A paraître dans : A. Bodenheimer, M. Fischer (Hg.), Lesarten der Freiheit. 50 J
A paraître dans : A. Bodenheimer, M. Fischer (Hg.), Lesarten der Freiheit. 50 Jahre Difficile Liberté von Emmanuel Lévinas, Freiburg: Alber 2014 (i.V.) Gagarine et la Forêt-Noire. Métapolitiques du déracinement chez Heidegger, Lévinas et Blanchot Emmanuel Alloa Les différents textes de circonstance que rassemble Difficile liberté font apparaître un motif récurrent : celui de l’évasion, de l’arrachement ou de l’exil – des termes que Lévinas préfère parfois à « transcendance », pour bien marquer la dimension de mouvement – par opposition à ce qui se voit rangé sous le titre de « paganisme ». Le paganisme, dit Lévinas, « c’est l’enracinement, presque au sens étymologique du terme1. » Par paganisme, il faudrait donc entendre une pensée du paganus, du païen, lié à son pacus, son « coin de terre ». Le paganisme, explique encore Lévinas, « c’est l’esprit local2 ». Dans son caractère borné, il lui manque la force de l’u-topie, autrement dit la capacité de s’arracher aux génies du Lieu. La notion de paganisme, que Lévinas développe tout particulièrement dans les années 50 et 60, apparaît pourtant déjà dans les années 30. Un an après la publication des Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, explique, dans un autre contexte, que « le paganisme est une impuissance à sortir du monde3 », tandis qu’en 1938, il écrira que le paganisme est « l’aspiration du monde à sa propre apothéose4 ». Bien que la notion de paganisme ne figure pas dans les réflexions à peu près contemporaines sur le national-socialisme, ce rapprochement semble aujourd’hui acquis, si l’on en croit les commentateurs,5 et d’ailleurs se justifierait-il par le fait * Une première version de ce texte fut l’objet d’une présentation lors du Congrès international Lectures de Difficile liberté qui s’est tenu du 4 au 9 juillet 2010 auprès de l’Université Toulouse II – Le Mirail. Que les différents intervenants soient ici remerciés pour leur questions bienveillantes. 1 Emmanuel Lévinas, « Simone Weil contre la Bible » [1952], Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1995, p. 183. 2 Ibid. 3 Emmanuel Lévinas, « Actualité de Maïmonide » [1935], in Cahiers de l’Herne, Levinas, Paris, L’Herne, 1991, p. 144. 4 Emmanuel Lévinas, « L’essence spirituelle de l’antisémitisme (d’après Jacques Maritain) » [1938], Cahiers de l’Herne, Levinas, Paris, L’Herne, 1991, p. 151. 5 Miguel Abensour, « Le mal élémental », in Emmanuel Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Rivages Poche, 1997, pp. 27-103. 1 que Maurice Blanchot lui-même publiait, en 1933, à l’époque de son militantisme catholique, une tribune contre ce qu’il appelait alors le « paganisme hitlérien6 ». Mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas tant l’association entre le paganisme et Hitler qui fait question que celle formulée plus tard – et cette fois explicitement – entre le paganisme et Heidegger. Car en effet, dans un article paru en 1961 dans Information juive et repris dans Difficile liberté, Lévinas associe expressément la philosophie de Heidegger à une pensée païenne liée à l’affirmation du sol. En regard des événements du jour – le 12 avril 1961, le cosmonaute soviétique Iouri Alexeïevitch Gagarine devient le premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace –, Lévinas se plaît à mettre en scène une joute où s’opposeraient le cosmonaute et le philosophe : Gagarine en tant que figure de l’homme qui s’est arraché de la Terre et Heidegger en tant que penseur païen qui au contraire vise à s’enraciner plus encore dans les profondeurs du sol. Si « Heidegger, Gagarine et nous » reste un texte de circonstance et qu’il était destiné à un public restreint, il comporte cependant incontestablement une ambition théorique, sur laquelle ses lecteurs philosophiques ne se sont pas trompés. En 1964, dans « Violence et Métaphysique », Jacques Derrida, qui dédiera pourtant des pages décisives au « silence de Heidegger », défend cette fois le philosophe contre l’accusation de paganisme. Si Lévinas avait pu affirmer que le paganisme du « site » mène inévitablement au « nationalisme dans ce qu’il a de cruel et d’impitoyable, c’est-à-dire d’immédiat, de naïf et d’inconscient7 », Derrida considère que c’est manquer complètement le sens du lieu chez Heidegger : « La requête du Lieu et de la Terre n’a rien ici, est-il besoin de le souligner, de l’attachement passionnel au territoire, à la localité, rien du provincialisme ou du particularisme » et il ira même jusqu’à suggérer que la pensée du lieu chez Heidegger se rapproche fortement de l’u-topie d’un certain messianisme juif8. Si les critiques de Lévinas ont donc longtemps semblé hors propos, et que Heidegger fut à plusieurs reprises dédouané de tout soupçon de paganisme,9 la publication récente des « Cahiers noirs » (Schwarze Hefte) de Heidegger a non seulement relancé le débat : elle fait apparaître un Lévinas étonnamment prémonitoire. Nous analyserons l’enjeu métapolitique de la notion de déracinement (Entwurzelung) chez Heidegger, pour indiquer dans un second temps comment ce qui apparaît chez Heidegger comme un symptôme historial de la déchéance présente chez Lévinas au contraire un potentiel u-topique pour le pas dire eschatologique. Enfin, dans un 6 Maurice Blanchot, « Offrande au paganisme hitlérien des sacrifices de la chrétienté », Le Rempart 54, 14 juin 1933, p. 2. Sur les rapports mutuels entre Lévinas et Blanchot dans les années 30, cf. Christophe Bident, Maurice Blanchot - partenaire invisible : essai biographique, Seyssel, Champ Vallon, 1998 ainsi que David Uhrig « Lévinas et Blanchot dans les années 30 : le contrepoint critique de la philosophie de Louis Lavelle », Emmanuel Lévinas/Maurice Blanchot. Penser la différence, sous la dir. D’Alain Milon et d’Eric Hoppenot, Paris, Presses Universitaires de Nanterre, 2008, p. 93-119. 7 Emmanuel Lévinas, « Simone Weil contre la Bible », Difficile liberté, op. cit., p. 183. 8 Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 214 et 215. 9 Cf. par exemple Françoise Dastur, « Le dieu extrême de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) », in La phénoménologie en questions, Paris, Vrin 2004, pp. 243-251, ici p. 251. 2 troisième temps, nous nous arrêterons sur un autre texte contemporain de « Heidegger, Gagarine et nous », qui est cette fois de Maurice Blanchot. Moins connu que celui de Lévinas auquel il répond pourtant directement, « La conquête de l’espace » préfigure une autre « pensée du Dehors » qui prendra, dans le contexte géopolitique des années 60, une signification précise et concrète. I. Heidegger. Le déracinement planétaire « Le monde se rétrécit » : cette remarque de Rainer Marie Rilke est reprise par Heidegger dans le cadre de sa méditation sur l’ « ère planétaire »10. A l’âge du déploiement illimité de la technique, la terre n’est plus cette « arche originaire » immobile évoquée par Husserl dans La terre ne se meut pas;11 elle n’est plus qu’un ensemble de trajectoires et de mouvements soumis au régime planétaire de la machination efficiente (Machenschaft). Quand la télé-technologie permet d’être instantanément à tout endroit de la planète, c’est le monde en tant que tel qui disparaît : la conquête de l’espace équivaut à une perte du monde, dès lors que les images du globe terrestre que les astronautes de renvoient depuis l’espace réduisent la Terre à un astre errant qui n’a plus rien d’un monde : « La terre apparaît comme le non-monde (Unwelt) de l’errance12. » A l’occasion de la mission lunaire d’Apollo XI, retransmise en mondovision, Heidegger remarque que la conquête de la lune équivaut à faire disparaître celle-ci : « On peut dire que lorsque les astronautes mettent le pied sur la lune, la lune disparaît en tant que lune. Elle ne se lève plus, ni ne se couche. Elle n’est plus qu’un paramètre de l’entreprise technique de l’homme13.» Ces réflexions des années 60 sur les programmes spatiaux russes et américains s’inscrivent dans le cadre plus général d’une dénonciation de ce que Heidegger appelle le règne du « gigantesque » (das Riesige) ou encore du « planétaire » (das Planetarische). 10 Martin Heidegger, « Wozu Dichter? » in Holzwege, GA [=Gesamtausgabe] vol. 5, Francfort, Klostermann, 1977, p. 291 (fr. « Pourquoi des poètes? » in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1988, p. 350). La citation originale de Rilke est « Die Welt zieht sich ein » (1er mars 1912). 11 Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas, trad. Didier Frank, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle, Paris, Minuit, 1989. 12 Martin Heidegger, Vorträge und Aufsätze, p. 97 (fr. Essais et conférences, p. 133). 13 Martin Heidegger, « Seminar in Le Thor 1969 », Vier Seminare, GA 15, Francfort, Klostermann, 1977, p. 69 (fr. « Séminaires du Thor (1969) », Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1990, p. 420). 3 Sous l’effet de l’arraisonnement technologique, l’homme moderne a perdu son assise pour s’apparenter désormais à ce que Ernst Jünger nommait encore le « travailleur planétaire14 », se mobilisant lui-même et mobilisant surtout les ressources d’une pensée calculatrice (berechnendes Denken). Le topos établissant un lien de causalité direct entre la normalisation technologique et le phénomène de déracinement remonte pourtant déjà uploads/Philosophie/ gagarine-et-la-foret-noire-metapolitiques-du-deracinement-chez-heidegger-levinas-et-blanchot.pdf
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- Publié le Mai 24, 2021
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