47 Modernes Déhumanités Evelyne Grossman Lorsque Jean-François Lyotard publie s
47 Modernes Déhumanités Evelyne Grossman Lorsque Jean-François Lyotard publie son recueil L’Inhu- main en 1988, cela fait déjà bien longtemps en Europe que la no- tion d’humanisme a été remise en question, problématisée, his- toricisée. En France, c’est dans les années 1960, comme l’on sait, que se dessine ce qu’on appellera plus tard la “querelle de l’huma- nisme” autour du structuralisme (Lévi-Strauss), de la psychanaly- se (Lacan), de la sémiologie (Barthes), de la philosophie (Foucault, Althusser et d’autres…), de la littérature (d’abord le Nouveau Ro- man au milieu des années 1950, puis Blanchot, Beckett, et bien d’autres). Un résumé extrêmement éclairant de tous ces débats est donné dans un entretien de juin 1966 de Michel Foucault intitu- lé “L’homme est-il mort?”, entretien qui eut lieu à l’occasion de la sortie de son livre Les Mots et les choses. Que dit Foucault? En ré- sumé, ceci: l’humanisme est un mirage, une illusion rétrospective de nos cultures occidentales. Dans l’enseignement secondaire, rap- pelle-t-il, on apprend aux élèves que le XVIème siècle a été l’âge de l’humanisme, que le classicisme a développé les grands thèmes de la nature humaine… Nous imaginons que l’humanisme a été la grande force qui animait notre développement historique et qu’il est finalement la récompense de ce développement [...]. Ce qui nous émerveille dans notre culture actuelle, c’est qu’elle puisse avoir le souci de l’humain. Et si l’on parle de barbarie contemporaine, c’est dans la mesure où les machines, ou certaines institutions nous apparaissent comme non humaines.* Or tout cela, précise Foucault, n’est pas exact. Le mouvement humaniste date en fait de la fin du XIXème siècle; la forme-Hom- me, elle surgit donc au XIXème siècle. Dans les cultures des siècles précédents (du XVIème au XVIIIème), l’homme ne tenait aucune place; c’est Dieu (entre autres, mais aussi les lois du monde et de l’espace, etc.) qui occupait alors l’espace de la culture. C’est parce qu’on a construit l’être humain comme objet d’un savoir possible que se sont ensuite développés tous les thèmes moraux de l’huma- nisme contemporain, et en particulier, ces “humanismes mous” que furent en France Camus, Saint-Exupéry ou Teilhard de Chardin. En fait, conclut-il, “l’homme est une invention dont l’archéolo- * (FOUCAULT, Michel. Dits et Ecrits. Tome 1. Paris: Quar- to-Gallimard, 1994: 568.) ALEA VOLUME 12 NÚMERO 1 JANEIRO-JUNHO 2010 p. 47-57 48 ALEA VOLUME 12 NÚMERO 1 JANEIRO-JUNHO 2010 gie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine”. On connaît la métaphore célèbre du visage hu- main s’effaçant sur le sable. Que l’humanisme ait été, dès l’origine, une théologie inversée (mettant l’homme à la place de Dieu), bien des philosophes le re- diront, comme Heidegger ou Sartre; ils montreront en particulier comment l’humanisme s’est réapproprié des attributs divins et, par- mi eux, le pouvoir de créer, et de “faire qu’un monde existe”. Fou- cault le répète, la culture nouvelle qui apparaît au XXème siècle a commencé avec Nietzsche, lorsqu’il a montré que la mort de Dieu n’était pas l’apparition mais la disparition de l’homme, que l’hom- me et Dieu avaient d’étranges rapports de parenté, que Dieu étant mort l’homme n’a pas pu ne pas disparaître en même temps. Cette question de la mort, avec celle de Dieu, d’un certain humanisme occidental (et sa vision traditionnelle d’un sujet centré, intention- nel et conscient) a donc été au cœur de bien des écritures littérai- res et philosophiques du XXème siècle. Ce sont ces écritures que je convoquerai brièvement, prenant quelques exemples dans la litté- rature et la philosophie françaises du XXème siècle, pour montrer comment on ne s’est pas résolu, finalement, à cette disparition de l’homme et comment, au bout du compte, l’exploration constan- te, méthodique, de l’inhumain a été chez elles une tentative plus ou moins explicite et assumée (souvent moins que plus) de réinscri- re l’image de l’homme dans un infini auquel nul penseur ne peut visiblement renoncer. Existe-t-il un infini athée, rigoureusement non théologique, c’est évidemment une vaste question qu’on ne cherchera pas à résoudre ici. Il reste que cette idée que l’inhumain est au cœur même de l’humain, qu’il fait partie de sa définition, de son “essence” même, est en effet, me semble-t-il, une idée-clé de la pensée contemporaine. D’où, par parenthèse, son embarras pour traiter des questions éthiques, à la mesure d’une humanité concrè- te, réelle, limitée (Derrida finissant par décréter que la justice est “indéconstructible” ou Levinas sombrant finalement dans le Tal- mud). D’où aussi, sa proximité plus ou moins avouée ou assumée à la mystique. Traiter l’autre de “mystique” était d’ailleurs une cri- tique fréquente (ainsi Sartre vis-à-vis de Bataille) à mesure même d’une projection inconsciente de leurs propres nostalgies d’un in- fini divin désormais perdu. On a parlé ainsi parfois d’un mysticis- me de Blanchot, d’Artaud, de Derrida, de Deleuze, etc. On peut, si l’on y tient, admettre le terme, à condition d’y voir avant tout 49 Evelyne Grossman | Modernes déshumanités l’idée de la recherche constante d’une sortie de la finitude de l’hu- main. Ce qu’ils cherchent tous à inventer ou réinventer, c’est donc une idée de l’inhumanité de l’homme, au sens de la sortie des limi- tes humaines, c’est-à-dire incluant aussi bien la part d’animalité que la part de divin, le risque de la folie, de la démesure, de la barba- rie. L’inhumain c’est donc cela: la sortie des limites de la rationali- té classique, la volonté d’intégrer ce qui “passe infiniment l’hom- me”, comme disait Pascal (l’infini) mais aussi ce dont il se croyait irréductiblement séparé, ce à quoi il se pensait définitivement su- périeur au sein de la hiérarchie des règnes que la vision classique avait établie: l’animal, la matière, le monde environnant. La question actuelle pourrait alors être celle-ci: comment, à partir de la mort de cette figure traditionnelle de l’homme (celle, en particulier des humanismes “mous” qui n’ont guère su résister, c’est le moins qu’on puisse dire, aux vagues déferlantes des barba- ries des XXème et XXIème siècles), comment donc réinventer – peut-être – un nouvel (un autre?) humanisme pour les siècles à ve- nir, qui prenne en compte l’inhumain, qui ne le refoule pas, ne les dénie pas, mais en inclue les potentialités terrifiantes, afin de les af- fronter en connaissance de cause? Question annexe, pourquoi la proximité dans cette problématique, des écrivains et des philoso- phes, qu’ils aient été écrivains-philosophes (comme Sartre, Nietzs- che, ou d’autres), des écrivains férus de philosophie (comme Blan- chot, Bataille) ou des philosophes passionnés de littérature (comme Deleuze, Derrida, Heidegger, etc.)? Parce que, – en tout cas c’est l’hypothèse que je ferais –, il y a eu au XXème siècle une vérita- ble divinisation du langage; c’est même sans doute le fait majeur de ces pensées du XXème siècle (en tout cas pour la pensée fran- çaise). Ceci apparaît le plus explicitement chez Foucault ou Blan- chot (mais aussi dans la déconstruction derridienne, pour ne rien dire de Heidegger…). Seule la littérature, pour Foucault, à cau- se de l’expérience de l’infini du langage qui est la sienne (son ex- périence de l’être du langage), peut constituer une “expérience de pensée radicale” ainsi qu’une issue inespérée au destin anthropo- logique des sciences humaines dont la philosophie devait s’inspirer pour accomplir sa propre révolution. Or qu’est-ce que le langage pour beaucoup? C’est précisément, non pas ce que l’on avait cru dans les siècles passés: “le propre de l’homme”, ce qui le caractéri- se et le sépare irréductiblement des animaux pour ne rien dire des pierres… Au contraire, la découverte du XXème siècle, c’est que 50 ALEA VOLUME 12 NÚMERO 1 JANEIRO-JUNHO 2010 le langage c’est l’essence inhumaine de l’homme. Ce qui le divise et le rend autre à lui-même (Freud, Lacan), ce qu’il ne possèdera ja- mais “en propre”, auquel il demeure toujours étranger (Derrida, Deleuze), cet infini dont l’éternel murmure menace de le rendre fou (Blanchot, Artaud…). D’où sans doute, cette fascination pour la littérature, la poésie que partagèrent ces penseurs. Prenons rapidement quelques exemples de ce que j’ai appelé ces modernes “défigurations” de l’homme, au sens de ce mouve- ment de déstabilisation qui affecte la traditionnelle figure humai- ne et l’ouvre sur l’infini. L’œuvre littéraire, l’œuvre de pensée, écrit Blanchot, “donne voix, en l’homme, à ce qui ne parle pas, à l’in- nommable, à l’inhumain, à ce qui est sans vérité, sans justice, sans droit, là où l’homme ne se reconnaît pas [...]”.* Au sens où l’entend Blanchot, l’œuvre trouble donc les figu- res; elle défait l’illusoire reconnaissance narcissique de soi par soi (au sens de la reconnaissance de l’image dans le miroir chez La- can), elle s’ouvre à ce qui la dépasse, la déforme. Donner figure à l’infigurable suppose de défaire les formes coagulées, de les ouvrir, de les déplacer, ce que font inlassablement bien des écrivains du XXème siècle. Exemple encore d’Antonin Artaud dont on sait que, toute sa vie, il a défendu l’idée qu’il fallait réinventer l’homme, le rendre à sa forme éternelle et infinie. Il écrit ainsi ceci dans une let- tre “[…] ce que les hommes appellent uploads/Philosophie/ evelyne-grossman-modernes-deshumanites.pdf
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- Publié le Jan 19, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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