construit le progrès de la connaissance. I. Interrogations : la généalogie du questionnement sociologique Discipline encore jeune, la sociologie telle que nous la définissons aujourd’hui, se constitue au cours du xixe siècle dans un contexte politique, social, scientifique, culturel et économique très particulier. Sa naissance apparaît rétrospectivement comme un point d’aboutissement à la confluence de trois mutations majeures : une révolution scientifique, une révolution industrielle et une révolution démocratique. Everett Hughes écrira à ce propos que « the various social sciences are the institutio- nalized products of social movements »2. 1. Descola Philippe, « L’anthropologie de la nature », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57e année, n° 1, 2002, p. 18. 2. Hughes E.C., The Sociological Eye. Selected Papers, Chicago, Aldine. 1971, p. 451. 10 Première partie • La sociologie : histoire et concepts, méthodes et paradigmes C’est bien dans le courant du xixe siècle que les effets de ces mutations vont se combiner et renouveler à la fois les structures sociales, les interactions et les consciences. La révolution démocratique, dont les premières manifestations – la déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique en 1776 et l’adoption de la constitution en 1787, ou les débuts de la révolution française en 1789 – suivent la reconnaissance de droits individuels initiée, entre autres, en Angleterre par l’habeas Corpus en 1679, confère un empire particulier à la valeur d’égalité et procède à une extension des libertés individuelles probablement sans précédent. Leurs rapports avec la révolution industrielle et le développement du capitalisme sont évidents, les initiatives individuelles se multiplient et se nourrissent des progrès des sciences, car le xixe siècle marque un aboutissement de l’esprit positif comme en témoignent les nombreuses avancées réalisées dans plusieurs domaines de la connaissance tant en sciences naturelles que dans les sciences de l’homme et de la société. Les transformations qui affectent les domaines de la connaissance, de l’économie et de la politique soulèvent de nouveaux questionnements, mais provoquent également des résistances et des contre-offensives traditionalistes et conservatrices. C’est dans ce contexte que la sociologie se constitue. 1. Des philosophes grecs aux Lumières, le temps des précurseurs a. Les prémices d’un questionnement Il n’est pas pour nous surprendre que les penseurs du passé se soient posé des ques- tions identiques ou proches de celles auxquelles les sociologues ont postérieurement essayé de répondre. Nombre de problèmes que la sociologie cherche à élucider sont intemporels – ce qui ne veut pas dire anhistorique. Qu’il s’agisse des rapports entre l’individu et la société, de la place des institutions comme la famille ou l’État, des croyances et des valeurs ou tout simplement de l’individualisme, on peut suivre à travers l’histoire comment le fil de chacune de ces interrogations se délie. Les origines de la sociologie apparaissent ainsi nombreuses et diverses : on les trouve dans la philosophie, le droit, la morale, la réflexion politique et économique ou tout simplement dans la littérature. Les philosophes de l’antiquité grecque soulevèrent de nombreuses questions que la sociologie plus tard reformulera. Tandis que Platon (428-347 av. J.-C.), dans La République, pense que l’antagonisme entre les classes de possédants et de non possédants est susceptible de se dissoudre dans leur complé- mentarité, Aristote (384-322 av. J.-C.) admet que l’individu et le social ne peuvent être pensés séparément : « La Cité est au nombre des réalités qui existent naturellement, […] l’homme est par nature un animal politique. Et celui qui est sans Cité, naturellement et non par suite des circonstances, est un être dégradé ou au-dessus de l’humanité. […] L’homme qui est dans l’incapacité d’être membre d’une communauté, ou qui n’en éprouve nullement le besoin parce qu’il se suffit à lui-même […] est ou une brute ou un dieu »1. Quant aux sophistes (ve-ive av. J.-C.), si souvent raillés par Platon et Aristote, ils font 1. Aristote, La politique, Paris, éd. Vrin, trad. J. Tricot, 1982, p. 29-30. 11 Chapitre 1 • Histoire de la sociologie de l’homme, selon la formule de Protagoras, la mesure de toute chose, questionnent les conventions sociales, rejettent l’esclavage et s’attachent à interroger le sens commun en considérant que la religion, par exemple, a pour fonction la défense de l’ordre social. Quelques siècles plus tard, les théoriciens du droit naturel, avec en particulier Grotius (1583-1645), commencèrent à penser les fondements de la société en émancipant les lois humaines de la loi divine. Si l’homme possède une nature propre qui lui donne accès à des vérités que la loi divine ne peut réfuter – des vérités mathématiques par exemple –, il peut par conséquent fonder la société sur des droits déterminés par sa raison. Les théories du contrat social, avec Hobbes (1588-1679), Locke (1632-1704) et Rousseau (1712-1778), prolongent, au cours des xviie et xviiie siècles, le raisonne- ment de ces doctrines et en accentuent leur inspiration rationaliste et individualiste. Ainsi, Du contrat social (1762) de Jean-Jacques Rousseau expose quelle est la forme d’association susceptible de protéger et de défendre les personnes et les biens tout en garantissant la liberté individuelle. Le contrat social à travers lequel chaque individu s’engage à l’égard de la société – « aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » – offre en contrepartie à ce dernier une parcelle de souverai- neté sur la communauté. C’est parce que chaque individu accepte sa subordination à une volonté générale dont il est lui-même – volonté particulière – une composante, qu’il peut attendre, en retour, sûreté et respect des libertés individuelles. Ce traité de droit politique que propose Rousseau avec le Contrat social repose sur des analyses qu’il avait commencées à développer en 1755 dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Dans cet ouvrage, qui montre la nécessité et les modalités du passage de l’état de nature à l’état civil, Rousseau est amené à concevoir une parabole pour étayer son raisonnement. Comme l’a montré Raymond Boudon, cette parabole décrit en fait un système d’interaction, à partir des proprié- tés duquel Rousseau tire ses conclusions. À l’état de nature, deux hommes sauvages vivant dans un environnement qui leur offre de la nourriture à souhait, des lièvres essentiellement, souhaitent consommer du cerf. Mais, la chasse du cerf suppose leur coopération. Or, ces individus, certes égoïstes et rationnels, sont fondamentalement conduits par la recherche de leur plaisir. De là, l’échec de leur coopération . Partageant le même objectif, ils s’entendent pour organiser la partie de chasse. Cependant, tandis qu’ils se tenaient à l’affût et près de leur but, l’un d’entre eux vit passer un lièvre, quitta son poste et provoqua l’échec de la chasse. Si la présence d’un intérêt commun est susceptible de faire naître un projet de coopération, rien ne garantit cependant sous ces seules conditions que celui-ci sera mené à son terme puisque la loyauté des participants n’est pas assurée. Ainsi, Raymond Boudon nous rappelle la solution donnée par Rousseau à ce problème : « elle consiste précisément en une trans- formation de l’environnement (en ce cas de l’environnement normatif) […], les hommes sauvages ont intérêt à accepter d’être contraints à la coopération par une autorité morale ou légale qui, même si elle émane d’eux, leur sera nécessairement extérieure »1. De cette façon, une conduite strictement opportuniste, un comportement de défection seront systématiquement associés à des conséquences négatives ou dommageables. S’il s’agit pour Rousseau de montrer comment le passage de l’état de nature à l’état civil 1. Raymond Boudon, La logique du social, Paris, Hachette, 1979. p. 221-222. 12 Première partie • La sociologie : histoire et concepts, méthodes et paradigmes peut être envisagé, uploads/Philosophie/ his-de-la-soc.pdf

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