PRÉAMBULE Pour tout hispaniste français formé par les grammaires françaises de
PRÉAMBULE Pour tout hispaniste français formé par les grammaires françaises de la langue espagnole, la règle de la « concordance des temps » est une règle d’or, et à ce titre, elle fait partie de ces « normes » traditionnelles tyranniques, solidement ancrées dans l’ensei- gnement de la syntaxe, alors que leur pertinence au regard de l’histoire de la langue ou de la réalité linguistique de l’espagnol n’a jamais été scientifi quement établie. Cette règle est incontournable à un point que je ne soupçonnais pas jusqu’à ce qu’en 2006, acceptant de travailler pour les éditions Larousse dans le cadre d’une nouvelle collection intitulée Tout sur le verbe… censée concurrencer le Bescherelle, à l’usage des élèves du secondaire et premières années du supérieur, se présente à moi l’occasion d’expérimenter la résistance qui lui est attachée. La maison Larousse a comme pratique et selon elle, comme garantie de sérieux, de faire relire les ouvrages qu’elle commande aux universitaires français par des enseignants du secondaire « natifs ». Les fi ches que j’ai élaborées pour le précis grammatical ou « Grammaire du verbe » de cet ouvrage, Tout sur le verbe espagnol, ont donc été relues et corrigées par des enseignants du secondaire, tous hispanophones sans exception. Parmi les consignes aux auteurs de ces manuels, fi gure celle d’illustrer notre propos par des exemples construits, non authentiques, si possible tirés des dictionnaires Larousse. J’ai, dans un premier temps, élaboré une fi che sur la « concordance des temps », en vue de corriger certaines idées reçues en matière de combinaisons verbales et illustré mon propos avec l’exemple suivant : No te traje para que escucharas mis penas. Quisiera que me ayudes. Cette fi che m’est revenue corrigée, plus précisément la forme « ayudes » frappée d’une double barre, commentée d’un « Attention à la concordance !!! », et remplacée par la forme « ayudaras ». Cet exemple était, il est vrai, contrairement aux consignes, parfaitement authentique, extrait d’un roman : − Disculpá − dijo Pixel, apagando el casete −. No te traje para que escucha- ras mis penas. Quisiera que me ayudes. − A ver 1. J’ai été sommée de revoir entièrement cette fi che et de livrer un propos conforme aux précis grammaticaux des manuels des éditions Didier − appartenant au même groupe d’édition que Larousse −, et cette tentative avortée m’a valu d’être qualifi ée par mes correcteurs d’« un peu légère avec les règles de grammaire, pour une universitaire »… 1. E. PAZ SOLDÁN, Sueños digitales, 2000, p. 81. [« La concordance des temps en espagnol moderne », Gabrielle Le Tallec-Lloret] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] 12 LA CONCORDANCE DES TEMPS EN ESPAGNOL MODERNE L’exemple que je proposais a de quoi embarrasser, effectivement, puisqu’il force à constater que les deux combinaisons sont possibles : « traje » au regard de « escucharas » ; « quisiera » au regard de « ayudes », y compris dans la littérature, et que l’une des combi- naisons n’est pas plus incorrecte que l’autre. Elle témoigne simplement, pour le locuteur hispanophone d’aujourd’hui, de la possibilité d’un choix temporel différent. Mais ce simple constat oblige, de fait, l’enseignant à proposer une réfl exion, même rapide, sur les temps verbaux. On conçoit sans peine que « la contrainte est souvent reposante 2 », et qu’il est plus facile pour un enseignant de faire appliquer mécaniquement une « logique » que de se risquer à la nuance. C’est ainsi que l’on préfère diffuser la mécanique suivante : Proposition principale à l’indicatif (présent et passé composé, futurs simple et antérieur) ou à l’impératif → Proposition subordonnée au subjonctif présent. Su madre está dando las órdenes para que se sirva la cena. Proposition principale à l’indicatif (imparfait, plus-que-parfait, prétérit, passé antérieur, conditionnels présent et passé) → Proposition subordonnée au subjonctif imparfait. Su madre estaba dando las órdenes para que se sirviera la cena 3. De cette anecdote, il ressort que les enseignants sont très attachés à cette règle, y compris lorsqu’ils sont hispanophones. En réalité, ces collègues hispanophones donnent la primauté à une règle de grammaire sur la pratique réelle de la langue espagnole, laquelle autorise parfaitement la combinaison quisiera / ayudes. Quand on est hispanophone, on ne peut ignorer cet emploi du subjonctif présent dans une subordonnée avec un verbe subordonnant au conditionnel, à l’imparfait, ou au prétérit, et ce depuis le Moyen-Âge 4. Cette obstination chez des enseignants hispanophones à vouloir coûte que coûte défendre et enseigner cette règle si restrictive, prouverait qu’être usager d’une langue et s’en faire l’observateur sont deux compétences bien distinctes. Elle illustre surtout le refus d’aborder la grammaire d’un point de vue théorique, et plus particulièrement dans le domaine des temps verbaux, là où cela s’impose de façon cruciale. On ne peut que le déplorer lorsque 2. C’est la conclusion de Frédéric Serralta dans ses « Réfl exions sur notre grammaire espagnole : norme, usage et pédagogie », 1981 : « L’inconvénient de cette grammaire que nous préconisons, plus nuancée, plus réfl échie, moins absolue, c’est évidemment qu’elle remplace la certitude par la recherche, la soumis- sion par la responsabilité, le temps par l’observatoire, la contrainte par la liberté (même s’il s’agit d’une liberté étroitement dépendante d’une perception globale de la langue). Or, nul ne l’ignore, la contrainte est souvent reposante, et il n’est guère facile d’apprendre le bon usage de la liberté », p. 167. 3. Voir G. LLORET LINARES, Tout sur le verbe espagnol, 2006, « La concordance des temps », p. 126. 4. Comment imaginer que ce passage de La Celestina : «Cal. – ¿Cómo es esso? Sem. – Dixe que digas; que muy gran plazer havré de lo oýr…» passe à la trappe lorsque l’on prétend enseigner ou diffuser, ou les deux, la grammaire espagnole ? La Celestina, F. DE ROJAS, P. E. RUSSEL (éd.), Madrid, Clásicos Castalia, 1991, p. 230. [« La concordance des temps en espagnol moderne », Gabrielle Le Tallec-Lloret] [Presses universitaires de Rennes, 2010, www.pur-editions.fr] PRÉAMBULE 13 l’enjeu est l’enseignement et que ce refus implique, ici, la diffusion massive d’une règle parfaitement fausse 5. En France, cette « fausse norme » n’est justifi ée ni par l’usage ni, encore plus surpre- nant, par la norme académique espagnole, censée nous servir de référence. On parle bien de « concordancia de los tiempos » ou de consecutio temporum, on signale l’emploi majoritaire − subjonctif présent avec des temps du présent-futur, subjonctif imparfait avec des temps du passé − et l’emploi spécifi que − subjonctif présent avec le prétérit − mais aucune norme impérative n’est énoncée ni dans l’Esbozo de la Real Academia Española, ni dans les grammaires normatives en général. La syntaxe est pourtant le domaine qui prête le plus à l’expression d’une norme, et paradoxalement, là où l’on ne s’y attendrait pas : chez les linguistes espagnols. On connaît fort bien le débat ancien autour du linguiste descripteur et non prescripteur. La prescrip- tion n’est clairement pas l’objectif de la Gramática descriptiva de la Lengua Española (1999), dirigée par Ignacio Bosque et Violeta Demonte, rédigée par des linguistes. Dans le Préambule, l’académicien Fernando Lázaro Carreter la présente avant tout comme descriptive par opposition à la Grammaire normative offi cielle de la Real Academia. Parlant de cette dernière, il dit ceci : « On lui assigne, en outre, une fonction normative, disons offi cielle, bien loin des considérations qui suivent, lesquelles n’ont pas pour objec- tif le bien-dire ni le bien-écrire […] 6. » Pourtant, en matière de concordance des temps, cette grammaire descriptive ne rend pas compte de tous les emplois, bien au contraire, elle met à l’écart un grand nombre de combinaisons autorisées par le système linguisti- que. En prenant comme étalon linguistique l’espagnol péninsulaire, elle cautionne donc une certaine norme, en lui opposant un emploi « américain » jugé marginal, dans une présentation baignée de jugements axiologiques, et tend elle aussi, comme les grammaires normatives, mais à sa façon, vers une certaine homogénéisation de la langue. L’étude de la concordance des temps dans la tradition grammaticale et linguistique espagnole témoigne d’une absence de théorisation : ce que l’on nous annonce comme une théorie de la concordance des temps, est, en réalité, un certain classement des effets de discours des temps verbaux. En assimilant temps verbal et temps vécu − le temps verbal appelé « présent » qu’il soit classé dans le mode « indicatif » ou dans le mode « subjonc- tif » fait toujours référence au temps présent de l’expérience −, et en adoptant une méthode clairement référentialiste, on laisse de côté ce qui ressortit à la tâche du linguiste : éclairer les mécanismes profonds de la langue. Les études linguistiques espagnoles se prétendent descriptives et éclairantes sur la signifi cation des temps verbaux ; or, elles ne mettent au jour aucune théorie sur le système verbal qui rendrait compte du plus grand nombre d’emplois ; elles ne dégagent aucune règle de fonctionnement systémique, tout simplement parce que 5. Les ouvrages de cette collection ont été tirés chacun à 35 000 uploads/Philosophie/ grammaire-espagnole-introduction.pdf
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- Publié le Aoû 05, 2022
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