LE FAIT ET LE DROIT : LA QUERELLE DES VALEURS A L’EPOQUE MODERNE Leo Strauss et
LE FAIT ET LE DROIT : LA QUERELLE DES VALEURS A L’EPOQUE MODERNE Leo Strauss et Max Weber Damien Theillier www.nicomaque.com Problématique : le passage du fait au droit Les sociétés démocratiques sont par nature ou par histoire des sociétés pluralistes ou même multiculturalistes. La question qui doit se poser est de savoir si ce pluralisme doit absolument être érigé en valeur ou en idéal, c'est-à-dire s'il doit être défendu, préservé et cultivé. Peut-on vivre en commun sans valeurs communes et l'absence de valeurs communes peut-elle justement constituer une valeur commune? Le passage du fait au droit ne va pas de soi. Qu'est-ce qui peut fonder philosophiquement ce passage, au nom de quelle conception de l'homme, du vrai et du juste pouvons nous être assuré qu'une société pluraliste sera meilleure qu'une autre? Parmi les argumentations possibles, la plus consistante comme la plus influente semble être celle qu'a formulé Max Weber à travers la thématique du relativisme axiologique. Par là il faut entendre l'idée selon laquelle aucun jugement de valeur ne saurait prétendre à une quelconque objectivité et qu'il existe par conséquent un antagonisme insurmontable entre les valeurs. Avec Platon, Aristote et S. Thomas, la philosophie politique consistait à définir un Etat idéal, supposé répondre à une nature humaine objective et définissable. Elle réalisait un classement empirique des régimes selon leur capacité à atteindre le bien commun, c’est-à-dire selon une perspective morale. Mais cette vision classique de l’homme se trouve battue en brèche à partir de la Renaissance. Les récits de voyages autour du monde et la découverte des sciences positives ne font que confirmer ce doute. La pluralité des comportements et la diversité des phénomènes humains ébranlent les certitudes classiques sur l’idée d’un homme universel. Les moeurs des chinois, des turcs, des persans sont à l’opposé des notre. Ainsi les concepts qui paraissaient transcendants ne sont-ils pas dépendants de la diversité du milieu ? Les pratiques apparemment fondées en raison ne sont-elles pas simplement coutumières ? Et inversement des habitudes qu’on tient pour extravagantes ne sont-elles pas logiques, une fois expliquées par leur origine et par leur milieu ? Les 3 vagues de la modernité 1° Le droit fondé sur le fait A l'époque moderne on voit apparaître une anthropologie d’un style nouveau, dans laquelle il n’y a pas de nature humaine mais une pure relativité. Par conséquent en philosophie politique, l’Etat juste devient un mythe. Le mot nature peut être pris au sens métaphysique d'essence, comportant une certaine finalité. Est naturel ce qui répond aux exigences et aux inclinations de l'essence, ce à quoi les choses sont ordonnées en raison de leur type spécifique. Le droit naturel se définit donc en référence à l'essence de l'homme, c'est-à-dire à sa fin ou à sa perfection. En un second sens, il désigne une sorte d'état primitif donné en fait, ou de choses premières. Le droit naturel classique entend la nature dans le premier sens; le droit naturel moderne, qui naît au XVIIe, dans le second. C'est ainsi que Hobbes déduit le droit du comportement réel des hommes. Il le fonde non dans la fin de l'homme mais dans ses origines (l'état de nature). Or l'analyse montre que ce qui domine chez l'homme, ce n'est pas la raison mais la passion. Le droit naturel doit alors être déduit de la passion la plus puissante, c'est-à-dire la peur de la mort violente du fait d'autrui. Cette peur traduit la plus forte et la plus fondamentale des aspirations naturelles: le désir de sa propre conservation. Tous les devoirs dérivent de ce droit inaliénable de tous les hommes à la vie. C’est principalement Machiavel qui consacre la rupture puisque chez lui l’homme se définit par la passion. Machiavel dénonce la vanité de motivations dues à une prétendue conscience morale et pose en l’homme le primat de la passion comme moteur de l’action. Spinoza, Hobbes, Montesquieu et Rousseau seront des fils spirituels de Machiavel et se borneront à affiner ses thèses. Machiavel rejette la vertu comme fin de la société. Il a donc cherché un substitut amoral ou immoral à la moralité : les passions. Pour que les idées modernes de Machiavel et de Hobbes acquièrent la respectabilité, il faudra le travail de Locke et la découverte d'un nouveau substitut à la vertu: l'intérêt. (D'ou l'émancipation de l'économie de la tutelle morale et politique. Mandeville: "les vices privés font le bien public". Smith: "les intérêts particuliers font l'intérêt de la société.") Mais si Locke et Smith adoptent l'intérêt comme ressort de la société, ce n'est pas dans un but purement utilitariste et matérialiste (version extrême du libéralisme), c'est essentiellement pour créer les conditions de la liberté de l'individu, pour garantir ses droits. 2° La confusion du fait et du droit Dans un texte intitulé "Les trois vagues de la modernité"1, Strauss situe Kant avec Hegel dans la seconde vague, celle qui à la suite de Rousseau, substitue le concept d'histoire au concept de nature. La conception leibnizienne de la substance en tant que monade apparaît comme le présupposé de toute philosophie de l'histoire. En effet, la substance leibnizienne est pensée dynamiquement comme force ou comme auto-production de ses attributs (de tout ce qui lui survient, donc de son histoire). Par exemple il est compris dans la substance de César de traverser le Rubicon et de devenir le tyran de Rome. Le réel est ainsi intégralement déductible selon le principe de raison. Dès lors l'historicité devient constitutive de la substantialité et il appartient à la philosophie de penser cette production de l'identité dans le divers qui définit la monade, devenant ainsi une philosophie de l'histoire. Hegel s'inscrit donc pleinement dans le sillage de Leibniz, comme le montre la formule célèbre de la Préface de la Phénoménologie de l' Esprit: "Tout repose sur le fait de saisir et d'exprimer le vrai non pas comme substance, mais tout aussi résolument comme sujet", c'est-à-dire comme "substance vivante". Mais il lui appartiendra surtout de mettre en oeuvre l'idée monadologique dans le champ de l'histoire avec sa théorie de "la ruse de la raison". Selon cette théorie, c'est en poursuivant son intérêt particulier que l'individu contribue au déploiement de la rationalité du processus historique. Les individus qui agissent sont à la rationalité historique ce que les monades leibniziennes étaient à l'harmonie préétablie. La seule différence est que chez Hegel, la rationalité devient immanente au devenir. 1 In Political Philosophy Autre thème commun avec Leibniz: la théodicée, c'est-à-dire la conviction que "considérée comme histoire universelle, la raison n'est pas la volonté subjective, mais l'action de Dieu" 2. La "ruse de la raison" apparaît donc comme un processus sans sujet au sens ou ce n'est aucun sujet particulier qui choisit consciemment le progrès. Le seul sujet qui subsiste, c'est le Système lui-même. Mais en même temps qu'elle destitue l'homme de son rôle de sujet de l'histoire, la philosophie hégélienne accorde à l'action individuelle un statut exceptionnel, puisque même absurde, ou irrationnelle, elle acquiert un sens et une vérité. De ce point de vue, Hegel accomplit Leibniz dans ce processus de substitution des valeurs de l'individu aux valeurs du sujet. Un second problème, touchant l'éthique, mérite d'être soulevé dans la théorie de "la ruse de la raison": celui de l'historicisme ou de la réduction du droit au fait. Selon Léo Strauss, l'historicisme est l'affirmation selon laquelle "toute pensée humaine est historique et par là incapable d'appréhender quoi que ce soit d'éternel".3 On peut donc définir l'historicisme comme la négation de toute norme transcendante pour juger le réel puisque toutes les normes sont à penser comme historiques et relatives. Or selon Strauss, la philosophie de l'histoire hégélienne constitue l'une des figures les plus achevées de l'historicisme. En effet avec sa théorie de "la ruse de la raison", Hegel pose que dans l'histoire "tout s'est déroulé rationnellement", y compris ce qui semble irrationnel et absurde (passions, guerres...). Dans cette perspective, le cours de l'histoire est nécessaire, rendant impossible la distinction entre être et devoir-être puisque tout ce qui arrive devait arriver de toute éternité. Comme le notent Ferry et Renaut, la théorie hégélienne "évacue toute possibilité de contester, avec cohérence, le fait au nom du droit, par exemple de condamner une réalité politique au nom de valeurs juridiques conçues comme transcendantes par rapport à cette réalité, notamment par rapport à la réalité historique de l'Etat et en cela l'historicisme va nécessairement de pair avec un positivisme juridique." 4 3° Le positivisme L'historicisme, dans ses variantes, n'est pas la seule négation possible de toute philosophie éthique et politique. Il en est une autre, conduite au nom de la différence entre faits et valeurs et que Strauss identifie dans le positivisme de Kelsen et surtout de Weber à qui il consacre un chapitre de Droit naturel et histoire. Le positivisme (allemand) ne récuse pas l'existence de principes invariables, non soumis à l'histoire, mais il affirme l'irréductible conflit de ces principes, rendant tout jugement de valeur nécessairement subjectif et individuel. "Si la notion de droit naturel est rejetée, résume Strauss, ce n'est donc pas seulement que l'on considère toute pensée uploads/Philosophie/ fait-et-droit-les-valeurs-a-l-x27-epoque-moderne.pdf
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- Publié le Fev 04, 2021
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